L'œuvre d'Angèle Kremer Marietti, spécialiste
d'Auguste Comte, s'enrichit de jour en jour. A côté de ses écrits
sur la philosophie, ce sont les théories de la science qui constituent,
ces derniers temps, l'axe majeur de sa réflexion. Cette préoccupation
s'est manifestée d'une façon ouverte lors du débat qu'elle
a suscité en organisant un colloque à Paris en mai 1999, autour
de l'ouvrage de Sokal et Bricmont Impostures intellectuelles.
L'ouvrage Philosophie des sciences de la nature publié la même
année présente une rétrospective sur les théories
des sciences, sur leurs présupposés philosophiques, aussi bien
que sur les courants épistémologiques plus récents, qui
ont parachevé la réflexion sur ses théories. Ce livre est
non seulement utile, dans la mesure où il tente de rassembler de nombreuses
informations sur les découvertes scientifiques et leur philosophie, allant
de Platon jusqu'à la mécanique quantique et la théorie
du big bang, mais il est aussi intellectuellement stimulant.
Partant de la tradition épistémologique française, Angèle
Kremer Marietti ouvre les perspectives d'une réflexion autour d'une vision
philosophique plus englobante, plus actuelle. Les deux derniers chapitres de
ce livre ( IV, V ) présentent un intérêt particulier. Le
premier amorce l'examen des caractéristiques des philosophies positives
qui vont de Bacon jusqu'à Duhem. Précurseur du positivisme, Bacon
développe une méthode dont le but est de favoriser "l'accès
obligé aux choses". Son but est d'interpréter la nature et non
de formuler des visions anticipatrices à son propos. Le concept d'interprétation
de la nature formulé par Bacon fut repris, par la suite par Auguste Comte.
Angèle Marietti jette des lumières sur le positivisme conséquent
de Claude Bernard. Et c'est lui qui en effet put donner sens au principe comtien
d'unité de méthode dans les sciences des corps bruts et celles
des corps organisés. Le projet comtien trouve son accomplissement chez
Bernard. Ce dernier a pu instituer la méthode expérimentale dans
les sciences de la vie, et isoler la physiologie comme science, pour trouver
une réponse à la grande énigme du consensus de l'organisme,
avec laquelle se débattait Comte. L'auteur des Leçons de physiologie
expérimentale appliquée à la médecine, élabore
le concept de "milieu intérieur" dont la constance physico-chimique se
révèle être la cause de l'harmonie du tout de l'organisme
et de la vitalité de la vie.
Angèle Marietti montre par la suite que la quête de la réalité
des choses, comme substrat des vérités certaines, va aller de
l'avant jusqu'à trouver prise sur la pensée de Pierre Duhem. L'auteur
de La Théorie physique réactualise la démarche positiviste
à sa manière, il observe, réceptionne les phénomènes
que lui présentent les sens, tels les sons, leur intensité et
leur timbre en acoustique, et va à la recherche de lois par un procédé
d'abstraction et de structuration rationnelle. Nos sensations ne sont que le
voile d'une réalité que seules les théories sont capables
de nous faire connaître. Marietti montre qu'à l'instar de Comte,
Duhem admet que la théorie est une explication certaines et invariable
qui dégage des rapports fixes entre des notions générales.
Angèle Marietti cerne avec élégance et rigueur les points
nodaux qui font l'unité de la pensée positive en France et présente
un travail argumenté et instructif. Le dernier chapitre, très
intéressant, dégage avec perspicacité, les caractéristiques
de la philosophie des sciences, véhiculées par la physique quantique.
Angèle Kremer Marietti rend compte des réactions théoriques
et épistémologiques suscitées au XXe siècle
par la crise du déterminisme que provoqua la théorie des quanta.
Elle rappelle, à l'occasion, les tentatives d'Einstein pour réfuter
les relations d'incertitude de Heisenberg, ainsi que celles de ses adeptes,
Podolski et Rosen qui, de concert avec le fondateur de la théorie de
la relativité, écrivirent leur article intitulé "La description
de la réalité par la mécanique quantique peut-elle être
considérée comme complète ?" (Physical Review, 1935).
Citant Jean Bricmont et Paulette Destouches, Angèle Marietti jette des
lumières sur la conception déterministe des quanta, qui refuse
"la non-localité" dans la mécanique quantique.
Le courant épistémologique déterministe voit que la théorie
des quanta ne doit nullement se cantonner dans une logique de forme, réductrice,
elle doit reposer sur une logique de contenu, interne. On ne peut plus accepter
en micro-physique l'indéterminisme. La logique du contenu récuse
le formalisme et l'approximation, selon elle, la théorie doit être
adéquate à l'expérience ou à un contenu formé
d'un système physique, d'appareils de mesures, d'évaluation quantitatives
et de prévision.
L'auteur de Philosophie des sciences de la nature, Angèle Marietti
mène son exposition des philosophies des sciences à partir de
la trame épistémologique d'arrière-fond qu'elle a tissée
et dont les nuances sont nettement cernées dans son introduction et dans
sa conclusion. Maîtrisant dans les détails, grâce à
un effort d'érudition toujours présent dans ses écrits,
les thèses de la philosophie analytique, elle ne manque pas de prendre
du recul par rapport à elles. Le logicisme, bien que soucieux d'un contenu
d'énoncés synthétiques vérifiés (ainsi que
l'entrevoit, par exemple, Carnap) côtoyant la forme analytique invariable,
ne rend pas compte, selon Marietti, des conditions historiques de formation
des sciences. Et c'est du côté de l'épistémologie
historique qu'elle se positionne. La réceptivité des phénomènes,
leurs conditions de formation révélées par l'histoire des
sciences viennent contrecarrer l'idée de contenu signifiant et synthétiques.
Au logicisme des énoncés, elle substitue "une phénoménologie
cognitive", l'épistémologie pour laquelle elle opte est du côté
de "l'objet-référent", reproductible au sein d'un acte de reconstruction
du phénomène dans l'imagination représentative en nous
de ce qui est extérieur à nous. Et c'est l'esthétique transcendantale
de Kant qui va constituer l'arrière-fond théorique auquel va recourir
Marietti pour esquisser sa vision épistémologique qu'elle désigne
de "phénoménologique". C'est en effet, dit-elle, dans la projection
continue de cette réceptivité externaliste que commence à
se former la connaissance ; et c'est Kant qui nous en indique les ressorts.
C'est dans la sensibilité et à travers le concours des facultés
que l'actualisation et la réactualisation de l'objet dans l'imagination
pourrait se réaliser. La réalité est l'idée élaborée
sous l'impact de ce qui se donne à l'esprit. Elle est "cette aptitude
à reproduire les phénomènes dans le monde des phénomènes",
tout autant que la réactualisation de cette "détermination progressive
des phénomènes" sous l'impact de l'entendement et de l'imagination
conjugués, acte qui permet la prévision, Bachelard dirait un acte
de construction phénoménale qui demeure approché. Marietti,
imprégnée par une autre tournure théorique qui renvoie
à Canguilhem, à Auguste Comte et à la philosophie analytique,
réactive à son tour les notions de déterminisme et de prévision.
La réalité indéterminée de l'objet réside
dans la détermination elle-même. Elle est une loi ou une légalité
de la nature, validée par la représentation phénoménale
et cognitive que nous pouvons en avoir, – et ce, dans les limites des
règles de l'action humaine et de la reproduction des phénomènes
en nous -, qui leur procure constance et les rend prévisibles.