Authentiquement avenant, les Dasein est authentiquement été. Le devancement vers la possibilité extrême et la plus propre est le re-venir compréhensif vers l’ « été » le plus propre. D’une certaine manière, l’être-été jaillit de l’avenir. (Sein und Zeit., § 65, p. 326 [8], trad. Martineau, p. 229)
Ce que Martineau traduisait justement par être-été (gewesen
sein) transforme l’être du Dasein en essence (Wesen).
Chez Heidegger, cette métamorphose se fait depuis l’avenir, depuis
le devancement dans la mort. En conséquence, si Anders cite Heidegger
presque mot par mot (« es wird gewesen sein »)
dans le contexte de la reproductibilité photographique comme condition
d'une possession fantomatique (« in effigie »),
il court-circuite la possibilité même de l’authenticité
heideggerienne, conçue comme sortie de la déchéance.
Ce qui plus est, quand Anders illustre cette critique à l'exemple
du voyage (die Reise, assurément, mais aussi Fahrt) -
qui en allemand fournit la racine historique du concept d’expérience
(Erfahrung[9])-, il creuse
également l’historialité du Dasein et sa réflexion
(son revenir sur soi) authentique.
Or, l’œuvre de Anders est parsemée de ‘détails’
de ce type. Dès lors, quand on traduit « Mais pour qui voyage
de cette façon, le présent est devenu un moyen pour le
« aura-été » [...] » (Die Antiquiertheit
des Menschen 1, p. 183) par « Pour qui voyage de cette
façon, le présent est dégradé au rang d’un
simple moyen pour se procurer ce qui aura été « inoubliable »
[...] » (p. 209 de la traduction), on ne banalise pas seulement
la pensée de Anders, on lui soustrait sa pointe critique, voire sa
signification philosophique[10].
L'inquiétude suscitée par ces interpétations créatrices
se confirme quand la fin du paragraphe en question - « Il est sans
doute inutile de souligner que tout ceci ne concerne pas seulement notre manière
de voyager » - est rendu par « Inutile de préciser
qu’en voyageant ainsi, on ne voyage pas ». Car il y
a tout lieu de se demander alors si le traducteur comprend vraiment l’allemand. L’exemple
ou l'illustration de la subversion de la structure existentiale s'y
est transformé en une réflexion sur la bonne manière
de partir en vacances. Ces phénomènes de glissement ne sont
malheureusement pas rares et peu nombreuses sont les pages qui en soient vraiment
exemptes.
Étonnant finalement que ni la préface de l’éditeur,
ni le traducteur ne mentionnent le fait que la traduction ne se réfère
qu’au premier volume de L’Obsolescence de l’Homme.
Il ne serait certainement pas sans intérêt d'indiquer qu’en
1980, Günther Anders publiait un second volume de l’Obsolescence
de l’Homme, et qui porte de sous-titre « De la
destruction de la vie à l’époque de la troisième
révolution industrielle ». Sur quelques 465 pages, Anders
y revient sur son premier volume pour infirmer, remettre à jour ou
développer plus loin les réflexions de 1956.
Mais sans doute n’y a-t-il là qu’un autre ‘petit
détail’ noyé dans la gaie indifférence générale
de cette publication.
[1] Adorno a d’ailleurs reconnu
l’importance de l’article de Anders – « La pseudo-concrétion
de la philosophie de Heidegger » -, et l'influence qu'il avait exercé
sur le premier chapitre de sa Dialectique négative.
[2] Ce que Anders appelle « prometheisches
Gefälle », la pente ou inclinaison prométhéenne,
en référence au « Verfall » (déchéance)
heideggerien, est bien insuffisamment rendu par décalage. Il s'agit
là peut-être du concept fondamental du premier volume
de l'obsolescence. Un autre exemple : les modèles (Schablonen)
que Anders décrit comme formes aprioriques du conditionnement, sont
traduits par « stéréotypes ».
[3] Quelques exemples : stimuler
au lieu de forcer, apologie ou lieu d’éloge, retoucher au lieu
de chamarrer, collant au lieu de pantalon, etc.
[4] Ainsi, par exemple, la « médiation »
(Vermittlung) hégélienne au sein de la discussion sur
la théorie pragmatiste du jugement devient « médiatisation »
dans la traduction. Or, dans un chapitre qui traite justement des médias,
ce glissement prête à confusion, car la médiation y est
interprétée comme condition de possibilité logique de
la médiatisation. En langage heideggerien, la médiatisation
est une forme ‘déchue’ (verfallen) de la médiation.
L’ignorance des textes allemands de Heidegger, que l’on devra
bien supposer complète chez le traducteur, escamote un côté
fondamental des analyses de Anders.
[5] La traduction manifeste un penchant
très affirmé pour la métonymie et la synecdoque. Cela
s’avère particulièrement fâcheux dans le cas des
concepts majeurs de la pensée de Anders, et contribue à l’impression
du flou approximatif et de la confusion du texte français.
[6] Le traducteur rend, par exemple,
« mentir avec des mots » l’allemand « lügen
wie gedruckt ».
[7] En soulignant l'importance de
ramener le philosophe à la personne concrète qui vit parmi ses
voisins, travaille à côté de ses collègues, Anders
adopte le style personnel, le « je » du narrateur ou du
penseur à dessein. Laisser de côté le « je »
du locuteur au bénéfice d'un « homme »
en général ou l’« être humain »,
pour réajuster le discours à la perspective philosophique universalisante
ne relève pas d’un simple embellissement, ou d’une adaptation
stylistique. Il s'agit bien plus, dans ce cas, d'une déformation de
la pensée même.
[8] « Eigentlich zukünftig
ist das Dasein eigentlich gewesen. Das Vorlaufen in die äußerste
und eigenste Möglichkeit ist das verstehende Zurückkommen auf das
eigenste Gewesen. Dasein kann nur eigentlich gewesen sein, sofern es
zukünftig ist. Die Gewesenheit entspringt in gewisser Weise der Zukunft. »
[9] Anders n’était
pas seulement un voyageur passionné, mais il reprochait surtout à
Heidegger d’avoir complètement ignoré ce type d’expérience
(voir l’entretien avec Mathias Greffrath (1979), cité par Elke
Schubert, Günther Anders antwortet, Berlin, Tiamat, 1987, p. 17).
Le rapprochement entre voyage et expérience ne constitue pas seulement
une référence culturelle, mais est présent dans la pensée
et dans les textes mêmes de Anders.
[10] L’ensemble de la traduction
du deuxième et du dernier chapitre sur la cécité apocalyptique
sont marqués par ce ratage. On est en droit de se demander ce qui,
de la signification philosophique du texte de Anders, a pu passer la frontière
linguistique. Manifestement, Anders n’est pas beaucoup mieux accueilli
à Paris aujourd’hui qu’il ne l’était en 1933.