(86 quai Pierre Scize. F-69005,
Lyon.
lucien.oulahbib@free.fr)
Esquisse d’une épistémologie Peyresquienne
Nouvelle approche de l’Universel
On
aimerait en particulier que l’on puisse développer pendant le
colloque une discussion sur le relativisme à partir du sophisme suivant
qui fait la force du postmodernisme. La mathématique est la seule
justification objective de toute science ; or la mathématique
évacue ou même vide le sens et en particulier le sens humain,
écologique, naturel ou local au sens des différentes
civilisations ; donc la science est totalement inadéquate à
ses buts utilitaristes déclarés humanistes ». Ainsi, l’exergue, qui fut partie prenante de
l’annonce du colloque, synthétise ces arguments accusant les
mathématiques de « vider le sens et en particulier le sens
humain, écologique, naturel ou local au sens des différentes
civilisations », ce qui, CQFD, révélerait son
inadéquation à atteindre « ses buts utilitaristes
déclarés humanistes » ; ce procès en
sorcellerie manque en réalité sa cible. Tel est l’objet de
cet article qui, par ailleurs, tachera de dégager à nouveaux frais
ces buts humanistes tant exigés en les écartant à la fois
de l’Universel rigide et uniformisant du scientisme politique, et à
la fois de ce relativisme ambiant qui renonce à toute critique parce que
celle-ci ne pourrait s’appuyer sur rien d’autre que son
anthropocentrisme supposé, ce qui, dans ce cas, ne nous aide guère
et au fond ouvre la voie à l’indifférenciation,
réelle, prélude, à terme, à l’ignorance de
l’autre, malgré le multilatéralisme officiel affiché,
parce que chacun ira cultiver sa différence et son errance, mettant en
doute qu’il puisse exister un regard commun, et donc à terme une
valeur commune soulageant protégeant autrui en tant que tel.
Il n’est pas encore dit que tout désormais doit co-exister à la façon de parallèles, qu’il ne faille
pas trier entre ce qui renforce, réellement, le
développement en qualité de l’humain et ce qui
l’amenuise, en vérité. Il nous faut bien pourtant
s’appuyer sur ce fond morphologique universel qui sache jouer des nuances
et des niveaux entre les notions d’exact et de vrai, (de mesure et de
sens), sans pour autant les imposer absolument (mais relativement), sachant
ainsi reconnaître l’évolution, l’inédit : en un
mot tout ce qui va dans le sens du renforcement.
Et si ceux-là sont
préférés aux anciennes traditions, on ne voit pas au nom de
quoi faudrait-il exiger que, par un retour ironique des choses ces
dernières, (si critiquées quand elles sont occidentales), non
seulement veulent toutes perdurer, mais se prétendent supérieures
sous le seul prétexte qu’elles se parent d’anti-science et/ou
d’exotisme non occidental.
On voit bien, précisément,
qu’un certain retour absolutiste du religieux se nourrit de cette
ambiguïté qui affirme avec force cette unilatérale
réponse mettant en cause le geste scientifique en tant que tel, alors
qu’il pourrait nous aider à précisément
répondre aux défis du Temps, ce pouls scandant que nous sommes aussi (sur) Terre. C’est ce que nous allons analyser ici.
*
Nos procureurs en herbe présupposent donc que la
mathématique, cette science à même d’exposer le plus
fermement qui soit le possible logique et spatial des formes
(corrélation donnée de points) dans leurs proportions tangibles
(probables) et imaginaires (infinies), cette analyse, et sa topologie,
seraient, par leurs applications techniques au cœur de la matière
inanimée et aujourd’hui vivante, la cause efficiente des
phénomènes de domination politique de la civilisation occidentale
sur toutes les autres.
Cette affirmation, monumentale, est non seulement
fausse, mais puérile.
Fausse : aucune « domination » politique ne s’est effectuée au nom des mathématiques ; plutôt « au
nom » de « Dieu », du
« Prolétariat » ou du « Bonheur pour
tous ». Via l’État. Ou la
Marchandise.
Puéril : cela revient à donner aux
mathématiques, et plus généralement, aux langages
abstraits-formels, un pouvoir d’action sans égal sur les mots
dirigés en quelque sorte contre les choses, -comme le
dénonçait injustement Michel
Foucault[2] (à la suite de
Herbert Marcuse et de son « homme unidimensionnel »),
et ce, sous la forme de modèles ou « simulacres »,
-selon le mot, exacerbé, de Jean Baudrillard (cité dans le film Matrix), qu’ils reproduiraient indéfiniment comme
« simulations », pour élargir cette formule de Walter
Benjamin s’agissant du destin de l’œuvre d’art à
l’ère industrielle.
Cette accusation, immense, mais
guère inédite, (une même charge sinon identique du
moins semblable a été effectué pareillement contre la
Raison à qui l’on opposait la Foi), rompt le lien, présent
encore chez Marx, entre le progrès continu de la Connaissance et
certaines de ses applications positives (au sens comtien d’y
associer, entre autres, le réel et l’utile comme l’indiquent
ses commentateurs, tel Henri
Gouhier[3]) qui ont
amélioré en effet, matériellement, la Condition
humaine du plus grand nombre ; même si cette amélioration
reste et restera indéfiniment perfectible. La Machine a, par exemple,
permis de faire œuvre humaniste en dégageant du temps intime et
social, afin que tout un chacun puisse réaliser ses projets ;
ce qui n’est pas sans créer de la satisfaction chez beaucoup
d’humains, par exemple les femmes, autrefois assujettis à la seule
éducation des enfants et aux tâches ménagères.
Mais tout cela a été oublié (il n’y a pas que
la présence de l’Être qui se trouve
occultée...) ; au bout d’une certaine durée (au
sens bergsonien y compris), l’eau courante devient banal, de même
que la présence de machines, qui se substitue peu à peu (pas assez
vite certainement) au travail pénible (par exemple celui de la
chaîne de montage). L’ère du robot, qui permettrait de
soulager utilement réellement certainement relativement
précisément organiquement l’Humanité, ne vient
pas assez vite en réalité...
D’aucuns peuvent
regretter le temps où certains vivaient par procuration, lavant par
exemple le col de chemise d’un grand philosophe en pleine Forêt
Noire, l’imaginant, durant ce dur labeur, déclamant sur
le « nouvel Atour de l’Être incarné par le Führer ») tout en la portant, pendant
qu’« on » lui prépare le souper.
Il est
permis de regretter ce temps de l’assujettissement des humains aux
tâches redondantes, et l’on peut même choisir de les effectuer
à nouveau comme naguère, à partir du moment cependant
où cette « authenticité » supposée ne
devient pas obligatoire sous le prétexte que se trouve
repéré, sous cette positivité machinale, un négatif qui ne ferait que renforcer les puissants, au
détriment de tous, Terre comprise.
Les actuels discours sur la
décroissance, sur le « il faut sortir du
développement », que prône actuellement Edgar Morin,
n’échappent pas à cette ambiguïté que l’on
pensait périmé depuis l’échec de
l’expérience soviétique sous laquelle le productivisme, et
donc le saccage de l’environnement, ont atteints des proportions encore
inégalées. Or, il n’est pas sûr que le combat contre
les déséquilibres écologiques et sociaux passent par le
retour à une société post-technologique. On
s’aperçoit bien au contraire que les avancées techniques
économes en énergie vont de pair avec les sociétés
démocratiques, et que c’est plutôt ces avancées qui
permettent le mieux de lutter contre les « désillusions du
Progrès » comme l’écrivait Raymond
Aron[4]. En tout cas, c’est
plutôt parce que les sociétés démocratiques existent
que les technologies alternatives ont pu émerger.... On n’a
guère vu ce phénomène différentiel surgir dans les
sociétés communistes pourtant construites sur la base du
socialisme scientifique.
Rappelons également que les
inégalités les plus injustifiées ont été
telles dans ces mêmes sociétés communistes qu’elles
ont en réalité paupérisées le plus grand nombre ;
tandis que, par ailleurs, la formation de syndicats indépendants du
parti, unique, avait été interdite. Les
sociétés communistes ont été pourtant construites
sur cette bonne hypothèse dont parle Alain Badiou, celle stipulant
que la cause unique viendrait de la domination de l’homme sur
l’homme. Force est donc de constater que cette hypothèse n’a
pas été la bonne, (cela aurait été si simple
pourtant !) pas plus que le fait de jeter également aujourd’hui le
bébé de la raison scientifique avec l’eau du bain
socialiste.
En fait, les partisans de cette sentence anti-science mettant
sur le dos des mathématiques l’avidité humaine toujours
impensée depuis l’échec de Marx à la saisir, oublient
cette forte pensée de Max Weber lorsqu’il avait souligné que
l’on confond déjà appât du gain et
capitalisme[5] :
La
« soif d’acquérir », la « recherche du profit
», de l'argent, de la plus grande quantité d'argent possible, n'ont
en eux-mêmes rien à voir avec le capitalisme. Garçons de
cafés, médecins, cochers, artistes, cocottes, fonctionnaires
vénaux, soldats, voleurs, croisés, piliers de tripots, mendiants,
tous peuvent être possédés de cette même soif - comme
ont pu l'être ou l'ont été des gens de conditions
variées à toutes les époques et en tout lieu - partout
où existent ou ont existé d'une façon quelconque les
conditions objectives de cet état de choses. Dans les manuels
d’histoire de la civilisation à l’usage des classes
enfantines, on devrait enseigner à renoncer à cette image
naïve. L’avidité d’un gain sans limite n’implique
en rien le capitalisme, bien moins encore son « esprit ».
(...). (Ce) qui fait le caractère spécifique du capitalisme - du
moins de mon point de vue - (c'est) l'organisation rationnelle du travail
(...).
Cette démonstration wébérienne répond
ainsi partiellement à la quête marxiste en posant qu’il
serait inexact de mettre sur le dos du seul capitalisme voire de la
propriété privée l’exploitation de l’homme par
l’homme car celle-ci est non réductible dans son
entéléchie (au sens husserlien de forme
apodictique[6]), à telle ou
telle forme historique. Elle a une forme bien plus complexe et s’apparente
bien plutôt à un produit transversal de rapports de force,
c’est-à-dire à l’exigence multidimensionnelle de
volontés de puissance au désir sans fin
d’hégémonie.
Il ne s’agit cependant pas ici de
réduire les rapports de pouvoir (au sens large) au seul pouvoir du
rapport comme l’a fait Marx (et aussi Foucault, même si celui-ci
l’a étendu au-delà des rapports de classe). Car il est aussi
question dans la nature du pouvoir, d’une volonté
d’être celui-ci, d’en ciseler le prestige, et pas
seulement dans une dimension autocratique parce que, après tout,
l’idée démocratique côtoie aussi la dimension
aristocratique lorsqu’il s’agit d’accepter la
compétition des meilleurs (d’où le régime
nécessairement mixte du Politique pour Aristote, ce que la
République ensuite nomma la méritocratie).
Toute cette
complexité implique de ne pas réduire le conflit entre les
humains, leurs passions, la domination ou l’existence de la division en
deux (c’est-à-dire l’ordre social) au seul héritage de
positions en effet inégales sur le plan comptable. Sauf que toute
inégalité n’est pas illégitime à partir du
moment où elle se justifie par le travail fourni, et des droits acquis.
Or, la suppression radicale de toute inégalité supposée
éliminer ainsi le conflit entre les hommes et partant leur
aliénation et autre servitude, (soit la bonne hypothèse de
Badiou), s’est avérée, hélas ! erronée.
Autrement dit, il fut vain, comme l’expérience soviétique
l’a démontré d’ailleurs, d’extérioriser uniquement les constances toujours actuelles du désir
d’être de la volonté humaine comme étant les seules conditions contingentes de la production historique car celle-ci
n’en calcule que la figure ou profil d’émergence.
Chassez la nature humaine en la réduisant à la culture et
à sa stratification historiquement située, elle revient au galop. Il y a en fait quelque chose d’autre dans le vivant humain
qui fait que le rapport tissé souvent inégalement avec
autrui dans le monde ne se réduit ni au rapport de force ni à la
force du rapport.
Mais il ne s’agit pas pour autant de renoncer
à améliorer la condition humaine dans l’être-ensemble
du processus démocratique.
Tel pourrait être d’ailleurs
le premier principe de cette épistémologie humaniste
peyresquienne.
Il s’agirait en effet de reprendre tout à
zéro afin de repérer enfin les conditions intrinsèques
réelles de l’avidité du vivre humain,
c’est-à-dire ses données universelles de type morphologique
et ontologique, bref, entéléchique au sens de
nécessités multiformes, qui cependant ne peuvent se réduire
à la figure du Même ; du moins, si l’on veut
réellement atteindre le but fondamental de tout humanisme : celui
de permettre non seulement le déploiement en quantité mais le
développement en qualité des capacités du plus grand
nombre d’humains malgré les écueils des
différences de conditions initiales ; ce qui implique
déjà qu’une donnée comme l’avidité
humaine, si on veut la maîtriser, ne doit pas continuer à
être analysée comme uniquement dépendante d’une
structure sociale historique donnée ; il faut désormais la penser
comme étant transversale à toute structure sociale (et point
seulement politique comme le pensait Clastres), sans penser que sa
maîtrise, progressive, ne sera à jamais impossible.
Ce qui nous manque au fond c’est plutôt un humanisme ni
idéaliste ni pessimiste qui pourrait enfin arriver à saisir cet
universel là dans ses plus exacts contours afin justement ne pas faillir
dans les fins fixées qui forment plus qu’un exact, mais bien une
vérité : au sens où il ne s’agit pas seulement de
calculer des niveaux d’inégalité entre les humains (et entre
ces derniers et les animaux), mais, déjà, de poursuivre
l’idée, humaniste s’il en est, de soulager la peine, réelle, des humains, d’aujourd’hui, et non pas,
d’abord, ceux de demain. Et au lieu de suivre, avant tout, une
Idée, cette fameuse bonne hypothèse, sous le seul prétexte
qu’elle semble, logiquement, cohérente du genre si-alors, il
vaudrait mieux se rappeler que la causalité est multifactorielle,
surtout sur les plans vivants et humains, ce qui interdit ce genre de
simplification.
Observons déjà dans cette optique que
nous ne sommes pas, du moins sur le plan humain, semblables à ces objets
inanimés dont la propulsion ne peut pas être liée à
un moteur interne, une causa sui, et ce à l’opposé de
ce que croyait la physique aristotélicienne. Par contre, cette
dernière fonctionne lorsqu’il s’agit de l’objet vivant
humain. La biologie neuronale la plus récente montre en effet que les
cellules de cerveau se mettent à fonctionner sans aucun stimulus
externe[7]. Or, pour en venir à
nouveau à la question de l’avidité humaine, si
celle-là n’est ni réductible à l’existence du
Groupe comme le pensait Rousseau à la suite (mais contre) Hobbes, ni
à celle de la Propriété privée comme le pensaient
Proudhon et Marx, il faut aussi en passer par questionner, à
nouveau, les affects
humains[8], dont ce vieux concept de
volonté, mais ce, et voilà la nouveauté, sans
considérer qu’elle serait uniquement mue par un inconscient
collectif caché (semblable au thermostat caché de feu de Broglie)
qui se dévoilerait uniquement dans quelques
« éclaircies » historiales (1848, 1968) comme
l’a attendu vainement Heidegger qui fut pourtant parmi les rares penseurs
qui soulignèrent le sens ontologique des affects dans Être et
Temps[9].
Les conditions de
production historiquement situées du désir d’être
(plutôt que rien) peuvent être certes favorables, inégales,
mais elles en accentuent en fait l’appétence, elles ne
l’inventent pas. Certes, Marx en a généralisé une
figure, celle de l’exploitation du travail d’autrui sans
compensation, sauf que la réalisation du profit ne s’effectue pas
ainsi dans la majorité des cas, d’une part parce que
l’ouvrier ainsi spolié peut se révolter, et s’il est
qualifié s’en aller ; d’autre part si l’ouvrier
n’est guère payé il ne consomme rien ou peu, or la
réalisation du profit s’effectue plutôt sur la vente de biens
qui, de part leur rareté à un moment donné, trouvent
preneurs. Sans vente ni pouvoir d’achat pas de profit.
Marx,
cependant, n’a pas tout faux, mais il n’a souligné en fait qu’un des aspects de l’avidité qui avait
d’ailleurs trouvé son plein emploi dans l’esclavagisme ; sauf
que celui-ci reste incompatible avec l’esprit du capitalisme qui, rappelle
Weber, réside plus dans sa technique d’organisation des moyens de
production, laquelle cependant, lorsqu’elle est livrée à la
seule avidité humaine, peut en faire dériver l’esprit vers
le toujours plus chrématistique (comme on le voit actuellement avec la
dérive financière) puisqu’il ne suffit pas d’optimiser
les moyens pour les rendre compatibles aux
fins[10].
Dans ces
conditions, il y aura, toujours, des améliorations à accomplir,
par exemple l’institutionnalisation mondiale des régulations,
l’extension qualitative concrète et non pas seulement abstraite des
droits de l’Homme qui permettrait la suppression à terme du travail
des enfants, aux positions de monopole, aux absences de contre pouvoir, et ce
malgré les résistances de ceux qui n’ont pas
intérêt à lâcher des positions avantageuses.
C’est d’ailleurs, là, l’exactitude, et
même la vérité, de la seule loi de l’Histoire
dégagée réellement par Marx lorsqu’il parle
d’une contradiction de plus en plus indépassable entre les rapports
sociaux de production historiquement situés et le développement
continu des forces productives qui pousse à l’évolution, la
révolution, la destruction créatrice comme l’ont
souligné également
Comte[11] et Schumpeter. Sauf que dominer, un sujet, une situation, jusqu’à
l’excès, reste et restera le lot de la condition humaine tant
qu’une limite ne vient pas donner forme au rapport, c’est la loi
naturelle ou Raison de Locke, c’est aussi, mais en bien plus contraignant,
le contrat social de Rousseau, le Léviathan de Hobbes. On peut discuter
des variations de cette limite (égalité/liberté), ses
domaines de définitions, ses fonctions ; on peut également
considérer qu’elle a aussi, en tant que vecteur, des effets
concentriques négatifs en ce sens qu’ils créent des
phénomènes attractifs à son égard, ce qui fait
qu’elle peut outrepasser son champ, sa topologie, jusqu’à la
prolonger de façon catastrophique comme l’a montré
René Thom (par exemple les effets pervers de l’Etat Providence qui
distribue du poisson mais oublie d’apprendre à en pêcher).
On le voit,accuser « la »
mathématique d’être responsable de ce cours du monde,
cette acception est irrecevable.
Surtout lorsque cette affirmation veut aller jusqu’à déconstruire la
possibilité même de l’analyse théorique et
critique ; puisque ce serait le fait que l’analyse nomme les
choses, les désigne et, donc, les détermine, les termine, dans un calcul qui les domine, ce serait, là, le
nihilisme réel.
Cette affirmation mettant en cause la raison
(familière depuis des lustres pour certains courants christiques
mystiques), a été avancée, avec d’autres mots, par
Rousseau qui confessa préférer à la longue ses promenades
solitaires que de jouer perpétuellement Sparte contre
Athènes[12], puisque
même un contrat liant entre-elles les volontés humaines en un bel
ensemble au service de tous n’est pas exempt de vanité humaine trop
humaine ; un tel constat fut repris explicitement par Nietzsche et
Heidegger en pointant du doigt la question du nihilisme comme étant le centre de la mathématisation du monde, au sens
d’être libéré des limites transcendantales que
préconisaient le Dogme religieux à la simple raison, ce qui eut
pour résultat de voir l’humain se prendre de plus en plus pour
Dieu.
On peut aussi repérer ce constat accusateur, on l’a
dit, dans les derniers travaux de Jean Baudrillard, de Michel
Foucault[13], ou de
Jean-François Lyotard, eux-mêmes reprenant les travaux de
l’Ecole de Francfort (Habermas compris), en particulier
Marcuse.
L’ensemble de ces penseurs en avait appelé en effet
à un au-delà de l’Homme dont l’emprise du mot sur la
chose aurait laissé celle-ci exsangue ; ou alors il s’agirait
d’aller vers un en deçà c’est-à-dire une
« antériorité » ou le postmodernisme
:
Postmoderne ne signifie pas récent. Il signifie comment
l’écriture, au sens le plus large de la pensée et de
l’action, se situe après qu’elle a subi la contagion de la
modernité et qu’elle a tenté de s’en
guérir[14].
Comment
? En faisant en sorte que les choses ne puissent plus être saisies ;
ce qui n’est pas sans rapport avec ce que Hannah Arendt analysa quant
à l’éducation totalitaire qui « n’a jamais
été d’inculquer des convictions mais de détruire la
faculté d’en former
aucune »[15].
Il existe aussi dans ce courant un mode plus sournois : la Connaissance
sera ainsi plutôt invitée à se voir débattre de
manière consensuelle au lieu de s’imposer comme possesseur de la
Nature. Habermas a par exemple repéré cette domination
intempestive dans le Poème de Parménide ; il y a vu comme le
rasoir d’Occam avant la
lettre[16] à savoir la cause
même de cette fameuse raison calculante source du vouloir bourgeois comme
le défendait ses collègues de l’École de Francfort
(Horkheimer, Adorno, et Marcuse) c’est-à-dire encore la fin de la
pulsation harmonieuse au sein de l’Un(ité) (fin décriée et bien avant eux par Nietzsche et Heidegger, quoique avec
d’autres termes), celle du Tout indéterminé,
indéfini, s’écoulant tel le fleuve d’Héraclite
sans que jamais un Même ne puisse s’apprécier au
détriment de l’Autre. Et dans cette dimension consensuelle
où la pensée réalise immédiatement son contenu, y
compris le plus irrésolu, une telle force communicationnelle serait la
base même d’un Cogito devenu enfin raisonnablement
déraisonnable.
Cette Figure consensuelle a eu des
précurseurs ; elle est par exemple repérable dans les contorsions
impossibles d’un Antonin Artaud ; si Dieu est mort tout est permis avait
dit Nietzsche, ce fut fait et hardiment en art et dans le vécu au
quotidien des moeurs, du moins si celui-là reste plastiquement
pensé comme œuvre à défaire : il ne faut plus
désormais conceptualiser les choses car le concept est source de la
puissance et du mal, voire des camps nazis avait dit Adorno. Retour aux
phénomènes, oui, mais pour en sauver le présent et
non pas les représenter. C’est ce « re »
qui pose décidément problème souligne aussi de son
côté Edgar Morin dans sa Méthode.
Ne plus
représenter donc.
Ainsi
« l’inintelligibilité » du monde serait un
pendant précieux. Au mot de Weber sur le désenchantement du
monde, ces auteurs insistent sur sa rationalisation qui le dessécherait ;
ce qui impliquerait d’en finir avec cette prétendue
supériorité du langage scientifique en le considérant comme
une fiction parmi d’autres sur le monde, mais aidé dans sa
falsification par les institutions qui cherchent à étendre leur
pouvoir jusqu’à remplacer la chose par le mot, par exemple la
technique.
Pourtant,on pourrait continuer à objecter devant
un tel réquisitoire en observant en passant que Weber parlait surtout de désensorcellement. C’est du moins ainsi que Claude Orsoni
traduit en français l’historien allemand Thomas
Nipperdey[17] : Ent’zauber/n[18]. On
peut aussi ajouter que cette nouvelle opacité proposée, non
seulement rompt avec le premier
romantisme[19], celui d’un
Goethe, articulant science et poésie, c’est-à-dire
réfutant l’idée d’une supériorité des
langages formels sur les langages imaginaires, ce qui n’implique pas leur
équivalence, mais, surtout, surestime la prégnance de la
« Science de la Logique », (en particulier les langages des
sciences de la Matière et de la Vie), sur la production symbolique en
général. Or, cette acception qui voit dans le cartésianisme
et l’empirisme baconien le paradigme majeur de la mise à la raison
servile du monde, (que la folie soit exclue du Cogito comme le pense Foucault ou
que le Cogito soit plus « fou » que la folie comme le clame
Derrida)[20] est une vue de
l’esprit, y compris au temps fort du scientisme que l’on amalgame
par ailleurs allègrement avec le positivisme comtien (qui
influença bien plus la sociologie durkheimienne, le socialisme
progressiste, que l’appel à la Restauration d’un Bonnard ou
d’un Maistre).
Car, au moment même où les jalons de
l’appréhension physico-mathématique du monde avaient
été posés définitivement à la fin du
XIXème siècle pour aboutir à sa formulation
corpusculaire et ondulatoire puis à mise en fréquence restreinte
et générale (champ de force et gravitation) grâce aux
avancées de la géométrie non euclidienne,
l’impressionnisme, le cubisme, d’une part, le symbolisme rimbaldien,
le pointillisme proustien, d’autre part, questionnèrent, en
même temps, l’horizon de la Représentation Classique, y
défrichant de nouvelles perspectives qui ouvraient de plus en plus le
monde abyssal (ou labyrinthique) de l’Imaginaire, du Symbolique, sans que
la linguistique ait pu dicter ses codes à la littérature, sauf,
néanmoins, dans les sciences de l’éducation semble-t-il (ce
qui est d’ailleurs devenu trivial d’en rappeler les merveilles comme
s’amuse à le faire pourtant Claude Allègre) ; et dans
le fait que la mode et/ou l’idéologie dans l’art de la
critique picturale a eu raison de la peinture, laissant la place à
l’installation de phénomènes d’ambiance qui plaisent
particulièrement aux enfants (en particulier les salles sensorielles),
dupliquant en réalité le cadre de la Représentation
(cadre bleu sur fond bleu de Klein) en lieu et place de celle-ci, ce qui aboutit
à un degré zéro qui n’est pas sans rappeler la
Querelle des Iconoclastes et des Iconolâtres..
En fait, il
semble bien que les tentatives de domination totale d’un discours
s’autodéclarant « scientifique » se sont
plutôt et principalement solidifiés dans le
marxisme-léninisme et dans le national socialisme, qui en effet
prétendaient reposer sur une analyse « scientifique »
de la matière historique et ethnoculturelle.
Certes, d’aucuns
rétorquent que cette « mise à la raison »
socialiste du monde n’est que l’aboutissement de sa mise
à sac « capitaliste » qui, elle, aujourd’hui
dépasse l’entendement. Cette affirmation dans sa hâte de
conclure n’est pas satisfaisante. Elle revient toujours à faire
croire que c’est soit ce type de structure sociale, soit tout type
de structure qui serait la cause même d’un enfermement du
Cogito dans une extériorité refoulant le doute ou
s’affirmant démesurément comme métaphysique de la
violence pure. Ce qui laisse toujours la question de la réalité
humaine, exempte de tout mal, intrinsèque, et lui interdit
toute rédemption. Cette totale extériorité est tout aussi
idéaliste que celle supputant aux problèmes entre humains une
cause extérieure unique. Et l’Universel y est plutôt
perçu soit comme la domination politique d’une forme sur une
autre ; soit encore comme l’aspect mondain de l’Idée qui
serait déjà là comme monde, et dont
l’apparence atteinte serait le résultat de sa philosophie
silencieuse. Ces deux positions ne sont pas tenables. On comprend
d’ailleurs que la découverte d’autres continents, au
raffinement sinon supérieur du moins semblable, ait pu commencer à
mettre en doute l’une et l’autre de ces Figures puisque les
civilisations découvertes démontraient d’une part que la
domination politique ne suffit pas pour expliquer la diversité des
Formes ; d’autre part, la saisie seule du déroulement de
l’Idée, c’est-à-dire sans même qu’elle ait
à s’aliéner dans une Chute mondaine, ne concerne pas le
monde de la réalité réelle (celle du Nous), mais celui de
la réalité imaginaire, celle du possible objectif,
nécessaire. Or, être humain signifie ce passage à la
réalisation effective, c’est-à-dire subjective, au sens
d’en délimiter les sens (l’essence) ou
précisément le travail du concept, ce mot qui ne prétend
pas effacer la chose, mais la faire devenir humaine. C’est-à-dire
Universel. Ou la mise à disposition d’un connaître
susceptible de permettre à toute forme de se déployer et de
croître non seulement en terme de puissance, mais aussi de raffinement.
Seulement, rien ne dit que le connaître lorsqu’il bascule en
Technique soit bien plus dépendant du Politique sous un régime
démocratique, que sous un régime socialiste, voire sous
l’ère féodale, aristocratique. On pourrait plaider que bien
au contraire la possibilité critique propre au régime
démocratique, loin de renforcer son conservatisme comme il est dit arme
aussi son amélioration, du moins lorsque le devenir du plus grand nombre
est réellement visé, et non pas la vie seule d’une
Idée visant plutôt une certaine idée de
l’Humanité en soi que les humains dans leur diversité.
Pourquoi ? Est-ce à dire qu’un discours sur l’Homme en
soi n’est plus possible ? Non. Mais qu’il doit se renouveler afin
d’éviter d’être réduit à un formalisme ou
à un universalisme de façade. Dans ces conditions, il existe
toujours bel et bien les dits Droits de l’Homme (rebaptisés
dernièrement Droits Humains) auxquels même les partisans de la Mort
de l’Homme souscriraient, soit dit en passant puisque s’ils
appellent à la mort de l’anthropocentrisme, autrement dit à
une forme unilatérale de la condition humaine, ils ne disconviennent pas
à l’idée que les droits de s’exprimer,
d’entreprendre, d’agir en un mot sont constitutifs de la
liberté humaine, même s’ils cherchent à enlever
à celle-ci certaines prérogatives.
Dans ce cas, si
même les ennemis farouches de l’Universel, concèdent quelques
droits égaux pour tous, est-ce que cela ne veut pas dire
précisément que ces droits font en réalité office de
constitution universelle au sens non seulement juridique, mais constitutif,
ontologique ? On connaît l’objection : est-ce que cela signifie
pour autant que ces droits, égaux pour tous, devraient l’être
aussi en fait ? C’est-à-dire, et comme le souhaitait Marx,
établir non seulement des mêmes conditions d’accès (ce
que l’on appelle l’égalité des chances), mais des
mêmes conditions de résultats, au delà de l’effort
fourni ? Si oui, ceci impliquerait, à l’instar des
sociétés oligarques et aristocrates que l’on serait
rémunéré non pas selon son travail mais selon un droit
octroyé. Et est-ce que cette égalité non seulement en
droit, mais aussi en fait, devrait signifier la même forme
d’apparaître pour tous comme on le vit sous la Russie
soviétique sous la Chine maoïste et aujourd’hui sous
régime islamiste ?
Synthétisons ces questions.
L’humanité de l’homme a, selon les circonstances, produit
différentes sortes de groupes, avec un ordre de distribution assez
similaire partagé entre une élite, une moyenne ou peuple, et des
parias[21] ; le problème
n’est alors pas tant, ici, d’en trouver les éléments
structuraux, qui s’appuieraient par exemple sur un facteur unique comme le
crut le structuralisme à la suite du marxisme et du freudisme, mais de se
demander s’il n’existe pas une méthode qui n’opposerait
pas nécessairement éléments, structures, totalités,
comme l’appelle de ses vœux Maurice
Reuchlin[22]. Et ce en vue
d’étudier cet homme total dont parle Marcel
Mauss[23], parce que l’on a
figé sa telle distribution dans les seuls champs sociohistoriques, en
oubliant la morphologie au sens non pas fixiste, mais évolutive. Ainsi,
quels sont les mécanismes qui font que, dans une même classe
d’ensemble, certains éléments se propulsent dans une
trajectoire efficiente tandis que d’autres y échouent
?[24] D’habitude,
l’explication causale surdétermine les facteurs sociaux et
culturels alors qu’il s’agit moins de connaître leur impact
que de savoir ce que l’on en fait, non seulement en terme de produits,
mais aussi de comportements. Pourquoi adopter une telle position ? Pour
plusieurs raisons, mais la principale est méthodologique. On peut en
effet avancer qu’il vaut mieux étudier un phénomène
dans ses résultats, -et un comportement est, déjà, un
résultat-, que de tenter d’observer seulement une relation,
absolue, de cause à effet. Pourquoi ? Parce que cette relation ne
peut définir à elle seule la trajectoire d’ensemble. A moins
de rester dans un paradigme mécaniste, propre à la physique de la
matière inanimée, qui ne correspond pas à la physique (au
sens comtien) de la matière animée. Humainement parlant, cela
voudrait dire qu’il faudrait déjà étudier le
vécu de chacun pour peser la corrélation de facteurs ; mais
même cette méthode n’est pas satisfaisante parce
qu’elle reste encore dans la dimension du manque supposé, en
rapport avec un unique pattern : ainsi, le peuple serait sommé de devenir
l’élite s’il ne veut pas être considéré
comme un ensemble de parias. Sauf que supprimer l’élite ne change
rien puisqu’elle se reconstitue avec ceux-là mêmes qui
détruisent, y compris ceux qui prétendent empêcher toute
construction de toute division sociale et vont jusqu’à
détruire le peuple qui lui aussi se reconstitue, mais plus lentement. En
fait, il vaut mieux étudier les résultats des actions, sans pour
autant y réduire l’identité finale du sujet comme le
dénoncent à juste titre ceux qui craignent que l’être
soit réduit à la somme de ses
« apparaître » tel Sartre dans L’Être
et le Néant.
Comment y arriver ?
En
définissant des finalités et en y jugeant les résultats.
Mais prévenons au préalable que la finalité ne doit pas
être prise en tant que direction programmée dès le
départ, c’est-à-dire dont le résultat serait
déjà prévisible aprioriquement, mais en tant que
téléonomie c’est-à-dire potentiel. Ainsi, les
reproches faits à la téléologie quant à son fixisme
(au temps du pré darwinisme –débat Cuvier/ST Hilaire
compris- et de l’aristocratie dont le sang bleu la prédestinait
à son Droit statutaire pour aller vite) tombent.
Établir
universellement des finalités pour tout Réel (f ƒ x) pose
d’emblée son universalité en ce qu’elle ne cherche pas
se demander pourquoi existe-t-il tel phénomène, par exemple tel
pour soi, par rapport à tel en soi, mais quels sont ces résultats
et en quoi ceux-ci le classe non pas dans une identité, mais une classe
ou fond de possibles dans laquelle le phénomène entre et
sort selon précisément le résultat atteint.
Quelles
sont ces classes ou finalités réalisées au sens de formes
atteintes ? Ce sont des évaluations de résultat basées
non pas sur des conventions (ce qui ne veut pas dire qu’il n’y en
ait pas) mais sur les conditions de possibilité de constitution comme Réel xyz. Ce qui inclut, au moins, une conservation, une
compacité dispersive, la dissolution partielle ou totale des choix, une
métamorphose optimisée ou implosive. Soit quatre items ou morphè, qui forment matrice d’un universel constitutif.
L’action en son effort intentionnel est alors saisie ainsi dans son
réel :
parce qu’il n’est pas possible de ne pas admettre une
conservation, y compris au sens de la durée bergsonienne,
ni une diversité dans l’identité, au sens pluriel de
plusieurs angles d’approche parce qu’il y a plusieurs
éléments,
ni une hiérarchisation des finalités, ce qui
nécessite de dissoudre ou du moins de suspendre les moins pertinentes
selon l’action considérée,
ni un affinement de celles-ci ; affinement pouvant basculer dans son
contraire ou raffinement du détruire.
Le
comportement ou résultat comme apparence sera alors définie comme
la Somme des résultats atteints dans chacune de ses quatre classes.
On peut alors poser ces quatre classes (conservation, diversité,
hiérarchisation, affinement) comme des « foncteurs » (si
l’on nous permet cet emprunt aux mathématiques),
c’est-à-dire des fonctions dynamiques et non pas seulement
statiques comme par exemple des points nodaux : car ces classes composent
l’action, (mais celle-ci ne s’y réduit pas), et, en
même temps, l’évalue de façon réelle ; ce sont
des figures incarnant et exprimant le résultat atteint.
Ainsi le
déploiement de l’être vivant (statique) se conjugue comme
développement au sens où en fait un être vivant humain (dynamique) s'affiche comme somme de sentiments à chaque instant ou
l’apparence charnelle, c’est-à-dire, comme
l’énonce Janet, en tant que réaction ou conscience des
actions[25] : ainsi le corps
vivant xyz entre en extension non seulement comme espace-temps physicochimique
et biologique, mais aussi comme chair selon le terme de Merleau-Ponty
repris par Claude Lefort[26],
c’est-à-dire oscille entre un + et un – intentionnel.
Et ce + et ce – varient entre un optimum et une grandeur négative
qui reposent tous deux sur un effort ou concept synthétisant le moi dans
l’action, comme le pensait Janet réfléchissant sur la
thèse de Maine de Biran quant à la nature du
sentiment[27].
Les quatre
angles obligés ou foncteurs s’associent à des orientations
d’action, des choix de moyens et des résultats atteints à
chaque instant et en dans chaque pas de toute action. Autrement dit, il est
même possible d’entrevoir une kinesthésie à même
de suivre leurs linéaments dans chaque interaction entre le corps humain
et son environnement ; ce qui ouvre des perspectives formidables pour la
Recherche[28].
L’objection
classique à toute nouvelle approche est connue : pourquoi aurait-il fallu
attendre cet article pour les saisir (comme le disait Lakatos lorsqu’il
critiquait la notion de falsifiabilité de Popper remettant en
cause le principe de vérité en limitant la nature des
énoncés scientifiques au non faux) ? Quel serait en effet
en un mot l’intérêt d’une telle nouvelle
définition de l’universel dont la généralité
peut n’être d’aucune utilité sinon l’affirmation
de « vérités premières » au fond
inessentielles ?
Amorçons par ce dernier aspect qui permettra de
résumer le sens de tout ce propos. Une telle
« généralité » vise à fonder de
façon certaine l’universel humain, et non pas une forme
arbitraire d’universel qui se propagerait uniquement par effet de position
et de ce fait aurait en effet du mal à convaincre son caractère
constitutif. Cette généralité vise à faire admettre
sa nécessité non seulement nodale mais morphologique et non pas
seulement malléable au gré des secousses externes. Elle peut
surgir en un point et se propager également mais ce par effet
concentrique ou ondulatoire et non par effet de puissance ou positionnel en ce
sens qu’elle afficherait son utilité, telle
l’électricité, qui n’existait qu’en tant que
potentiel et qui peu à peu s’est affirmée comme
donnée nécessaire. Il en est de même aussi pour certains
éléments à la fois indispensables pour
l’émergence de l’action et son évaluation puisque
cette émergence est un résultat ou somme de décisions qui
vont orienter le déploiement du vivant humain en tel ou tel
développement oscillant entre une conservation une dispersion une
hiérarchisation et un affinement.
Nous avons besoin, du moins si
nous voulons penser un réel humanisme, détaché de toute
naïveté, mais se sachant, infiniment, à la recherche de sa
propre vérité, de coupler à la fois la force d’une
analyse à même de comprendre pourquoi chaque élément
ou point de force de vie entre en extension, ce qui exige une cinétique
dynamique, et pourquoi celle-ci n’échappe pas à
l’évaluation de sa signification émergente humaine, en ce
sens qu’il ne s’agit pas seulement d’évaluer un
résultat dans son efficience, mais aussi dans son apport à
l’ensemble des autres humains. Cela n’exclut pas une vision
calculatrice, utilitariste, sauf que celle-ci n’est qu’un moment du
possible de l’extension puisque une vision altruiste peut être
également posée comme finalité, et ce quand même
celle-ci n’échapperait pas aux données anthropologiques
propre au désir de puissance, de prestige, et de magnificence comme
l’ont souligné par exemple Aristote et Hobbes.
Un
dernier mot encore : depuis l’effort baconien de s’émanciper
des apriori tautologiques parce qu’il s’agit de chercher à
comprendre le réel comme ensemble de faits (facts)
c’est-à-dire de choses qui réagissent avec certitude aux
questions posées sous forme d’expériences, il semble que la
Connaissance a cherché à saisir le réel tout en
n’évitant pas (mais le pouvait-elle ?) un certain nombre de
pièges tel que le fait de prendre l’objet saisi pour le Tout
ou, à l’inverse, considérer que l’impossibilité
de saisir celui-ci exhaustivement rendait impossible tout discours, certain, sur lui ; certain ne voulant pas dire fermé, mais
évolutif, en dernière approximation.
Ainsi une
cinétique dynamique a besoin d’une optique également
dynamique au sens d’accroître les points de vision à la
façon leibnizienne de l’aperception, c’est-à-dire en
un mot de la conscience. C’est en déployant et en
développant tous les points possibles de la vision (disait le dernier
Merleau-Ponty) que l'on trame au mieux la conscience et par là les
possibilités de son affinement ; du moins s’il y a volonté
d’accepter cette dialectique, celle du conflit, permanent, entre le Bien,
ou précisément l’acceptation du devenir humain comme
connaissance de soi-même, et le Mal, ou le refus du devenir humain parce
qu’il lui sera préféré l’in(dé)fini de
ce qui ne veut pas avoir de visage, ce qui est, là, proprement inhumain,
et non pas seulement surhumain. Gageons cependant, d’un point de vue
humaniste de la supériorité ontologique du Bien sur le Mal :
lorsque l’être humain a davantage intérêt à
viser l’affinement de son déploiement, c’est-à-dire
l’optimum qualitatif ou le bon développement, que de
chercher la seule conservation de soi ; du moins, s’il veut
démontrer qu’il n’est pas seulement un animal
déployant au maximum son degré de puissance, mais aussi un humain
sachant diriger celle-ci vers un être ensemble, source de conflit, mais
aussi de partage. Envers et contre tout. Voilà la gageure. Infinie. Mais
qui, comme l’amour, arrive à donner des preuves de sa
réalité effective lorsque telle ou telle pratique améliore, réellement, la Condition humaine.
[1]Docteur en sociologie,
habilité à diriger des recherches en sciences politiques,
chargé de cours à Lyon 3 et Paris
X. [2] J’en critique
l’analyse dans La philosophie cannibale, Paris, La Table Ronde,
2006. Voir également, 2003 et 2002, aux éditions
L’Harmattan. [3] Dans La
jeunesse d’Auguste Comte et la formation du positivisme, (II), Paris,
Vrin, 1964, p. 5, Henri Gouhier peut-il écrire : « Dans le Discours sur l’ensemble du positivisme Auguste comte a
énuméré les divers sens du mot positif : « relatif,
organique, précis, certain, utile, réel »
(Discours sur l’ensemble du positivisme, 1ère partie, § 22. Cf. Discours sur l’esprit positif, p. 49
à 53. » [4] Paris, Calmann-Lévy, 1969, repris dans TEL Gallimard,
1996. [5]L’éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Paris,
1964, Plon, p. 14, 15, et note 1 p.
15-16. [6] La crise des
sciences européennes et la phénoménologie
transcendantale, Paris, Gallimard, 1976, p.
21. [7] Joseph Nuttin, Théorie de la motivation humaine, Paris, PUF, 1980, p. 30. [8]Comte
constatait que « les facultés affectives ont la
prédominance sur les qualités intellectuelles » (en
italique dans le texte) in Discours sur l’esprit positif, Paris,
éditions Garnier, 1949, tome second, note 2, p.6. [9] Sein un Zeit-1927-,
dixième édition, Paris, § 23. La spatialité de
l’être-au-monde, (139), traduction Emmanuel Martineau,
éditions Authentica, 1985, p. 115) : « On connaît le
développement ultérieur de l’interprétation des
affects dans le stoïcisme, ainsi que la manière dont la philosophie
patristique et scolastique l’a transmise aux temps modernes. On omet
seulement de remarquer que l’interprétation ontologique
fondamentale de l’affectif en général n’a pratiquement
pas réussi à accomplir de progrès notable depuis Aristote.
Au contraire : les affects et les sentiments sont intégrés
à la catégorie des phénomènes psychiques, dont ils
forment le plus souvent la troisième classe après le
représenter et le vouloir. Ils sombrent au rang de
phénomènes
d’accompagnement ». [10] Jean Baechler, démocraties, Paris, Calmann-Lévy, 1985,
p.401 et suivantes. [11]Angèle
Kremer-Marietti, Auguste Comte et la science politique, Paris,
L’Harmattan, 2007, p.
22. [12] Bertrand de Jouvenel, essai sur la politique de Rousseau, in Du Contrat social de
Jean-jacques Rousseau, Genève, Les éditions du cheval ailé,
(Constant Bourquin), 1947, p.56 et suivantes : « (...) Sixième
Promenade : « (...) Dès que mon devoir et mon cœur
étaient en conflit, le premier eut rarement la victoire ». Et encore
: « Jamais homme ne conduisit moins sur des principes et des règles
et ne suivit plus aveuglément ses penchants ». Quel Spartiate
est-ce là ? En 1753 Rousseau n’a pas encore plongé en
lui-même peut-être un regard si pénétrant. Mais un
secret effroi le détourne d’une morale de l’effort. Eh quoi !
Toujours se vaincre ? Le faut-il ? Sans doute, pour dompter les mauvais
penchants ! Mais combien il vaudrait mieux que les penchants mêmes
inclinassent doucement au bien ! s’il était possible, on ferait
l’économie de la vertu, de cette pénible vertu ! C’est
ainsi sans doute le secret de l’immortelle séduction exercée
par Rousseau : les belles choses l’enivrent, leur difficulté le
rebute, il cherche un chemin facile. Tout ensemble il excite
l’enthousiasme et flatte la paresse
». [13] Oulahbib, La
philosophie cannibale, La table Ronde,
2006. [14]Jean-François
Lyotard, Moralités postmodernes, Paris, Galilée, 1993, p.
89. [15]Idéologie et
terreur, 1953, Review of Politics, vol.15, n°3, repris dans la seconde
édition des Origines du totalitarisme, publié en
français in Enzo Traverso, Le totalitarisme, Seuil/essais, 2001,
p.516. [16] La technique et
la science comme idéologie, (La fin de la
métaphysique), Paris, éditions Denoël/Gonthier, 1978, p.
134. [17] Réflexions
sur L’histoire allemande, Paris, Gallimard,1992, p. 45. Notons que
dans la traduction de Jean-René Ladmiral du livre de Jügen Habermas
déjà cité (La technique et la
science...op.cit., note 14) Entzauberung est traduit par
« désacralisation »
(p.4). [18]Nipperdey
ajoute cette remarque, décapante qui montre bien d’ailleurs en quoi
Weber visait avec ce terme le monde déchu de la magie, et non pas le fait
que la perte de celle-ci crée de la déception (ce qui n’est
pas la même chose) :« Lorsque les ruisseaux et les
rivières n’abritent plus de nymphes ou d’autres
créatures surnaturelles, c’est alors qu’on peut construire
des moulins en toute tranquillité » (Ibidem, p.
33). [19]Behler Ernst, Le
premier romantisme allemand, traduction E. Déculot, C. Helmreich,
Paris, PUF, 1996. [20]Oulahbib, Le nihilisme français contemporain, Paris,
L’Harmattan,
2003. [21]Jean
Baechler, Démocraties, op.cit. Vilfredo Pareto, The Rise and
fall of Elites, (1901), Library of Congress, Transaction Publishers, 2006, [22]Totalités,
éléments, structures en psychologie, Paris, PUF,
1995. [23]Sociologie et
anthropologie. Essai sur le don, Paris, Quadrige,
1983. [24] Reuchlin Maurice, Les différences individuelles dans le développement conatif de
l’enfant, Paris, Puf,
1990. [25] La tension
psychologique et ses oscillations, in Traité de Psychologie, sous la direction de Georges Dumas, Paris, éditions Félix Alcan,
1923, Tome I, chapitre IV, I, L’automatisme des tendances,p. 921. [26]Le visible
et l’invisible, Paris, éditions TEL,
1979. [27] Ainsi Pierre Janet
relate (in De l’angoisse à l’extase, 1975 -1926-,
éditions Société Pierre Janet, T.2, p. 111) que pour Maine
de Biran le : « sentiment de la liberté et le sentiment
même de l'existence ne peuvent pas être mis en question au moment de
l'effort moteur » (Maine de Biran, Œuvres inédites, I.
p. 284) . [28] J’en
esquisse la possibilité dans Méthode et évaluation du
développement humain, Paris, éditions l’Harmattan, 2006,
p. 94.