DOGMA


Lucien Samir Oulahbib[1]

(86 quai Pierre Scize. F-69005, Lyon.
lucien.oulahbib@free.fr)

Esquisse d’une épistémologie Peyresquienne



Nouvelle approche de l’Universel


On aimerait en particulier que l’on puisse développer pendant le colloque une discussion sur le relativisme à partir du sophisme suivant qui fait la force du postmodernisme. La mathématique est la seule justification objective de toute science ; or la mathématique évacue ou même vide le sens et en particulier le sens humain, écologique, naturel ou local au sens des différentes civilisations ; donc la science est totalement inadéquate à ses buts utilitaristes déclarés humanistes ». Ainsi, l’exergue, qui fut partie prenante de l’annonce du colloque, synthétise ces arguments accusant les mathématiques de « vider le sens et en particulier le sens humain, écologique, naturel ou local au sens des différentes civilisations », ce qui, CQFD, révélerait son inadéquation à atteindre « ses buts utilitaristes déclarés humanistes » ; ce procès en sorcellerie manque en réalité sa cible. Tel est l’objet de cet article qui, par ailleurs, tachera de dégager à nouveaux frais ces buts humanistes tant exigés en les écartant à la fois de l’Universel rigide et uniformisant du scientisme politique, et à la fois de ce relativisme ambiant qui renonce à toute critique parce que celle-ci ne pourrait s’appuyer sur rien d’autre que son anthropocentrisme supposé, ce qui, dans ce cas, ne nous aide guère et au fond ouvre la voie à l’indifférenciation, réelle, prélude, à terme, à l’ignorance de l’autre, malgré le multilatéralisme officiel affiché, parce que chacun ira cultiver sa différence et son errance, mettant en doute qu’il puisse exister un regard commun, et donc à terme une valeur commune soulageant protégeant autrui en tant que tel.
Il n’est pas encore dit que tout désormais doit co-exister à la façon de parallèles, qu’il ne faille pas trier entre ce qui renforce, réellement, le développement en qualité de l’humain et ce qui l’amenuise, en vérité. Il nous faut bien pourtant s’appuyer sur ce fond morphologique universel qui sache jouer des nuances et des niveaux entre les notions d’exact et de vrai, (de mesure et de sens), sans pour autant les imposer absolument (mais relativement), sachant ainsi reconnaître l’évolution, l’inédit : en un mot tout ce qui va dans le sens du renforcement.
Et si ceux-là sont préférés aux anciennes traditions, on ne voit pas au nom de quoi faudrait-il exiger que, par un retour ironique des choses ces dernières, (si critiquées quand elles sont occidentales), non seulement veulent toutes perdurer, mais se prétendent supérieures sous le seul prétexte qu’elles se parent d’anti-science et/ou d’exotisme non occidental.
On voit bien, précisément, qu’un certain retour absolutiste du religieux se nourrit de cette ambiguïté qui affirme avec force cette unilatérale réponse mettant en cause le geste scientifique en tant que tel, alors qu’il pourrait nous aider à précisément répondre aux défis du Temps, ce pouls scandant que nous sommes aussi (sur) Terre. C’est ce que nous allons analyser ici.


*


Nos procureurs en herbe présupposent donc que la mathématique, cette science à même d’exposer le plus fermement qui soit le possible logique et spatial des formes (corrélation donnée de points) dans leurs proportions tangibles (probables) et imaginaires (infinies), cette analyse, et sa topologie, seraient, par leurs applications techniques au cœur de la matière inanimée et aujourd’hui vivante, la cause efficiente des phénomènes de domination politique de la civilisation occidentale sur toutes les autres.
Cette affirmation, monumentale, est non seulement fausse, mais puérile.
Fausse : aucune « domination » politique ne s’est effectuée au nom des mathématiques ; plutôt « au nom » de « Dieu », du « Prolétariat » ou du « Bonheur pour tous ». Via l’État. Ou la Marchandise.
Puéril : cela revient à donner aux mathématiques, et plus généralement, aux langages abstraits-formels, un pouvoir d’action sans égal sur les mots dirigés en quelque sorte contre les choses, -comme le dénonçait injustement Michel Foucault[2] (à la suite de Herbert Marcuse et de son « homme unidimensionnel »), et ce, sous la forme de modèles ou « simulacres », -selon le mot, exacerbé, de Jean Baudrillard (cité dans le film Matrix), qu’ils reproduiraient indéfiniment comme « simulations », pour élargir cette formule de Walter Benjamin s’agissant du destin de l’œuvre d’art à l’ère industrielle.
Cette accusation, immense, mais guère inédite, (une même charge sinon identique du moins semblable a été effectué pareillement contre la Raison à qui l’on opposait la Foi), rompt le lien, présent encore chez Marx, entre le progrès continu de la Connaissance et certaines de ses applications positives (au sens comtien d’y associer, entre autres, le réel et l’utile comme l’indiquent ses commentateurs, tel Henri Gouhier[3]) qui ont amélioré en effet, matériellement, la Condition humaine du plus grand nombre ; même si cette amélioration reste et restera indéfiniment perfectible. La Machine a, par exemple, permis de faire œuvre humaniste en dégageant du temps intime et social, afin que tout un chacun puisse réaliser ses projets ; ce qui n’est pas sans créer de la satisfaction chez beaucoup d’humains, par exemple les femmes, autrefois assujettis à la seule éducation des enfants et aux tâches ménagères.
Mais tout cela a été oublié (il n’y a pas que la présence de l’Être qui se trouve occultée...) ; au bout d’une certaine durée (au sens bergsonien y compris), l’eau courante devient banal, de même que la présence de machines, qui se substitue peu à peu (pas assez vite certainement) au travail pénible (par exemple celui de la chaîne de montage). L’ère du robot, qui permettrait de soulager utilement réellement certainement relativement précisément organiquement l’Humanité, ne vient pas assez vite en réalité...
D’aucuns peuvent regretter le temps où certains vivaient par procuration, lavant par exemple le col de chemise d’un grand philosophe en pleine Forêt Noire, l’imaginant, durant ce dur labeur, déclamant sur le « nouvel Atour de l’Être incarné par le Führer ») tout en la portant, pendant qu’« on » lui prépare le souper.
Il est permis de regretter ce temps de l’assujettissement des humains aux tâches redondantes, et l’on peut même choisir de les effectuer à nouveau comme naguère, à partir du moment cependant où cette « authenticité » supposée ne devient pas obligatoire sous le prétexte que se trouve repéré, sous cette positivité machinale, un négatif qui ne ferait que renforcer les puissants, au détriment de tous, Terre comprise.
Les actuels discours sur la décroissance, sur le « il faut sortir du développement », que prône actuellement Edgar Morin, n’échappent pas à cette ambiguïté que l’on pensait périmé depuis l’échec de l’expérience soviétique sous laquelle le productivisme, et donc le saccage de l’environnement, ont atteints des proportions encore inégalées. Or, il n’est pas sûr que le combat contre les déséquilibres écologiques et sociaux passent par le retour à une société post-technologique. On s’aperçoit bien au contraire que les avancées techniques économes en énergie vont de pair avec les sociétés démocratiques, et que c’est plutôt ces avancées qui permettent le mieux de lutter contre les « désillusions du Progrès » comme l’écrivait Raymond Aron[4]. En tout cas, c’est plutôt parce que les sociétés démocratiques existent que les technologies alternatives ont pu émerger.... On n’a guère vu ce phénomène différentiel surgir dans les sociétés communistes pourtant construites sur la base du socialisme scientifique.
Rappelons également que les inégalités les plus injustifiées ont été telles dans ces mêmes sociétés communistes qu’elles ont en réalité paupérisées le plus grand nombre ; tandis que, par ailleurs, la formation de syndicats indépendants du parti, unique, avait été interdite. Les sociétés communistes ont été pourtant construites sur cette bonne hypothèse dont parle Alain Badiou, celle stipulant que la cause unique viendrait de la domination de l’homme sur l’homme. Force est donc de constater que cette hypothèse n’a pas été la bonne, (cela aurait été si simple pourtant !) pas plus que le fait de jeter également aujourd’hui le bébé de la raison scientifique avec l’eau du bain socialiste.
En fait, les partisans de cette sentence anti-science mettant sur le dos des mathématiques l’avidité humaine toujours impensée depuis l’échec de Marx à la saisir, oublient cette forte pensée de Max Weber lorsqu’il avait souligné que l’on confond déjà appât du gain et capitalisme[5] :

La « soif d’acquérir », la « recherche du profit », de l'argent, de la plus grande quantité d'argent possible, n'ont en eux-mêmes rien à voir avec le capitalisme. Garçons de cafés, médecins, cochers, artistes, cocottes, fonctionnaires vénaux, soldats, voleurs, croisés, piliers de tripots, mendiants, tous peuvent être possédés de cette même soif - comme ont pu l'être ou l'ont été des gens de conditions variées à toutes les époques et en tout lieu - partout où existent ou ont existé d'une façon quelconque les conditions objectives de cet état de choses. Dans les manuels d’histoire de la civilisation à l’usage des classes enfantines, on devrait enseigner à renoncer à cette image naïve. L’avidité d’un gain sans limite n’implique en rien le capitalisme, bien moins encore son « esprit ». (...). (Ce) qui fait le caractère spécifique du capitalisme - du moins de mon point de vue - (c'est) l'organisation rationnelle du travail (...).
Cette démonstration wébérienne répond ainsi partiellement à la quête marxiste en posant qu’il serait inexact de mettre sur le dos du seul capitalisme voire de la propriété privée l’exploitation de l’homme par l’homme car celle-ci est non réductible dans son entéléchie (au sens husserlien de forme apodictique[6]), à telle ou telle forme historique. Elle a une forme bien plus complexe et s’apparente bien plutôt à un produit transversal de rapports de force, c’est-à-dire à l’exigence multidimensionnelle de volontés de puissance au désir sans fin d’hégémonie.
Il ne s’agit cependant pas ici de réduire les rapports de pouvoir (au sens large) au seul pouvoir du rapport comme l’a fait Marx (et aussi Foucault, même si celui-ci l’a étendu au-delà des rapports de classe). Car il est aussi question dans la nature du pouvoir, d’une volonté d’être celui-ci, d’en ciseler le prestige, et pas seulement dans une dimension autocratique parce que, après tout, l’idée démocratique côtoie aussi la dimension aristocratique lorsqu’il s’agit d’accepter la compétition des meilleurs (d’où le régime nécessairement mixte du Politique pour Aristote, ce que la République ensuite nomma la méritocratie).
Toute cette complexité implique de ne pas réduire le conflit entre les humains, leurs passions, la domination ou l’existence de la division en deux (c’est-à-dire l’ordre social) au seul héritage de positions en effet inégales sur le plan comptable. Sauf que toute inégalité n’est pas illégitime à partir du moment où elle se justifie par le travail fourni, et des droits acquis. Or, la suppression radicale de toute inégalité supposée éliminer ainsi le conflit entre les hommes et partant leur aliénation et autre servitude, (soit la bonne hypothèse de Badiou), s’est avérée, hélas ! erronée. Autrement dit, il fut vain, comme l’expérience soviétique l’a démontré d’ailleurs, d’extérioriser uniquement les constances toujours actuelles du désir d’être de la volonté humaine comme étant les seules conditions contingentes de la production historique car celle-ci n’en calcule que la figure ou profil d’émergence.
Chassez la nature humaine en la réduisant à la culture et à sa stratification historiquement située, elle revient au galop. Il y a en fait quelque chose d’autre dans le vivant humain qui fait que le rapport tissé souvent inégalement avec autrui dans le monde ne se réduit ni au rapport de force ni à la force du rapport.
Mais il ne s’agit pas pour autant de renoncer à améliorer la condition humaine dans l’être-ensemble du processus démocratique.
Tel pourrait être d’ailleurs le premier principe de cette épistémologie humaniste peyresquienne.
Il s’agirait en effet de reprendre tout à zéro afin de repérer enfin les conditions intrinsèques réelles de l’avidité du vivre humain, c’est-à-dire ses données universelles de type morphologique et ontologique, bref, entéléchique au sens de nécessités multiformes, qui cependant ne peuvent se réduire à la figure du Même ; du moins, si l’on veut réellement atteindre le but fondamental de tout humanisme : celui de permettre non seulement le déploiement en quantité mais le développement en qualité des capacités du plus grand nombre d’humains malgré les écueils des différences de conditions initiales ; ce qui implique déjà qu’une donnée comme l’avidité humaine, si on veut la maîtriser, ne doit pas continuer à être analysée comme uniquement dépendante d’une structure sociale historique donnée ; il faut désormais la penser comme étant transversale à toute structure sociale (et point seulement politique comme le pensait Clastres), sans penser que sa maîtrise, progressive, ne sera à jamais impossible.

Ce qui nous manque au fond c’est plutôt un humanisme ni idéaliste ni pessimiste qui pourrait enfin arriver à saisir cet universel là dans ses plus exacts contours afin justement ne pas faillir dans les fins fixées qui forment plus qu’un exact, mais bien une vérité : au sens où il ne s’agit pas seulement de calculer des niveaux d’inégalité entre les humains (et entre ces derniers et les animaux), mais, déjà, de poursuivre l’idée, humaniste s’il en est, de soulager la peine, réelle, des humains, d’aujourd’hui, et non pas, d’abord, ceux de demain. Et au lieu de suivre, avant tout, une Idée, cette fameuse bonne hypothèse, sous le seul prétexte qu’elle semble, logiquement, cohérente du genre si-alors, il vaudrait mieux se rappeler que la causalité est multifactorielle, surtout sur les plans vivants et humains, ce qui interdit ce genre de simplification.
Observons déjà dans cette optique que nous ne sommes pas, du moins sur le plan humain, semblables à ces objets inanimés dont la propulsion ne peut pas être liée à un moteur interne, une causa sui, et ce à l’opposé de ce que croyait la physique aristotélicienne. Par contre, cette dernière fonctionne lorsqu’il s’agit de l’objet vivant humain. La biologie neuronale la plus récente montre en effet que les cellules de cerveau se mettent à fonctionner sans aucun stimulus externe[7]. Or, pour en venir à nouveau à la question de l’avidité humaine, si celle-là n’est ni réductible à l’existence du Groupe comme le pensait Rousseau à la suite (mais contre) Hobbes, ni à celle de la Propriété privée comme le pensaient Proudhon et Marx, il faut aussi en passer par questionner, à nouveau, les affects humains[8], dont ce vieux concept de volonté, mais ce, et voilà la nouveauté, sans considérer qu’elle serait uniquement mue par un inconscient collectif caché (semblable au thermostat caché de feu de Broglie) qui se dévoilerait uniquement dans quelques « éclaircies » historiales (1848, 1968) comme l’a attendu vainement Heidegger qui fut pourtant parmi les rares penseurs qui soulignèrent le sens ontologique des affects dans Être et Temps[9].
Les conditions de production historiquement situées du désir d’être (plutôt que rien) peuvent être certes favorables, inégales, mais elles en accentuent en fait l’appétence, elles ne l’inventent pas. Certes, Marx en a généralisé une figure, celle de l’exploitation du travail d’autrui sans compensation, sauf que la réalisation du profit ne s’effectue pas ainsi dans la majorité des cas, d’une part parce que l’ouvrier ainsi spolié peut se révolter, et s’il est qualifié s’en aller ; d’autre part si l’ouvrier n’est guère payé il ne consomme rien ou peu, or la réalisation du profit s’effectue plutôt sur la vente de biens qui, de part leur rareté à un moment donné, trouvent preneurs. Sans vente ni pouvoir d’achat pas de profit.
Marx, cependant, n’a pas tout faux, mais il n’a souligné en fait qu’un des aspects de l’avidité qui avait d’ailleurs trouvé son plein emploi dans l’esclavagisme ; sauf que celui-ci reste incompatible avec l’esprit du capitalisme qui, rappelle Weber, réside plus dans sa technique d’organisation des moyens de production, laquelle cependant, lorsqu’elle est livrée à la seule avidité humaine, peut en faire dériver l’esprit vers le toujours plus chrématistique (comme on le voit actuellement avec la dérive financière) puisqu’il ne suffit pas d’optimiser les moyens pour les rendre compatibles aux fins[10].
Dans ces conditions, il y aura, toujours, des améliorations à accomplir, par exemple l’institutionnalisation mondiale des régulations, l’extension qualitative concrète et non pas seulement abstraite des droits de l’Homme qui permettrait la suppression à terme du travail des enfants, aux positions de monopole, aux absences de contre pouvoir, et ce malgré les résistances de ceux qui n’ont pas intérêt à lâcher des positions avantageuses.
C’est d’ailleurs, , l’exactitude, et même la vérité, de la seule loi de l’Histoire dégagée réellement par Marx lorsqu’il parle d’une contradiction de plus en plus indépassable entre les rapports sociaux de production historiquement situés et le développement continu des forces productives qui pousse à l’évolution, la révolution, la destruction créatrice comme l’ont souligné également Comte[11] et Schumpeter. Sauf que dominer, un sujet, une situation, jusqu’à l’excès, reste et restera le lot de la condition humaine tant qu’une limite ne vient pas donner forme au rapport, c’est la loi naturelle ou Raison de Locke, c’est aussi, mais en bien plus contraignant, le contrat social de Rousseau, le Léviathan de Hobbes. On peut discuter des variations de cette limite (égalité/liberté), ses domaines de définitions, ses fonctions ; on peut également considérer qu’elle a aussi, en tant que vecteur, des effets concentriques négatifs en ce sens qu’ils créent des phénomènes attractifs à son égard, ce qui fait qu’elle peut outrepasser son champ, sa topologie, jusqu’à la prolonger de façon catastrophique comme l’a montré René Thom (par exemple les effets pervers de l’Etat Providence qui distribue du poisson mais oublie d’apprendre à en pêcher).


On le voit,accuser « la » mathématique d’être responsable de ce cours du monde, cette acception est irrecevable.
Surtout lorsque cette affirmation veut aller jusqu’à construire la possibilité même de l’analyse théorique et critique ; puisque ce serait le fait que l’analyse nomme les choses, les désigne et, donc, les détermine, les termine, dans un calcul qui les domine, ce serait, , le nihilisme réel.
Cette affirmation mettant en cause la raison (familière depuis des lustres pour certains courants christiques mystiques), a été avancée, avec d’autres mots, par Rousseau qui confessa préférer à la longue ses promenades solitaires que de jouer perpétuellement Sparte contre Athènes[12], puisque même un contrat liant entre-elles les volontés humaines en un bel ensemble au service de tous n’est pas exempt de vanité humaine trop humaine ; un tel constat fut repris explicitement par Nietzsche et Heidegger en pointant du doigt la question du nihilisme comme étant le centre de la mathématisation du monde, au sens d’être libéré des limites transcendantales que préconisaient le Dogme religieux à la simple raison, ce qui eut pour résultat de voir l’humain se prendre de plus en plus pour Dieu.
On peut aussi repérer ce constat accusateur, on l’a dit, dans les derniers travaux de Jean Baudrillard, de Michel Foucault[13], ou de Jean-François Lyotard, eux-mêmes reprenant les travaux de l’Ecole de Francfort (Habermas compris), en particulier Marcuse.
L’ensemble de ces penseurs en avait appelé en effet à un au-delà de l’Homme dont l’emprise du mot sur la chose aurait laissé celle-ci exsangue ; ou alors il s’agirait d’aller vers un en deçà c’est-à-dire une « antériorité » ou le postmodernisme :

Postmoderne ne signifie pas récent. Il signifie comment l’écriture, au sens le plus large de la pensée et de l’action, se situe après qu’elle a subi la contagion de la modernité et qu’elle a tenté de s’en guérir[14].

Comment ? En faisant en sorte que les choses ne puissent plus être saisies ; ce qui n’est pas sans rapport avec ce que Hannah Arendt analysa quant à l’éducation totalitaire qui « n’a jamais été d’inculquer des convictions mais de détruire la faculté d’en former aucune  »[15].
Il existe aussi dans ce courant un mode plus sournois : la Connaissance sera ainsi plutôt invitée à se voir débattre de manière consensuelle au lieu de s’imposer comme possesseur de la Nature. Habermas a par exemple repéré cette domination intempestive dans le Poème de Parménide ; il y a vu comme le rasoir d’Occam avant la lettre[16] à savoir la cause même de cette fameuse raison calculante source du vouloir bourgeois comme le défendait ses collègues de l’École de Francfort (Horkheimer, Adorno, et Marcuse) c’est-à-dire encore la fin de la pulsation harmonieuse au sein de l’Un(ité) (fin décriée et bien avant eux par Nietzsche et Heidegger, quoique avec d’autres termes), celle du Tout indéterminé, indéfini, s’écoulant tel le fleuve d’Héraclite sans que jamais un Même ne puisse s’apprécier au détriment de l’Autre. Et dans cette dimension consensuelle où la pensée réalise immédiatement son contenu, y compris le plus irrésolu, une telle force communicationnelle serait la base même d’un Cogito devenu enfin raisonnablement déraisonnable.
Cette Figure consensuelle a eu des précurseurs ; elle est par exemple repérable dans les contorsions impossibles d’un Antonin Artaud ; si Dieu est mort tout est permis avait dit Nietzsche, ce fut fait et hardiment en art et dans le vécu au quotidien des moeurs, du moins si celui-là reste plastiquement pensé comme œuvre à faire : il ne faut plus désormais conceptualiser les choses car le concept est source de la puissance et du mal, voire des camps nazis avait dit Adorno. Retour aux phénomènes, oui, mais pour en sauver le présent et non pas les représenter. C’est ce « re » qui pose décidément problème souligne aussi de son côté Edgar Morin dans sa Méthode.
Ne plus représenter donc.
Ainsi « l’inintelligibilité » du monde serait un pendant précieux. Au mot de Weber sur le désenchantement du monde, ces auteurs insistent sur sa rationalisation qui le dessécherait ; ce qui impliquerait d’en finir avec cette prétendue supériorité du langage scientifique en le considérant comme une fiction parmi d’autres sur le monde, mais aidé dans sa falsification par les institutions qui cherchent à étendre leur pouvoir jusqu’à remplacer la chose par le mot, par exemple la technique.
Pourtant,on pourrait continuer à objecter devant un tel réquisitoire en observant en passant que Weber parlait surtout de désensorcellement. C’est du moins ainsi que Claude Orsoni traduit en français l’historien allemand Thomas Nipperdey[17] : Ent’zauber/n[18]. On peut aussi ajouter que cette nouvelle opacité proposée, non seulement rompt avec le premier romantisme[19], celui d’un Goethe, articulant science et poésie, c’est-à-dire réfutant l’idée d’une supériorité des langages formels sur les langages imaginaires, ce qui n’implique pas leur équivalence, mais, surtout, surestime la prégnance de la « Science de la Logique », (en particulier les langages des sciences de la Matière et de la Vie), sur la production symbolique en général. Or, cette acception qui voit dans le cartésianisme et l’empirisme baconien le paradigme majeur de la mise à la raison servile du monde, (que la folie soit exclue du Cogito comme le pense Foucault ou que le Cogito soit plus « fou » que la folie comme le clame Derrida)[20] est une vue de l’esprit, y compris au temps fort du scientisme que l’on amalgame par ailleurs allègrement avec le positivisme comtien (qui influença bien plus la sociologie durkheimienne, le socialisme progressiste, que l’appel à la Restauration d’un Bonnard ou d’un Maistre).
Car, au moment même où les jalons de l’appréhension physico-mathématique du monde avaient été posés définitivement à la fin du XIXème siècle pour aboutir à sa formulation corpusculaire et ondulatoire puis à mise en fréquence restreinte et générale (champ de force et gravitation) grâce aux avancées de la géométrie non euclidienne, l’impressionnisme, le cubisme, d’une part, le symbolisme rimbaldien, le pointillisme proustien, d’autre part, questionnèrent, en même temps, l’horizon de la Représentation Classique, y défrichant de nouvelles perspectives qui ouvraient de plus en plus le monde abyssal (ou labyrinthique) de l’Imaginaire, du Symbolique, sans que la linguistique ait pu dicter ses codes à la littérature, sauf, néanmoins, dans les sciences de l’éducation semble-t-il (ce qui est d’ailleurs devenu trivial d’en rappeler les merveilles comme s’amuse à le faire pourtant Claude Allègre) ; et dans le fait que la mode et/ou l’idéologie dans l’art de la critique picturale a eu raison de la peinture, laissant la place à l’installation de phénomènes d’ambiance qui plaisent particulièrement aux enfants (en particulier les salles sensorielles), dupliquant en réalité le cadre de la Représentation (cadre bleu sur fond bleu de Klein) en lieu et place de celle-ci, ce qui aboutit à un degré zéro qui n’est pas sans rappeler la Querelle des Iconoclastes et des Iconolâtres..

En fait, il semble bien que les tentatives de domination totale d’un discours s’autodéclarant « scientifique » se sont plutôt et principalement solidifiés dans le marxisme-léninisme et dans le national socialisme, qui en effet prétendaient reposer sur une analyse « scientifique » de la matière historique et ethnoculturelle.
Certes, d’aucuns rétorquent que cette « mise à la raison » socialiste du monde n’est que l’aboutissement de sa mise à sac « capitaliste » qui, elle, aujourd’hui dépasse l’entendement. Cette affirmation dans sa hâte de conclure n’est pas satisfaisante. Elle revient toujours à faire croire que c’est soit ce type de structure sociale, soit tout type de structure qui serait la cause même d’un enfermement du Cogito dans une extériorité refoulant le doute ou s’affirmant démesurément comme métaphysique de la violence pure. Ce qui laisse toujours la question de la réalité humaine, exempte de tout mal, intrinsèque, et lui interdit toute rédemption. Cette totale extériorité est tout aussi idéaliste que celle supputant aux problèmes entre humains une cause extérieure unique. Et l’Universel y est plutôt perçu soit comme la domination politique d’une forme sur une autre ; soit encore comme l’aspect mondain de l’Idée qui serait déjà là comme monde, et dont l’apparence atteinte serait le résultat de sa philosophie silencieuse. Ces deux positions ne sont pas tenables. On comprend d’ailleurs que la découverte d’autres continents, au raffinement sinon supérieur du moins semblable, ait pu commencer à mettre en doute l’une et l’autre de ces Figures puisque les civilisations découvertes démontraient d’une part que la domination politique ne suffit pas pour expliquer la diversité des Formes ; d’autre part, la saisie seule du déroulement de l’Idée, c’est-à-dire sans même qu’elle ait à s’aliéner dans une Chute mondaine, ne concerne pas le monde de la réalité réelle (celle du Nous), mais celui de la réalité imaginaire, celle du possible objectif, nécessaire. Or, être humain signifie ce passage à la réalisation effective, c’est-à-dire subjective, au sens d’en délimiter les sens (l’essence) ou précisément le travail du concept, ce mot qui ne prétend pas effacer la chose, mais la faire devenir humaine. C’est-à-dire Universel. Ou la mise à disposition d’un connaître susceptible de permettre à toute forme de se déployer et de croître non seulement en terme de puissance, mais aussi de raffinement.
Seulement, rien ne dit que le connaître lorsqu’il bascule en Technique soit bien plus dépendant du Politique sous un régime démocratique, que sous un régime socialiste, voire sous l’ère féodale, aristocratique. On pourrait plaider que bien au contraire la possibilité critique propre au régime démocratique, loin de renforcer son conservatisme comme il est dit arme aussi son amélioration, du moins lorsque le devenir du plus grand nombre est réellement visé, et non pas la vie seule d’une Idée visant plutôt une certaine idée de l’Humanité en soi que les humains dans leur diversité. Pourquoi ? Est-ce à dire qu’un discours sur l’Homme en soi n’est plus possible ? Non. Mais qu’il doit se renouveler afin d’éviter d’être réduit à un formalisme ou à un universalisme de façade. Dans ces conditions, il existe toujours bel et bien les dits Droits de l’Homme (rebaptisés dernièrement Droits Humains) auxquels même les partisans de la Mort de l’Homme souscriraient, soit dit en passant puisque s’ils appellent à la mort de l’anthropocentrisme, autrement dit à une forme unilatérale de la condition humaine, ils ne disconviennent pas à l’idée que les droits de s’exprimer, d’entreprendre, d’agir en un mot sont constitutifs de la liberté humaine, même s’ils cherchent à enlever à celle-ci certaines prérogatives.
Dans ce cas, si même les ennemis farouches de l’Universel, concèdent quelques droits égaux pour tous, est-ce que cela ne veut pas dire précisément que ces droits font en réalité office de constitution universelle au sens non seulement juridique, mais constitutif, ontologique ? On connaît l’objection : est-ce que cela signifie pour autant que ces droits, égaux pour tous, devraient l’être aussi en fait ? C’est-à-dire, et comme le souhaitait Marx, établir non seulement des mêmes conditions d’accès (ce que l’on appelle l’égalité des chances), mais des mêmes conditions de résultats, au delà de l’effort fourni ? Si oui, ceci impliquerait, à l’instar des sociétés oligarques et aristocrates que l’on serait rémunéré non pas selon son travail mais selon un droit octroyé. Et est-ce que cette égalité non seulement en droit, mais aussi en fait, devrait signifier la même forme d’apparaître pour tous comme on le vit sous la Russie soviétique sous la Chine maoïste et aujourd’hui sous régime islamiste ?
Synthétisons ces questions. L’humanité de l’homme a, selon les circonstances, produit différentes sortes de groupes, avec un ordre de distribution assez similaire partagé entre une élite, une moyenne ou peuple, et des parias[21] ; le problème n’est alors pas tant, ici, d’en trouver les éléments structuraux, qui s’appuieraient par exemple sur un facteur unique comme le crut le structuralisme à la suite du marxisme et du freudisme, mais de se demander s’il n’existe pas une méthode qui n’opposerait pas nécessairement éléments, structures, totalités, comme l’appelle de ses vœux Maurice Reuchlin[22]. Et ce en vue d’étudier cet homme total dont parle Marcel Mauss[23], parce que l’on a figé sa telle distribution dans les seuls champs sociohistoriques, en oubliant la morphologie au sens non pas fixiste, mais évolutive. Ainsi, quels sont les mécanismes qui font que, dans une même classe d’ensemble, certains éléments se propulsent dans une trajectoire efficiente tandis que d’autres y échouent ?[24] D’habitude, l’explication causale surdétermine les facteurs sociaux et culturels alors qu’il s’agit moins de connaître leur impact que de savoir ce que l’on en fait, non seulement en terme de produits, mais aussi de comportements. Pourquoi adopter une telle position ? Pour plusieurs raisons, mais la principale est méthodologique. On peut en effet avancer qu’il vaut mieux étudier un phénomène dans ses résultats, -et un comportement est, déjà, un résultat-, que de tenter d’observer seulement une relation, absolue, de cause à effet. Pourquoi ? Parce que cette relation ne peut définir à elle seule la trajectoire d’ensemble. A moins de rester dans un paradigme mécaniste, propre à la physique de la matière inanimée, qui ne correspond pas à la physique (au sens comtien) de la matière animée. Humainement parlant, cela voudrait dire qu’il faudrait déjà étudier le vécu de chacun pour peser la corrélation de facteurs ; mais même cette méthode n’est pas satisfaisante parce qu’elle reste encore dans la dimension du manque supposé, en rapport avec un unique pattern : ainsi, le peuple serait sommé de devenir l’élite s’il ne veut pas être considéré comme un ensemble de parias. Sauf que supprimer l’élite ne change rien puisqu’elle se reconstitue avec ceux-là mêmes qui détruisent, y compris ceux qui prétendent empêcher toute construction de toute division sociale et vont jusqu’à détruire le peuple qui lui aussi se reconstitue, mais plus lentement. En fait, il vaut mieux étudier les résultats des actions, sans pour autant y réduire l’identité finale du sujet comme le dénoncent à juste titre ceux qui craignent que l’être soit réduit à la somme de ses « apparaître » tel Sartre dans L’Être et le Néant.
Comment y arriver ?
En définissant des finalités et en y jugeant les résultats. Mais prévenons au préalable que la finalité ne doit pas être prise en tant que direction programmée dès le départ, c’est-à-dire dont le résultat serait déjà prévisible aprioriquement, mais en tant que téléonomie c’est-à-dire potentiel. Ainsi, les reproches faits à la téléologie quant à son fixisme (au temps du pré darwinisme –débat Cuvier/ST Hilaire compris- et de l’aristocratie dont le sang bleu la prédestinait à son Droit statutaire pour aller vite) tombent.
Établir universellement des finalités pour tout Réel (f ƒ x) pose d’emblée son universalité en ce qu’elle ne cherche pas se demander pourquoi existe-t-il tel phénomène, par exemple tel pour soi, par rapport à tel en soi, mais quels sont ces résultats et en quoi ceux-ci le classe non pas dans une identité, mais une classe ou fond de possibles dans laquelle le phénomène entre et sort selon précisément le résultat atteint.
Quelles sont ces classes ou finalités réalisées au sens de formes atteintes ? Ce sont des évaluations de résultat basées non pas sur des conventions (ce qui ne veut pas dire qu’il n’y en ait pas) mais sur les conditions de possibilité de constitution comme Réel xyz. Ce qui inclut, au moins, une conservation, une compacité dispersive, la dissolution partielle ou totale des choix, une métamorphose optimisée ou implosive. Soit quatre items ou morphè, qui forment matrice d’un universel constitutif. L’action en son effort intentionnel est alors saisie ainsi dans son réel :
Le comportement ou résultat comme apparence sera alors définie comme la Somme des résultats atteints dans chacune de ses quatre classes.
On peut alors poser ces quatre classes (conservation, diversité, hiérarchisation, affinement) comme des « foncteurs » (si l’on nous permet cet emprunt aux mathématiques), c’est-à-dire des fonctions dynamiques et non pas seulement statiques comme par exemple des points nodaux : car ces classes composent l’action, (mais celle-ci ne s’y réduit pas), et, en même temps, l’évalue de façon réelle ; ce sont des figures incarnant et exprimant le résultat atteint.
Ainsi le déploiement de l’être vivant (statique) se conjugue comme développement au sens où en fait un être vivant humain (dynamique) s'affiche comme somme de sentiments à chaque instant ou l’apparence charnelle, c’est-à-dire, comme l’énonce Janet, en tant que réaction ou conscience des actions[25] : ainsi le corps vivant xyz entre en extension non seulement comme espace-temps physicochimique et biologique, mais aussi comme chair selon le terme de Merleau-Ponty repris par Claude Lefort[26], c’est-à-dire oscille entre un + et un – intentionnel. Et ce + et ce – varient entre un optimum et une grandeur négative qui reposent tous deux sur un effort ou concept synthétisant le moi dans l’action, comme le pensait Janet réfléchissant sur la thèse de Maine de Biran quant à la nature du sentiment[27].
Les quatre angles obligés ou foncteurs s’associent à des orientations d’action, des choix de moyens et des résultats atteints à chaque instant et en dans chaque pas de toute action. Autrement dit, il est même possible d’entrevoir une kinesthésie à même de suivre leurs linéaments dans chaque interaction entre le corps humain et son environnement ; ce qui ouvre des perspectives formidables pour la Recherche[28].


L’objection classique à toute nouvelle approche est connue : pourquoi aurait-il fallu attendre cet article pour les saisir (comme le disait Lakatos lorsqu’il critiquait la notion de falsifiabilité de Popper remettant en cause le principe de vérité en limitant la nature des énoncés scientifiques au non faux) ? Quel serait en effet en un mot l’intérêt d’une telle nouvelle définition de l’universel dont la généralité peut n’être d’aucune utilité sinon l’affirmation de « vérités premières » au fond inessentielles ?
Amorçons par ce dernier aspect qui permettra de résumer le sens de tout ce propos. Une telle « généralité » vise à fonder de façon certaine l’universel humain, et non pas une forme arbitraire d’universel qui se propagerait uniquement par effet de position et de ce fait aurait en effet du mal à convaincre son caractère constitutif. Cette généralité vise à faire admettre sa nécessité non seulement nodale mais morphologique et non pas seulement malléable au gré des secousses externes. Elle peut surgir en un point et se propager également mais ce par effet concentrique ou ondulatoire et non par effet de puissance ou positionnel en ce sens qu’elle afficherait son utilité, telle l’électricité, qui n’existait qu’en tant que potentiel et qui peu à peu s’est affirmée comme donnée nécessaire. Il en est de même aussi pour certains éléments à la fois indispensables pour l’émergence de l’action et son évaluation puisque cette émergence est un résultat ou somme de décisions qui vont orienter le déploiement du vivant humain en tel ou tel développement oscillant entre une conservation une dispersion une hiérarchisation et un affinement.
Nous avons besoin, du moins si nous voulons penser un réel humanisme, détaché de toute naïveté, mais se sachant, infiniment, à la recherche de sa propre vérité, de coupler à la fois la force d’une analyse à même de comprendre pourquoi chaque élément ou point de force de vie entre en extension, ce qui exige une cinétique dynamique, et pourquoi celle-ci n’échappe pas à l’évaluation de sa signification émergente humaine, en ce sens qu’il ne s’agit pas seulement d’évaluer un résultat dans son efficience, mais aussi dans son apport à l’ensemble des autres humains. Cela n’exclut pas une vision calculatrice, utilitariste, sauf que celle-ci n’est qu’un moment du possible de l’extension puisque une vision altruiste peut être également posée comme finalité, et ce quand même celle-ci n’échapperait pas aux données anthropologiques propre au désir de puissance, de prestige, et de magnificence comme l’ont souligné par exemple Aristote et Hobbes.

Un dernier mot encore : depuis l’effort baconien de s’émanciper des apriori tautologiques parce qu’il s’agit de chercher à comprendre le réel comme ensemble de faits (facts) c’est-à-dire de choses qui réagissent avec certitude aux questions posées sous forme d’expériences, il semble que la Connaissance a cherché à saisir le réel tout en n’évitant pas (mais le pouvait-elle ?) un certain nombre de pièges tel que le fait de prendre l’objet saisi pour le Tout ou, à l’inverse, considérer que l’impossibilité de saisir celui-ci exhaustivement rendait impossible tout discours, certain, sur lui ; certain ne voulant pas dire fermé, mais évolutif, en dernière approximation.
Ainsi une cinétique dynamique a besoin d’une optique également dynamique au sens d’accroître les points de vision à la façon leibnizienne de l’aperception, c’est-à-dire en un mot de la conscience. C’est en déployant et en développant tous les points possibles de la vision (disait le dernier Merleau-Ponty) que l'on trame au mieux la conscience et par là les possibilités de son affinement ; du moins s’il y a volonté d’accepter cette dialectique, celle du conflit, permanent, entre le Bien, ou précisément l’acceptation du devenir humain comme connaissance de soi-même, et le Mal, ou le refus du devenir humain parce qu’il lui sera préféré l’in(dé)fini de ce qui ne veut pas avoir de visage, ce qui est, là, proprement inhumain, et non pas seulement surhumain. Gageons cependant, d’un point de vue humaniste de la supériorité ontologique du Bien sur le Mal : lorsque l’être humain a davantage intérêt à viser l’affinement de son déploiement, c’est-à-dire l’optimum qualitatif ou le bon développement, que de chercher la seule conservation de soi ; du moins, s’il veut démontrer qu’il n’est pas seulement un animal déployant au maximum son degré de puissance, mais aussi un humain sachant diriger celle-ci vers un être ensemble, source de conflit, mais aussi de partage. Envers et contre tout. Voilà la gageure. Infinie. Mais qui, comme l’amour, arrive à donner des preuves de sa réalité effective lorsque telle ou telle pratique améliore, réellement, la Condition humaine.



[1]Docteur en sociologie, habilité à diriger des recherches en sciences politiques, chargé de cours à Lyon 3 et Paris X.
[2] J’en critique l’analyse dans La philosophie cannibale, Paris, La Table Ronde, 2006. Voir également, 2003 et 2002, aux éditions L’Harmattan.
[3] Dans La jeunesse d’Auguste Comte et la formation du positivisme, (II), Paris, Vrin, 1964, p. 5, Henri Gouhier peut-il écrire : « Dans le Discours sur l’ensemble du positivisme Auguste comte a énuméré les divers sens du mot positif : « relatif, organique, précis, certain, utile, réel » (Discours sur l’ensemble du positivisme, 1ère partie, § 22. Cf. Discours sur l’esprit positif, p. 49 à 53. »
[4] Paris, Calmann-Lévy, 1969, repris dans TEL Gallimard, 1996.
[5] L’éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Paris, 1964, Plon, p. 14, 15, et note 1 p. 15-16.
[6] La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Paris, Gallimard, 1976, p. 21.
[7] Joseph Nuttin, Théorie de la motivation humaine, Paris, PUF, 1980, p. 30.
[8]Comte constatait que « les facultés affectives ont la prédominance sur les qualités intellectuelles » (en italique dans le texte) in Discours sur l’esprit positif, Paris, éditions Garnier, 1949, tome second, note 2, p.6.
[9] Sein un Zeit-1927-, dixième édition, Paris, § 23. La spatialité de l’être-au-monde, (139), traduction Emmanuel Martineau, éditions Authentica, 1985, p. 115) : « On connaît le développement ultérieur de l’interprétation des affects dans le stoïcisme, ainsi que la manière dont la philosophie patristique et scolastique l’a transmise aux temps modernes. On omet seulement de remarquer que l’interprétation ontologique fondamentale de l’affectif en général n’a pratiquement pas réussi à accomplir de progrès notable depuis Aristote. Au contraire : les affects et les sentiments sont intégrés à la catégorie des phénomènes psychiques, dont ils forment le plus souvent la troisième classe après le représenter et le vouloir. Ils sombrent au rang de phénomènes d’accompagnement ».
[10] Jean Baechler, démocraties, Paris, Calmann-Lévy, 1985, p.401 et suivantes.
[11]Angèle Kremer-Marietti, Auguste Comte et la science politique, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 22.
[12] Bertrand de Jouvenel, essai sur la politique de Rousseau, in Du Contrat social de Jean-jacques Rousseau, Genève, Les éditions du cheval ailé, (Constant Bourquin), 1947, p.56 et suivantes : « (...) Sixième Promenade : « (...) Dès que mon devoir et mon cœur étaient en conflit, le premier eut rarement la victoire ». Et encore : « Jamais homme ne conduisit moins sur des principes et des règles et ne suivit plus aveuglément ses penchants ». Quel Spartiate est-ce là ? En 1753 Rousseau n’a pas encore plongé en lui-même peut-être un regard si pénétrant. Mais un secret effroi le détourne d’une morale de l’effort. Eh quoi ! Toujours se vaincre ? Le faut-il ? Sans doute, pour dompter les mauvais penchants ! Mais combien il vaudrait mieux que les penchants mêmes inclinassent doucement au bien ! s’il était possible, on ferait l’économie de la vertu, de cette pénible vertu ! C’est ainsi sans doute le secret de l’immortelle séduction exercée par Rousseau : les belles choses l’enivrent, leur difficulté le rebute, il cherche un chemin facile. Tout ensemble il excite l’enthousiasme et flatte la paresse ».
[13] Oulahbib, La philosophie cannibale, La table Ronde, 2006.
[14]Jean-François Lyotard, Moralités postmodernes, Paris, Galilée, 1993, p. 89.
[15] Idéologie et terreur, 1953, Review of Politics, vol.15, n°3, repris dans la seconde édition des Origines du totalitarisme, publié en français in Enzo Traverso, Le totalitarisme, Seuil/essais, 2001, p.516.
[16] La technique et la science comme idéologie, (La fin de la métaphysique), Paris, éditions Denoël/Gonthier, 1978, p. 134.
[17] Réflexions sur L’histoire allemande, Paris, Gallimard,1992, p. 45. Notons que dans la traduction de Jean-René Ladmiral du livre de Jügen Habermas déjà cité (La technique et la science...op.cit., note 14) Entzauberung est traduit par « désacralisation » (p.4).
[18]Nipperdey ajoute cette remarque, décapante qui montre bien d’ailleurs en quoi Weber visait avec ce terme le monde déchu de la magie, et non pas le fait que la perte de celle-ci crée de la déception (ce qui n’est pas la même chose) :« Lorsque les ruisseaux et les rivières n’abritent plus de nymphes ou d’autres créatures surnaturelles, c’est alors qu’on peut construire des moulins en toute tranquillité » (Ibidem, p. 33).
[19]Behler Ernst, Le premier romantisme allemand, traduction E. Déculot, C. Helmreich, Paris, PUF, 1996.
[20]Oulahbib, Le nihilisme français contemporain, Paris, L’Harmattan, 2003.
[21]Jean Baechler, Démocraties, op.cit. Vilfredo Pareto, The Rise and fall of Elites, (1901), Library of Congress, Transaction Publishers, 2006,
[22] Totalités, éléments, structures en psychologie, Paris, PUF, 1995.
[23] Sociologie et anthropologie. Essai sur le don, Paris, Quadrige, 1983.
[24] Reuchlin Maurice, Les différences individuelles dans le développement conatif de l’enfant, Paris, Puf, 1990.
[25] La tension psychologique et ses oscillations, in Traité de Psychologie, sous la direction de Georges Dumas, Paris, éditions Félix Alcan, 1923, Tome I, chapitre IV, I, L’automatisme des tendances,p. 921.
[26] Le visible et l’invisible, Paris, éditions TEL, 1979.
[27] Ainsi Pierre Janet relate (in De l’angoisse à l’extase, 1975 -1926-, éditions Société Pierre Janet, T.2, p. 111) que pour Maine de Biran le : « sentiment de la liberté et le sentiment même de l'existence ne peuvent pas être mis en question au moment de l'effort moteur » (Maine de Biran, Œuvres inédites, I. p. 284) .
[28] J’en esquisse la possibilité dans Méthode et évaluation du développement humain, Paris, éditions l’Harmattan, 2006, p. 94.

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