Professeur Jean Bricmont
Institut de Physique théorique et mathématique, UCL
Chemin du Cyclotron 2
B-1348 Louvain-la-neuve, Belgique
E-mail: bricmont@fyma.fyma.ucl.ac.be
Pour un usage nuancé de Popper
(Éditorial du N° 254 de AFIS Science et pseudo-science, octobre
2002.)
J'ai souvent lu ou entendu un argument, en général présenté
comme incontournable, qui affirme que, contrairement aux sciences, les pseudo-sciences,
les idéologies et les religions ne sont pas falsifiables. Cet argument
est attribué au philosophe Karl Popper qui cherchait à établir
un critère de démarcation entre sciences et pseudo-sciences. Notons
que Popper utilisait son critère pour attaquer les prétentions
scientifiques du marxisme et de la psychanalyse plus que celles de l'astrologie
ou des médecines parallèles, mais on peut réfléchir
aux implications de son critère également pour ces dernières.
Voyons d'abord ce que " falsifiable " veut dire et ensuite en quoi
cette notion, entendue dans un sens ou un autre, peut servir de critère
de démarcation. Premièrement, on pourrait dire qu'une théorie
est falsifiable si elle fait des prédictions que certaines observations
pourraient en principe invalider. Une théorie sera alors déclarée
non scientifique si aucune observation concevable ne peut la mettre en question.
Ce critère peut exclure des idées " métaphysiques
", par exemple que Dieu est tout-puissant. Tant qu'on ne se prononce pas
sur la façon dont cette toute-puissance s'exerce dans le monde ici-bas,
aucune observation ne peut réfuter cette théorie et on peut à
bon droit la déclarer non-scientifique. Mais cela ne nous mène
pas très loin parce que, d'une part, les partisans de ce genre de théorie
se réclament rarement de la science, d'autre part, cela ne s'applique
pas aux pseudo-sciences usuelles, qui font un grand nombre de prédictions
observables. Evidemment, elles sont alors souvent fausses. Et, là intervient
une autre idée de Popper: lorsque la théorie fait des prédictions
qui s'avèrent être fausses, elle doit tout simplement être
abandonnée (si, du moins, ses partisans veulent rester scientifiques).
Mais alors, on se heurte à un autre problème : est-ce que les
vraies sciences se plient bien à ce critère ? Popper le pense
et donne comme exemple la déflexion de la lumière (venant d'étoiles
lointaines) par le soleil : les théories de la gravitation de Newton
et d'Einstein prédisent des résultats différents pour ce
phénomène. L'observation est en accord avec la théorie
d'Einstein, donc sa théorie est acceptée et remplace celle de
Newton. Mais les choses sont rarement aussi simples. Pour se limiter aux théories
de la gravitation, on savait, longtemps avant Einstein, que l'orbite de la planète
Mercure n'obéissait pas exactement aux lois de Newton. D'un point de
vue strictement poppérien, la théorie était dès
lors falsifiée et aurait dû être rejetée. Pourtant,
ce n'est que lorsqu'est apparue la théorie d'Einstein, qui prédisait
correctement l'orbite de Mercure, que ce fait a été considéré
comme " falsifiant " la théorie de Newton. On pourrait donner
bien d'autres exemples qui montrent que la question de savoir quand une théorie
est falsifiée est en fait fort compliquée. Popper pensait qu'il
est impossible d'être absolument sûr que tous les cygnes sont blancs
(parce qu'il est impossible de les observer tous), mais qu'il est possible de
falsifier cette assertion en découvrant un seul cygne noir. La plupart
des propositions en sciences sont bien plus complexes que cela et peuvent rarement
être testées individuellement :dans chaque expérience, on
doit faire un grand nombre d'hypothèses auxiliaires, ne serait-ce que
sur le fonctionnement et la fiabilité des appareils de mesure. En particulier,
le mouvement de Mercure aurait pu trouver toutes sortes d'autres explications,
par exemple l'influence d'une planète inconnue, qui n'auraient pas mis
en cause la théorie de Newtonen tant que telle. Popper fait néanmoins
une observation psychologique importante :quand on discute avec des partisans
des pseudo-sciences ou avec des marxistes ou des freudiens dogmatiques, on a
vite l'impression qu'ils cherchent à " éviter la falsification
", soit en se retranchant derrière des assertions vagues ou banales,
soit en donnant des explications arbitraires lorsque leurs prédictions
ne se vérifient pas. Il reste que si l'on veut utiliser Popper pour faire
une distinction nette entre science et non-science, on se heurte au problème
suivant : soit la falsification est entendue en un sens trop vague pour "
éliminer " les pseudo-sciences, soit elle est entendue en un sens
trop strict pour " garder " les sciences. Les faiblesses de l'épistémologie
de Popper ne seraient pas si graves si ce n'est que, lorsque des historiens
des sciences comme Kuhn ou des philosophes comme Feyerabend les ont mises à
jour, d'aucuns en ont tiré la conclusion qu'il n'existe rien de spécifique
à la " méthodescientifique " et aucune différence
entre science et pseudo-science. La réponse à cela consiste à
faire remarquer que les différences entre les deux, en fait, sont énormes
et sont visibles indépendamment de ce que l'on pense d'une épistémologie
particulière. Les sciences ne sont pas seulement " falsifiables
", elles ont à leur actif un nombre incalculablede succès
pratiques et théoriques. Elles sont capables d'évoluer et de se
corriger, elles ont transformé notre façon de vivre. Rien de cela
n'est vrai pour les pseudo-sciences, dans la pratique desquelles on trouve en
plus de la malhonnêteté et de la mauvaise foi à profusion.
Ce qui est vrai, c'est qu'il est difficile sinon impossible de donner un critère
précis et unique qui sépare science et non-science. Remarquons,
à titre d'analogie, que si l'on se déplace de Paris à Tokyo,
on ne peut pas dire, sauf par convention, qu'il y a un endroit précis
où finit l'Europe et où commence l'Asie. Néanmoins, en
effectuant ce voyage, on passe bien de l'un à l'autre. En résumé,
on peut faire un certain usage des idées de Popper pour combattre les
pseudo-sciences ; mais il faut, d'une part, éviter d'exiger que celles-ci
respectent des normes épistémologiques qui sont rarement respectées
par les sciences elles-mêmes ; d'autre part, éviter de se laisser
enfermer dans une discussion philosophique subtile alors qu'en fait on se trouve
face à un problème qui, conceptuellement, est relativement simple.