DOGMA

Professeur Jean Bricmont

Institut de Physique théorique et mathématique, UCL
Chemin du Cyclotron 2
B-1348 Louvain-la-neuve, Belgique
E-mail: bricmont@fyma.fyma.ucl.ac.be

(Note: Jean Bricmont est co-auteur avec Alan Sokal du livre Impostures intellectuelles. 1ère édition, Odile Jacob, 1997 ; 2ème édition , Le Livre de Poche, 1999).

 

Impostures intellectuelles

Quelques réflexions sur l'épistémologie et les sciences humaines*

Article publié dans Res Publica juin 2001

I. Introduction

Un de mes amis s'est exclamé, après avoir écouté la conférence d'un professeur célèbre: " X fut brillant. Bien entendu, je n'ai pas compris un traître mot de ce qu'il a dit." Réflexion déjà entendue ? En ce qui me concerne, certainement. Trois possibilités peuvent être envisagées à ce propos. L'une : que mon ami soit un idiot ou plutôt qu'il ne possède pas les connaissances requises pour suivre l'exposé. Une autre : que le célèbre professeur soit un mauvais pédagogue. Enfin, il est également possible que la conférence soit une somme de non-sens ou de banalités dissimulées derrière un jargon obscur. Comment savoir laquelle de ces possibilités est la bonne ?
Sans aucun doute, la plupart des disciplines scientifiques sont trop techniques pour être accessibles aux non-experts: généralement, la difficulté est réelle. Par contre, charlatans, prêtres et chamans ont pendant des siècles utilisé des formules magiques, des langues inconnues et des signes cabalistiques pour intimider leurs auditoires et cacher l'irrationalité de leurs discours. Des phénomènes semblables peuvent-ils se produire de nos jours dans les milieux académiques ? Comment le savoir?

Il est évidemment impossible de présenter les critères permettant de différencier sans la moindre équivoque ce qui est sensé et ce qui ne l'est pas. Dans cet article, je vais néanmoins tenter d’éclairer cette question en partant d’une expérience faite par un de mes amis, Alan Sokal, et de ce qu'il en résulta.

L'expérience consistait à soumettre à une revue culturelle américaine à la mode, Social Text, un article ayant pompeusement le titre " Transgresser les frontières: vers une herméneutique transformative de la gravitation quantique", bourré d'absurdités et présenté dans un jargon scientifique fantaisiste ou pseudo-scientifique. Ainsi, partant d'une observation (obscure) du philosophe français Jacques Derrida comme quoi " la constante einsteinienne n'est pas une constante, n'est pas un centre. C'est le concept même de variabilité - c'est, en fin de compte, le concept du jeu", Sokal relia cette observation à la (véritable) "invariance de l'équation
einsteinienne du champ Gμν = 8πGTμν sous les difféomorphismes non-linéaires de l'espace-temps" et il aboutissait à la conclusion suivante :
"Le π d'Euclide et le G de Newton, qu'on croyait jadis constants et universels, sont maintenant perçus dans leur inéluctable historicité; et l'observateur putatif devient fatalement décentré, déconnecté de tout lien épistémique à un point de l'espace-temps qui ne peut plus être défini par la géométrie seule." [Sokal (1996a)]

Le reste de l'article était de la même veine. Pour donner un autre exemple, Sokal écrivait:
"De même que les féministes libérales sont souvent satisfaites par un agenda minimal revendiquant l'égalité légale et sociale pour les femmes ainsi que le libre choix d'avorter [pro-choice en anglais], les mathématiciens libéraux (et même parfois socialistes) se contentent souvent de travailler dans le cadre hégémonique de Zermelo-Fraenkel (qui, reflétant ainsi ses origines libérales du dix-neuvième siècle, incorpore déjà l'axiome de l'égalité) auquel on ajoute seulement l'axiome du choix."

Tout cela est, bien sûr, absurde ; l'axiome de l'égalité définit ce qu’on veut dire lorsqu’on dit que deux ensembles sont égaux et l'axiome du choix n'a strictement rien à voir avec l'avortement.

Et pourtant, l'article a été accepté et publié.

Toutefois, cela ne prouve pas grand-chose en soi. Cela révèle, tout au plus, que les éditeurs d'une revue en vogue ne s'inquiètent pas outre mesure de publier un article qu'ils ne comprennent manifestement pas. Plus frappant encore est le fait - sur lequel on ne mit pas suffisamment l'accent dans le débat qui suivit - qu'ils publièrent un article dont ils ne pouvaient pas supposer que leurs lecteurs (dont la plupart ne sont pas des scientifiques) y comprendraient quelque chose. C’est l'exemple type d'un parti pris délibéré d'hermétisme.

Une autre découverte fut faite durant la rédaction de cet article. Sokal étant méconnu dans les milieux des études culturelles, il donna une "respectabilité" à son article en le truffant de citations d'éminents intellectuels français et américains à propos de prétendues implications philosophiques et sociales des mathématiques et de la physique. Les citations sont, en réalité, absurdes ou dénuées de sens, mais elles sont, malheureusement authentiques. Les auteurs cités forment un véritable panthéon de la "théorie française" actuellement au goût du jour dans les Facultés de littérature des universités anglaises et américaines. Ses recherches en bibliothèque lui firent découvrir encore bien d'autres citations dénuées de sens, et, après quelques hésitations, nous avons décidé de les rendre publiques. Notre livre, Impostures intellectuelles (Sokal et Bricmont, 1997), provoqua certains remous lors de sa parution en France, en automne 1997.

2. Exemples

Pour illustrer ce que j'avance, laissez-moi vous donner quelques exemples de citations puisées tout d’abord dans l’œuvre du psychanalyste Jacques Lacan.

2.1 Jacques Lacan

Lacan est un des psychanalystes parmi les plus célèbres, mais aussi parmi les plus controversés. Il n'entre pas dans mon propos de discuter de son travail sur la psychanalyse, mais bien de certaines de ses nombreuses références aux mathématiques. Ainsi dans l'extrait suivant :
"Dans cet espace de la jouissance, prendre quelque chose de borné, fermé, c'est un lieu, et en parler c'est une topologie. [...] De ce lieu de l'Autre, d'un sexe comme Autre, comme Autre absolu, que nous permet d'avancer le plus récent développement de la topologie ? J'avancerai ici le terme "compacité". Rien de plus compact qu'une faille, s'il est bien clair que l'intersection de tout ce qui s'y ferme étant admise comme existante sur un nombre infini d'ensembles, il en
résulte que l'intersection implique ce nombre infini. C'est la définition même de la compacité." (Lacan, 1975)

Lacan utilise, ici, plusieurs mots qui entrent dans la définition mathématique de la compacité (intersection, fermé etc....) mais sans se préoccuper le moins du monde de leur signification. Sa "définition" est dépourvue de sens. Et bien sûr, il ne donne aucun argument qui puisse justifier, de façon concevable, la relation entre compacité et "jouissance".
Dans d'autres textes, Lacan "développe" le rôle des nombres imaginaires :
"D'où résulte qu'à calculer celle-ci, selon l'algèbre dont nous faisons usage, à savoir :
Schema 1
avec S=(-1), on a : Schema 2

... C'est ainsi que l'organe érectile vient à symboliser la place de la jouissance, non pas en tant que lui-même, ni même en tant qu'image, mais en tant que partie manquante à l'image désirée : c'est pourquoi il est égalable au Schema 3 de la signification plus haut produite, de la jouissance qu'il restitue par le coefficient de son énoncé à la fonction de manque de signifiant: (-1)." [Lacan(1971); séminaire tenu en 1960]

Il est évident que la racine carrée de -1 apparaît profonde et mystérieuse pour celui qui n'a pas étudié les mathématiques. Mais la relation entre la racine carrée de -1 et la jouissance est encore plus étrange.

On retrouve dans les travaux de Lacan de nombreuses autres utilisations abusives, notamment en logique mathématique, en géométrie et dans la théorie des nœuds. Il est raisonnable de penser qu'au lieu de faire des analogies honnêtes et utiles, Lacan recourait à ces références dans le but d'impressionner, par une érudition superficielle, son auditoire non-expert en mathématique et pour recouvrir son discours d’un vernis de scientificité.

2. 2 Julia Kristeva

Julia Kristeva a abordé dans ses écrits de nombreux domaines. Les textes que nous citons ici sont relativement anciens et nous soulignons le fait qu'elle a abandonné depuis longtemps cette approche. Cependant, ils illustrent parfaitement l'attitude qui consiste à essayer ou prétendre faire de la science alors que l'on ne fait simplement que reprendre des termes et des formules scientifiques dans une argumentation.
Dans son livre Séméiotiké, Kristeva tente de construire une "logique" du langage poétique. Elle fait référence à divers concepts de logique formelle et à la théorie des ensembles.
En voici un exemple :
“ Ayant admis que le langage poétique est un système formel dont la théorisation peut relever de la théorie des ensembles, nous pouvons constater, en même temps, que le fonctionnement de la signification poétique obéit aux principes désignés par l'axiome du choix. Celui-ci stipule qu'il existe une correspondance univoque, représentée par une classe, qui associe à chacun des ensembles non vides de la théorie (du système) un de ses éléments:
Schema 4
[Un(A) - " A est unique"; Em(x) -"la classe x est vide".]
Autrement dit, on peut choisir simultanément un élément dans chacun des ensembles non-vides dont on s'occupe. Ainsi énoncé, l'axiome est applicable dans notre univers ε du lp. Il précise comment toute séquence comporte le message du livre (Kristeva 1969, p. 189, italiques dans le texte original)

Pour l’exprimer diplomatiquement, il semble étrange d'introduire l'axiome du choix - utilisé en mathématique pour établir l'existence d'ensembles infinis- dans une théorie du langage poétique. Et bien sûr, la pertinence de l'axiome est affirmée mais pas argumentée. Séméiotiké est le premier livre écrit par Kristeva et l'a rendu célèbre. Tout aussi aussi intéressant est de constater comment il fut encensé:
"Julia Kristeva change la place des choses; elle détruit toujours le dernier préjugé, celui dont on croyait pouvoir se rassurer et s'enorgueillir; ce qu'elle déplace, c'est le déjà-dit, c'est-à-dire l'insistance du signifié, c'est-à-dire la bêtise; ce qu'elle subvertit, c'est l'autorité, celle de la science monologique, de la filiation. Son travail est entièrement neuf, exact... (Roland Barthes, 1970, p. 19, à propos de Séméiotiké: Recherches pour une sémanalyse)

2.3 Luce Irigaray
Luce Irigaray a abordé des domaines très divers , allant de la psychanalyse et de la linguistique à la philosophie des sciences. Dans ce dernier domaine, elle soutient que:
"[...] Quant à Einstein, la principale question capitale qu'il pose, à mon avis, est qu'il ne nous laisse pas d'autre chance que son Dieu, étant donné son intérêt pour les accélérations sans rééquilibrages électromagnétiques. Certes il jouait du violon; la musique a préservé son équilibre personnel. Mais pour nous, que représente cette relativité générale qui nous fait la loi en dehors des centrales nucléaires et qui met en cause notre inertie corporelle, condition vitale nécessaire?" (Irigaray 1987a, p219-220)

Voici qui est plutôt remarquable: " des accélérations sans rééquilibrages électromagnétiques" ; or, ne sont que pure invention d'Irigaray. Cela n'a pas de sens en physique et Einstein ne pouvait pas s'intéresser à ce sujet inexistant. Ajoutons à ceci que la relativité générale n'a aucun rapport avec les centrales nucléaires (elle la confond sans doute avec la relativité restreinte). Elle s'interroge également:
"L'équation E=Mc2 est-elle une équation sexuée? Peut-être que oui. Faisons l'hypothèse que oui dans la mesure où elle privilégie la vitesse de la lumière par rapport à d'autres vitesses dont nous avons vitalement besoin. Ce qui me semble une possibilité de la signature sexuée de l'équation, ce n'est pas directement ses utilisations par les armements nucléaires; c'est d'avoir privilégié ce qui va le plus vite... "(Irigaray 1987b, p. 110)

Quoi qu'il en soit des "autres vitesses dont nous avons vitalement besoin", la relation d'Einstein E=Mc2 entre l'énergie (E) et la masse (M) est expérimentalement vérifiée avec une très grande précision, et elle ne serait évidemment pas valable si la vitesse de la lumière (c) était remplacée par une autre vitesse.
Nous avons aussi trouvé d'autres élucubrations d'Irigaray en rapport avec la logique et la mécanique des liquides, de Deleuze et Guattari sur le calcul différentiel et intégral, de Latour et Virilio sur la relativité, de Baudrillard sur la théorie du chaos et la géométrie non-euclidienne, de Debray et Serres sur le théorème de Gödel, de Badiou sur l'hypothèse du continu.
Au mieux, les textes sont confus, au pire, ils sont dénués de sens. Mais, ce qui est le plus important, c’est que les auteurs ne montrent en aucun cas qu'ils tentent de communiquer honnêtement leurs idées à leurs lecteurs. On peut suspecter que leur but soit sans doute d'impressionner le lecteur par leur érudition superficielle et leur jargon incompréhensible.

3. Objections

Je voudrais réfuter brièvement quelques objections exprimées contre notre critique.

3.1 Vous ignorez le contexte.

Les défenseurs de Lacan et autres pourraient soutenir que leur usage de concepts scientifiques est valable et même profond, et que nos critiques ratent leurs cibles parce que nous ne comprenons pas le contexte. Après tout, nous reconnaissons volontiers que nous ne comprenons pas toujours le reste de leur œuvre. Ne serions-nous pas des scientifiques prétentieux et bornés, incapables de comprendre quelque chose de subtil et de profond?
Nous répondons, tout d'abord, que lorsque des concepts mathématiques ou physiques sont invoqués dans un autre domaine, il faut donner un argument qui justifie leur pertinence. Dans tous les cas cités ici, nous avons constaté qu'aucun argument n'est fourni, ni là où l'extrait cité apparaît ni ailleurs dans l'ouvrage.
De plus, il existe des "points de repères" qui permettent de voir si des mathématiques sont introduites pour de bonnes raisons intellectuelles, ou simplement pour impressionner le lecteur. Tout d'abord, dans le premier cas, l'auteur doit posséder une bonne connaissance des mathématiques employées (en particulier, il doit éviter de commettre de grossières erreurs) et il devrait expliquer les notions techniques requises, aussi clairement que possible, en des termes qui soient accessibles au lecteur présumé (qui est sans doute un non-scientifique). Deuxièmement, comme les concepts mathématiques ont un sens précis, les mathématiques sont utiles principalement dans les domaines où les concepts ont eux aussi un sens précis. Il est difficile de voir comment la notion mathématique d'espace compact peut être appliquée utilement à quelque chose d'aussi mal défini que " l'espace de la jouissance" en psychanalyse. Enfin, il faut être particulièrement sceptique lorsque des concepts mathématiques extrêmement abstraits (tels que l'axiome du choix en théorie des ensembles) qui ne sont presque jamais utilisés en physique - et sûrement pas en chimie ou en biologie- deviennent subitement pertinents en sciences humaines et sociales.

3.2 Ce ne sont que des métaphores ou des analogies.

C'est probable pour certains des textes que nous avons cités. Mais, à quoi servent ces métaphores? Le rôle d'une métaphore est généralement d'éclairer un concept peu familier en le reliant à un concept qui l'est davantage, pas l'inverse. Si, dans un séminaire de physique théorique, nous essayions d'expliquer un concept très technique en théorie quantique des champs en le comparant au concept d'aporie dans la théorie littéraire de Jacques Derrida, nos auditeurs physiciens se demanderaient avec raison quel est le but de cette métaphore (qu'elle soit raisonnable ou non) si ce n'est tout simplement d'étaler notre érudition. De la même façon, nous voyons mal l'utilité qu'il pourrait y avoir à invoquer, même métaphoriquement, des notions scientifiques qu'on maîtrise très mal à l'intention d'un public non spécialisé. Ne s'agirait-il pas plutôt de faire passer pour profonde une affirmation philosophique ou sociologique banale en l'habillant d'une terminologie savante?

3.3 Les sciences de la nature font aussi usage d'un jargon technique.

Les auteurs accusés d'utiliser un langage obscur répondent fréquemment que l'on utilise également un langage très technique dans les sciences exactes. Cependant - faut-il le souligner ? - il existe une différence énorme entre un discours complexe en raison de la nature intrinsèque de son sujet et celui dont la vacuité ou la banalité est bien masquée par une prose délibérément obscure. Il faut admettre, il est vrai, qu'il n'est pas toujours facile d'évaluer la difficulté à laquelle on est confronté; cependant, il semble qu'il existe certains critères permettant de différencier ce qui est sérieux et ce qui est obscur. Dans les cas de difficulté légitime, on peut expliquer en termes simples quels phénomènes la théorie cherche à étudier, quels sont ses principaux résultats et quels sont les arguments les plus forts en sa faveur. Ainsi, même si aucun de nous n'a une formation en biologie, nous sommes tous capables de suivre, à un niveau élémentaire, des développements dans ce domaine par la lecture de livres de bonne vulgarisation. On peut parcourir un chemin qui mène à une connaissance plus approfondie du sujet. Il en va de même pour les ouvrages sérieux en sociologie et en philosophie. Au contraire, certains discours obscurs donnent l'impression que le lecteur est invité à faire une expérience semblable à une révélation pour accéder à leur compréhension.

3.4. Ce n'est pas pertinent et c'est marginal

Bien sûr, dans cet article tout comme dans l'article de Sokal, les citations sont relativement brèves. Mais dans notre livre, nous avons rassemblé une série de textes plus longs permettant de montrer qu'il ne s'agissait pas d'erreurs isolées. Il n'en est pas moins vrai que ces auteurs sont très peu intéressés par les mathématiques et la physique. Nous insistons sur le fait que nous ne faisons pas en soi la critique des théories de Lacan, Kristeva et autres: cela sortirait de notre domaine de compétence. Nos constatations ne démontrent pas non plus que toute leur œuvre serait dénuée de sens. La seule chose que nous affirmions avoir prouvé, c’est qu'une partie de leur œuvre témoigne soit d'une imposture intellectuelle, soit d'une incompétence grossière (nous n'avons pas la prétention de préciser laquelle des deux).
Mais cela peut être plus important qu'il n'y paraît. Les croyances qui sont acceptées sur la base d'une mode ou d'un dogme sont particulièrement vulnérables lorsqu'on met en question ne serait-ce qu’une partie infime de leur fondement. Par exemple, les découvertes géologiques faites aux dix-huitième et dix-neuvième siècles ont montré que la Terre est bien plus vieille que les 5000 ans qui lui sont attribués par la Bible; et bien que ces découvertes n’eussent directement contredit qu'une petite partie de la Bible, elles eurent pour effet de mettre en cause la crédibilité globale de celle-ci en tant que récit historique, ce qui fait que peu de gens aujourd'hui (en dehors des Etats-Unis) croient littéralement à la Bible, comme le faisait la majorité des Européens d'il y a quelques siècles. Contrastons cela avec l'œuvre de Isaac Newton: on estime que 90 % de ses écrits sont de l'alchimie ou du mysticisme. Et alors? Le reste repose sur des considérations empiriques et rationnelles solides et survit pour cette raison. Une remarque similaire peut être faite pour Descartes: sa physique est en grande partie fausse, mais certaines des questions philosophiques qu'il a soulevées restent intéressantes.
Si l'on peut soutenir la même chose pour les auteurs que nous citons, alors nos critiques ont une importance marginale. Mais si, en outre, ces auteurs sont devenus des stars internationales principalement pour des raisons sociologiques plutôt qu'intellectuelles, et en partie parce qu'ils sont des maîtres du langage et peuvent impressionner leurs auditoires grâce à une terminologie savante (scientifique et non-scientifique), alors les révélations contenues dans notre livre peuvent avoir un intérêt considérable.
Les réactions, parfois de colère, que notre livre provoqua en France, renforcent cette dernière supposition. Peu de critiques prirent la peine de contester nos constatations - en expliquant par exemple pourquoi la terminologie mathématique utilisée dans les citations était employée de façon sensée; ils se contentèrent de nous attaquer sur des intentions qu’ils nous attribuaient (telle que la francophobie) ou notre étroitesse d'esprit. Ils eurent également recours à un artifice rhétorique bien connu: élargir la cible de l'adversaire de façon à le rendre ridicule. On nous a accusé de rejeter toute métaphore et analogie, tout usage poétique du langage, tout transfert de concept entre des domaines différents, et plus généralement toute pensée critique. Mais nous sommes seulement opposés à la mystification, ce qui est tout différent. Il semble que certaines personnes, lorsqu'elles apprennent qu'elles ont été mystifiées, semblent plus fâchées contre ceux qui le leur fait découvrir que contre les charlatans eux-mêmes.

4. Relativisme épistémologique

Le relativisme culturel et épistémologique est une autre cible du canular de Sokal. Une partie de l'intelligentsia américaine estime que la science est devenue une "narration" parmi beaucoup d'autres et qu'elle ne nous apporte pas une compréhension plus objective du monde que les systèmes de croyances traditionnels. Sokal débutait son article par la présentation d'une version extrême de ces idées afin de vérifier si les éditeurs n'auraient pas eu d'objections à formuler (or, ils n'en formulèrent pas):
"Beaucoup de scientifiques, et en particulier de physiciens, continuent à rejeter l'idée que les disciplines pratiquant la critique sociale ou culturelle puissent avoir un impact autre que marginal sur leur recherche. Ils acceptent encore moins l'idée que les fondements mêmes de leur vision du monde doivent être revus ou reconstruits à la lumière de telles critiques. Au contraire, ils s'accrochent au dogme imposé par la longue hégémonie des Lumières sur la pensée occidentale, qui peut brièvement être résumé ainsi: il existe un monde extérieur à notre conscience, dont les propriétés sont indépendantes de tout individu et même de l'humanité tout entière; ces propriétés sont encodées dans les lois physiques ‘éternelles’; et les êtres humains peuvent obtenir de ces lois une connaissance fiable, bien qu'imparfaite et sujette à révision, en suivant les procédures ‘objectives’ et les contraintes épistémologiques de la (prétendue) méthode scientifique.
Mais des bouleversements conceptuels dans la science du vingtième siècle ont mis en question cette métaphysique cartésiano-newtonnienne[1]; des études qui ont révisé en profondeur l'histoire et la philosophie des sciences ont encore aggravé les doutes à son sujet[2] ; et plus récemment, les critiques féministes et post-structuralistes ont démystifié le contenu de la pratique scientifique occidentale dominante, révélant l'idéologie de domination cachée derrière la façade de ‘l'objectivité’[3]. Il est ainsi devenu de plus en plus clair que la ‘réalité’ physique, tout autant que la ‘réalité’ sociale, est fondamentalement une construction linguistique et sociale; que la ‘connaissance’ scientifique, loin d'être objective, reflète et encode les idéologies dominantes et les relations de pouvoir de la culture qui l'a produite, que les assertions de la science sont, de façon inhérente, dépendantes de la théorie [ theory-laden] et auto-référentielles, et par conséquent, que le discours de la communauté scientifique, malgré sa valeur indéniable, ne peut pas prétendre à un statut épistémologique privilégié par rapport aux narrations contre-hégémoniques émanant de communautés dissidentes ou marginalisées." (Sokal; 1996)


Nous consacrons un chapitre de notre livre à dissiper les diverses confusions implicites dans ces idées. En gros, deux types d'arguments sont à la base du courant relativiste actuel. Les uns, philosophiques, sont liés à la disparition du positivisme logique, les autres, historico-sociologiques, se trouvent dans les travaux de Kuhn et dans ce qu'on a appelé le "programme fort" en sociologie des sciences. Je ferai ici une synthèse de ces arguments et j'esquisserai notre réponse.[4]

Un des arguments philosophiques est, par exemple, le suivant: "les faits, quels qu'ils soient, ne déterminent jamais les théories". C'est ce qu'on appelle parfois la thèse de Duhem-Quine. Une autre idée reliée à la précédente est que "l'observation" dépend de la théorie. Il n'y a pas d'observations "pures". Il est facile de comprendre pourquoi. Supposons deux théories, A et B, avec chacune des prédictions différentes. Supposons que les expérimentations donnent systématiquement raison à la théorie A. Un partisan de la théorie B pourra toujours objecter que les appareils de mesures (télescopes, microscopes, ...) employés lors des expérimentations, ne fonctionnent pas comme prévu. D’habitude, on n’argumente pas uniquement pour le plaisir, mais, si c’est ce que vous voulez faire, et si vous êtes suffisamment habile vous pourrez continuer à argumenter ainsi sans jamais vous contredire, et (ce qui est une remarque philosophique importante) sans jamais “ contredire les faits ”, car vous pouvez soutenir que le seul "fait" révélé par l'expérience mentionnée ci-dessus est que les appareils de mesure ne fonctionnent pas comme prévu, contrairement à ce que prétendent vos adversaires[5].
En pratique, bien sûr, il vient un moment où il serait ridicule de poursuivre une telle argumentation, mais rien de plus: si vous n'essayez pas de comprendre ou de changer le monde, vous pouvez rester un sceptique votre vie durant, et personne ne pourra prouver que vous vous contredisez. Cependant, la cohérence que les sciences exactes apportent aux milliers d'expériences, les découvertes surprenantes faites sur base de prédictions théoriques et la myriade d'applications technologiques font qu'il est tout à fait déraisonnable de mettre en doute le fait que les sciences exactes donnent une compréhension partiellement objective du monde. La science n'apporte pas de certitudes absolues, (à la différence de ce que certaines personnes prétendent ou ont prétendu en ce qui concerne l’apport des religions révélées ou de la philosophie spéculative) : elle apporte "uniquement" des inférences raisonnables; mais c'est sans doute tout ce que l'être humain, avec ses limitations cognitives intrinsèques, peut espérer atteindre[6].

La mise en question historico-sociologique, issue des travaux de Kuhn, se présente sous des formes diverses: l'une d'elles souligne le rôle joué historiquement par les préconceptions théoriques dans l'interprétation des "données"; ce que Kuhn appelle un changement de "paradigme" signifie que le cadre théorique dans lequel les questions sont posées et les expériences interprétées, change; et ce changement peut bien avoir lieu avant même de disposer des preuves empiriques nécessaires pour justifier ce changement. Ainsi, une manière radicale de lire Kuhn (et ce n'est pas nécessairement ce qu'il pensait) est de dire que ces preuves empiriques sont simplement une sorte de prophétie auto-réalisée: comme le cadre théorique a changé, on "verra", par exemple, partout des atomes; non parce qu'ils existent mais parce que la communauté scientifique a décidé d'interpréter toutes les données en ce sens. Un pas supplémentaire est fait avec les "nouveaux" sociologues des sciences, tels que Barnes et Bloor, ou, jusqu'à un certain point, Latour. Leur objectif[7] consiste à trouver une théorie sociologique qui explique de façon causale l’évolution de la connaissance scientifique ; ils insistent sur le fait que cette théorie doit être impartiale vis-à-vis de la vérité ou de la fausseté et "symétrique" dans son mode d'explication. Ils souhaitent, en particulier, expliquer pourquoi certaines théories sont acceptées par la communauté scientifique sans jamais faire appel à des notions comme la "nature", la "vérité" ou le "rationnel". Et le lien avec la lecture radicale de Kuhn est facile à faire: si les changements de "paradigmes", ne sont pas dus à la "nature", c'est qu'ils ont probablement une cause purement socio-historique.

Il est facile de réfuter la lecture de Kuhn esquissée ici. En effet, l'étude de l'histoire humaine, en particulier de l'histoire des sciences, s'élabore selon des méthodes qui ne sont pas radicalement différentes de celles utilisées en sciences exactes: on étudie des documents, on cherche les inférences les plus rationnelles, on procède à des inductions vraisemblables en fonction des données disponibles, etc. Si des arguments du même type utilisés en physique ou en biologie ne devaient pas nous permettre d'arriver à des conclusions plus ou moins fiables, pourquoi devrions-nous accorder une foi quelconque à l'historien? Pourquoi parler de façon réaliste de catégories historiques, à commencer par les paradigmes, si c'est une illusion de se référer de façon réaliste à des concepts scientifiques (qui sont d'ailleurs définis bien plus précisément) comme les électrons ou l'ADN?

En ce qui concerne le programme fort, l'objection de base est la même. Soit leurs partisans adoptent un scepticisme radical vis-à-vis de notions telles que la vérité ou la rationalité; mais dans ce cas, on ne voit pas pourquoi ils chercheraient à construire une sociologie "scientifique". Soit ils admettent que certaines croyances (par exemple les leurs) sont "vraiment rationnelles" et que cette rationalité doit, au moins en partie, expliquer les raisons de leurs croyances; dans ce cas, il leur faut expliquer ce qui différencie la sociologie des autres théories scientifiques, par exemple des sciences naturelles, et expliquer soit pourquoi ces dernières sont entièrement dénuées de rationalité, soit pourquoi leur rationalité n’a aucun pouvoir dans le fait que nous acceptons certaines théories plutôt que d’autres.
Bien sûr, je ne nie pas que de nombreuses personnes (y compris des scientifiques) croient en diverses théories pour toutes sortes de raisons, dont la plupart ne sont pas rationnelles et qu'une approche sociologique de tels systèmes de croyance puisse être valable. Mais le "programme fort" va plus loin: il veut mettre fondamentalement de côté la rationalité des théories scientifiques, ce qui est une position intenable.
En résumé, nous ne faisons pas une critique de tous les travaux de Quine, Kuhn ou Feyerabend, travaux qui contiennent des idées tout à fait valables mais nous critiquons uniquement les formules ambiguës (par exemple chez Kuhn), les idées choquantes (Feyerabend), et surtout la lecture radicale de leurs thèses, qui a conduit à l’esprit "postmoderne" de l’époque actuelle.

5. Conclusions

Dans cette dernière section, je voudrais faire quelques remarques spéculatives sur les raisons pour lesquelles les textes que nous avons critiqués ont reçu tant d'attention. Je voudrais aussi expliquer la perspective plus large dans laquelle doit se situer notre travail.

5.1 Le roi est nu.

Tout le monde connaît l'histoire de l'enfant qui criait: "le roi est nu". Il faut cependant rappeler la raison pour laquelle personne n'informa le roi pour dire qu'il courait sans vêtements: les escrocs qui avaient feint d'avoir tissé ses vêtements, avaient convaincu tout le monde (y compris le roi) que le fait de ne pas voir les vêtements étaient un signe évident d'incompétence. On peut observer un effet identique avec les discours obscurs en général et pas uniquement avec ceux repris dans notre livre. Celui qui ose demander: "qu'est-ce que cela veut dire? Je ne comprends pas" est considéré comme intellectuellement déficient et renvoyé à ses chères études.

Pour ne citer qu'un exemple (d’autres sont repris dans notre livre): il est vraiment peu probable que Roland Barthes ait compris quoi que ce soit à l’invocation par Kristeva du théorème de Gödel ou de l'axiome du choix dans Séméiotiké. Mais l’admettre équivaudrait à reconnaître sa propre ignorance. De la même façon, l’ami mentionné dans l'introduction se sentait spontanément coupable de ne pas comprendre le célèbre professeur.
Tout ceci a un effet néfaste sur l'enseignement: les étudiants apprennent à répéter et à élaborer des discours auxquels ils ne comprennent pas grand-chose. Ils peuvent même, s'ils ont de la chance, faire carrière à l'université, en devenant expert dans l'art de manipuler un jargon érudit. Après tout, Sokal a bien réussi, après trois mois d'étude, à maîtriser suffisamment le langage postmoderne pour publier un article dans une revue prestigieuse. Comme la commentatrice Katha Pollitt l'a très justement fait remarquer, "l'aspect comique de l'incident Sokal est qu'il suggère que même les postmodernes ne comprennent pas réellement ce qu'écrivent leurs collègues, et qu'ils se déplacent à travers les textes en passant d'un nom ou d’un mot familier à un autre, comme une grenouille qui traverse un étang boueux en sautant sur les nénuphars".(Pollit,1996)

Ironie supplémentaire de l'affaire Sokal: le canular a été publié dans une édition spéciale, consacrée à ce que les éditeurs avaient appelé (à mauvais escient, selon nous) la "guerre des sciences". Ces éditeurs étaient soi-disant des "critiques des sciences"; néanmoins, ils ont accepté un texte incompréhensible, peut-être parce qu'il flattait en partie leurs préjugés et parce qu'il était écrit par un scientifique[8]; par ce fait, ils montraient qu'ils ont dans les scientifiques une bien plus grande confiance qu'ils ne veulent admettre. Et c'est Sokal, et non eux, qui mit en question une telle confiance aveugle.

5.2 La pertinence ou non des sciences exactes.

On nous demande souvent si les principes des sciences exactes sont utiles ou applicables aux sciences sociales et humaines. Il est, à l'évidence, impossible de répondre à cette question de manière générale. Mais, à nouveau, il est possible de donner des "points de repères".
Tout d'abord, je voudrais souligner que, même si certains nous accusent d'être des scientifiques arrogants, lançant des attaques impérialistes contre les sciences sociales, il s'agit précisément du contraire: notre point de vue sur le rôle des sciences 'dures' est plutôt modeste. Ne serait-ce pas merveilleux (pour nous mathématiciens et physiciens) si le théorème de Gödel ou si la théorie de la relativité avaient réellement des conséquences immédiates et profondes pour l'étude de la société? Ou si l'on pouvait faire usage de l'axiome du choix pour l'étude de la poésie? Ou si la topologie avait quelque chose à voir avec l’esprit humain? Hélas, ce n'est pas le cas.
Voyons pourquoi: supposons que demain une expérience correctement contrôlée contredise de manière flagrante la théorie de la relativité ou la mécanique quantique. Ce serait une révolution dans le domaine de la physique. Mais quelle conséquence cela pourrait-il bien avoir pour des sociologues ou des psychologues? Inversement, pourquoi des personnes s'intéressant aux sciences humaines doivent elles "importer" des concepts issus de ces théories physiques lorsque celles-ci semblent bien établies?

Lors d'un débat à propos du livre, une philosophe faisait remarquer que le principe d'incertitude d'Heisenberg avait beaucoup d'importance dans une perspective pédagogique. Un physicien lui demanda quelle valeur il fallait attribuer à la constante de Planck[9] pour que son argument soit valide. Dans la discussion qui suivit, il apparut que ce qu'elle comprenait vraiment à propos du "principe d'incertitude" était que l'on ne peut jamais être sûr de rien. Cette dernière affirmation peut être ou ne pas être utile en pédagogie, mais elle n'a absolument rien à voir avec la mécanique quantique (de plus, si l'on ne peut être sûr de quoi que ce soit, pourquoi alors accorder du crédit à la mécanique quantique?)[10].
Je voudrais ajouter que, même si les lois physiques au niveau atomique sont exprimées dans un langage probabiliste, il n'empêche que les théories déterministes puissent être valides (avec une très bonne approximation) à d'autres niveaux, par exemple en mécanique des fluides ou même éventuellement (et plus approximativement encore) pour certains phénomènes sociaux ou économiques. Réciproquement, même si les lois physiques fondamentales étaient parfaitement déterministes, notre ignorance nous forcerait à introduire un grand nombre de modèles probabilistes pour étudier les phénomènes à d'autres niveaux comme les gaz ou les sociétés.

On peut aussi s’inspirer du développement de la biologie. Celle-ci ne s'est pas développée en "singeant" la physique, mais en développant ses propres concepts (p.ex. la sélection naturelle). De plus, il n'y a pas de "balle magique" en sciences: importer des concepts peut être utile mais ce ne peut être un substitut à des travaux de longue haleine ou à la vérification des théories au moyen des expériences et des observations.

5.3 Le dualisme méthodologique

La plupart des gens ont spontanément une vue dualiste du monde: nous nous considérons comme des êtres dotés d'un libre arbitre, d'une conscience, d'intentions etc... tandis que le monde du non-vivant semble fait d'objets inanimés obéissant à des lois naturelles. Cependant, le développement de la science nous a conduits à une vue plus moniste: pour comprendre la vie, nous n'avons pas besoin d'une substance spéciale irréductible à la physique et à la chimie. De plus, les êtres humains sont le résultat d'une évolution par sélection naturelle, comme les autres animaux. Cela ne veut pas dire qu'il n’existe pas de questions difficiles, par exemple à propos de la conscience, et je ne souhaite pas entrer dans ce problème assez complexe (ontologique) du monisme par opposition au dualisme. Mais je pense qu'une attitude devrait être défendue, indépendamment de l'opinion qu'on a sur ce qui précède, à savoir un certain type de monisme méthodologique: essayez d'étudier l'esprit/ cerveau avec en gros les mêmes méthodes que l’on utilise pour étudier le reste de l'univers. Eviter de couper le monde en deux parties, c’est-à-dire: se fier à une approche unique pour étudier l'univers physique, tous les animaux et la plus grande partie du corps humain, puis changer radicalement d'approche dans l'étude de la psychologie ou de la sociologie, autrement dit dans l'étude de tout ce qui est au-dessus du cou chez l'homme.
En d'autres termes, si les sciences humaines veulent profiter des succès indubitables des sciences exactes, elles pourraient, plutôt que d'extrapoler les concepts techniques de celles-ci, s'inspirer de ce qu'il y a de meilleur dans leur principes méthodologiques.[11]
Ce que cela signifie est, bien sûr, assez vague; de plus, ce n'est pas écrit une fois pour toutes: la "méthode scientifique" évolue en même temps que les découvertes scientifiques (p.ex. si l'on est conscient de l'importance des effets psychosomatiques, la pertinence des tests en "double-aveugle" est bien plus évidente). Cependant, il y a certaines règles, dont beaucoup nous ont été léguées par les Lumières, et qui sont le reflet du succès des sciences exactes: évaluer la validité d'une proposition en fonction des faits et des raisonnements qui la soutiennent, et non des qualités personnelles ou de l'identité de ses partisans ou de ses détracteurs; se méfier de l'interprétation des textes sacrés (et certains textes qui ne sont pas religieux au sens usuel du terme peuvent très bien remplir ce rôle) ainsi que de l'argument d'autorité.

D’une façon générale, faire confiance aux faits et aux données, pas aux dogmes. En particulier, ne pas imposer de dogmes méthodologiques comme si leur acceptation était nécessaire pour "être scientifique".
Le monisme méthodologique est rarement contesté de façon explicite, mais je pense qu'il y a de nombreux exemples où il est nié implicitement. Pour prendre un exemple extrême: il est difficile de croire que des gens qui sont fondamentalement scientifiques
dans leur approche de l'esprit/cerveau puissent prendre au sérieux une approche telle que celle de Lacan, tellement éloignée des données empiriques[12]. Mais il y a et il y a eu des exemples moins extrêmes de dualisme méthodologique[13]:
Déclarer que l'esprit et le cerveau sont une "tabula rasa" et, en ce sens, qu'ils sont uniques parmi tous les organes de l'homme ou de l'animal.
L'idée apparentée que la théorie de l'évolution ne puisse probablement pas donner un éclairage sur le fonctionnement de l'esprit/cerveau[14].
L'idée, en ce qui concerne le cerveau, que l'introspection ou l'intuition sont des moyens privilégiés d'analyse.
L'idée, fondamentale dans le "programme fort" en sociologie des sciences, que la rationalité doit être exclue a priori en tant que cause des croyances scientifiques.
L'idée que la société ou l'histoire doit être étudiée au moyen d'une méthode spéciale, "dialectique", totalement inconnue dans les sciences exactes.
Accorder crédit aux thérapies psychologiques incontrôlées ou incontrôlables.

Comme le dualisme méthodologique est rarement formulé explicitement, il est également rarement défendu explicitement. Cependant, on entend souvent des arguments indirects en sa faveur, la plupart du temps sous la forme d’attaques contre l’application de méthodes scientifiques ordinaires à l'homme (habituellement, ces méthodes sont écartées comme étant simplistes ou réductionnistes). En gros, trois types d'arguments sont invoqués : à savoir que l'application des méthodes scientifiques "ordinaires" à l'homme est soit nuisible, soit impossible , soit inutile. Je commenterai brièvement ces arguments (certes, une discussion plus longue et plus rigoureuse serait, ici aussi, nécessaire).
Ces méthodes sont nuisibles: cette critique résulte du fait que des régimes politiques autoritaires ou certaines formes de thérapie ont fait beaucoup de tort, tout en affirmant s’exercer au nom d'une approche "scientifique" chez l'homme. Ici, la réponse est double: avant tout, la plupart de ces approches n'étaient, en réalité, absolument pas scientifiques. Mais, ne l’oublions pas - et c'est le plus important - ce n'est pas la science qui impose les valeurs; aussi objectif que puisse être un domaine donné de connaissance, il ne peut nous contraindre à agir dans une certaine direction. Ceci s'applique aux sciences exactes autant qu'aux sciences de "l'esprit". Il ne faut pas oublier qu'une science exacte "objective", telle que la physique, peut aussi être utilisée à des fins nuisibles (p.ex. pour fabriquer des bombes). Cependant, en fin de compte, je crois qu’il est difficile de trouver un argument convaincant plaidant pour l'ignorance.
Ces méthodes sont impossibles: Cet argument fait souvent appel à la notion de libre arbitre ou à l'impossibilité de réaliser certaines expériences chez l'homme, pour des raisons éthiques. Remarquons que Sénèque avait prédit, en parlant du mouvement des comètes: "Le jour viendra où, par une étude suivie de plusieurs siècles, les choses actuellement cachées paraîtront avec évidence, et la postérité s'étonnera que des vérités si claires nous aient échappé". A cette époque, l'étude des comètes pouvait sembler impossible de la même manière qu'une approche scientifique de l'homme le serait actuellement (comment pouvait-on étudier les comètes, puisqu'il n'y avait pas de télescopes...). Ajoutons à cela que de très nombreuses découvertes ont été faites ces dernières décennies, en neurophysiologie, dans la théorie de la perception, en sciences cognitives ou dans la théorie de l'évolution.. Bien sûr, ces théories ne concernent pas nos sentiments les plus profonds; mais avant d'affirmer qu'un aspect ou l'autre de notre personnalité se situe "hors de portée de la science", prenons patience et pensons au commentaire de Sénèque. En fin de compte, la question du libre arbitre est un faux problème. Le sentiment que nous avons d'être libre ainsi que son origine sont naturellement mystérieux; et ce n'est pas la science qui pourra empêcher ce sentiment ou qui pourra expliquer de manière satisfaisante qu'il ne s'agit que d'une simple illusion. Comme notre compréhension du comportement humain est fort incomplète, il est toujours possible de classer le libre arbitre dans tout ce qui, actuellement, n'est pas compris scientifiquement et de continuer à progresser ainsi. Il n'y a aucun risque que le cercle se referme dans un futur prévisible.
Une approche scientifique est inutile: on soutient parfois qu'il existe une approche alternative, fondée par exemple sur l'introspection, sur l'interprétation ou sur la compréhension intuitive de nos semblables. Je crois que plusieurs choses sont ici confondues : premièrement, il est vrai que nous disposons de plusieurs moyens d'interagir avec le monde (humain ou non): à travers l'art, notre intuition, etc. Je ne prétend pas ici que l'un est "supérieur" à l'autre. Il est vrai aussi que nous sommes en relation avec d'autres êtres humains via nos sentiments et nos capacités de deviner les sentiments des autres. Mais il existe aussi une approche cognitive bien définie du monde; et c’est un fait, au moins en ce qui concerne le monde "matériel", que les sciences modernes nous ont donné une image bien plus précise et fiable que n'importe quoi d’autre obtenu avec nos autres moyens d'interaction avec le monde (après tout, nous pouvons aussi faire appel à notre intuition pour comprendre ce qu'est le "corps"). A nouveau, il est difficile de voir quels arguments a priori valables on pourrait invoquer pour affirmer que la situation soit radicalement différente pour l'esprit.
Ce qui est vrai, cependant, c'est que notre compréhension actuelle de l'esprit est beaucoup moins avancée que ne l’est celle du corps. Il est vrai aussi que de nombreux aspects de l'esprit (p.ex. nos sentiments les plus profonds) sont actuellement beaucoup mieux compris grâce à l'art ou à la littérature que grâce à la science (mais d'une autre manière), et il est possible qu’il en soit toujours ainsi (mais nous n'en sommes pas certains). Enfin, certaines situations concrètes, particulièrement en thérapies, exigent des réponses urgentes à des questions pour lesquelles il n'y a pas de bonne réponse scientifique. A long terme, cependant, il est peu probable que l'on gagne à affirmer qu'on sait plus qu’on ne sait réellement.
Bertrand Russell caractérisait le groupe de philosophes auquel il appartenait en disant: "Ils admettent honnêtement que l'intellect humain n'est pas capable d'apporter des réponses concluantes aux nombreuses questions essentielles pour l'humanité, mais ils refusent de croire qu'il existe un chemin ‘supérieur’ de la connaissance par lequel on peut accéder à des vérités cachées de la science et de l'intellect" (Russell, 1961 p.789).
En résumé, je n'ai pas d'idée préconçue sur la question de savoir jusqu'à quel point une approche scientifique peut ou doit être envisagée chez l'homme, mais puisque il n'existe pas de véritable alternative, nous ne pouvons que suivre cette voie aussi loin que possible.

5.4 Quelle importance?

Beaucoup de nos collègues pensent que ce que nous faisons est une perte de temps. D'un point de vue strictement scientifique, c'est tout à fait vrai. Cependant, nous sommes soucieux de l'influence que le genre de travail que nous critiquons peut avoir sur la culture générale: si n'importe quoi peut être dit à propos des sciences, pourquoi les prendre au sérieux? Le relativisme épistémologique et culturel et la pensée confuse à propos des sciences se renforcent l'une l'autre. De plus, nous craignons que le scepticisme et l'hostilité envers la science et la raison n’aboutissent finalement à des désastres culturels si l'on reste sans réaction: le scepticisme disparaîtra et le fondamentalisme religieux ou d'autres formes d'irrationalisme fort prendront sa place.
De plus, comme le notait George Orwell, il y a cinquante ans, dans son essai Politics and the English Language : "le principal avantage qu'il y a à écrire clairement, c'est que lorsque vous faites une remarque stupide, sa stupidité sera évidente pour tout le monde, y compris pour vous-même". Par contre, la pensée confuse empoisonne le vie intellectuelle et renforce l'anti-intellectualisme facile, déjà bien répandu dans le public.
Si les intellectuels veulent apporter une contribution positive à l'évolution de la société, ils peuvent le faire surtout en clarifiant les idées ambiantes et en démystifiant les discours dominants, pas en y ajoutant leurs propres mystifications. Une pensée ne devient pas "critique" simplement en s'attribuant ce titre, mais en vertu de son contenu.

Remerciements

Je remercie Alan Sokal pour son aide et je remercie la "Vlaamse Vereniging voor Psychiaters-Psychotherapeuten" pour m'avoir invité à présenter cette conférence.


[1] Heisenberg (1958), Bohr (1963)
[2] Kuhn (1983), Feyerabend (1979), Latour (1995), Aranowitz (1988), Bloor (1991).
[3] Merchant (1980), Keller (1985), Harding (1986,1991), Haraway (1989,1991), Best (1991).
[4] Je souligne que cette brève esquisse ne fait pas et ne peut faire justice à certaines distinctions subtiles. Je renvoie à notre livre pour une discussion plus pointue.
[5] Une façon plus abstraite d’énoncer cette idée est de dire que les données et les théories constituent une toile complexe qui ne peut pas être complètement démêlée (par exemple, en concepts fondés uniquement sur l'observation et en concepts purement théoriques, à l'instar de ce que souhaitaient certains positivistes logiques).
[6] Bien évidemment, je ne suggère pas de croire aveuglément ce que les scientifiques affirment; au contraire: un comportement critique face aux assertions des scientifiques fait partie de l'attitude scientifique (sûrement observée par les scientifiques vis-à-vis des assertions de leurs collègues).
[7] Souvent appelé le "programme fort". Voir par exemple Bloor (1991).



[8] Qu'un des éditeurs de la revue Social Text avait appelé un "allié muni de diplômes adéquats" (Robbins, 1996, p. 28).
[9] Une valeur qui apparaît dans les inégalités exprimées dans ce “ principe ”.
[10] J'ai un jour entendu la réflexion suivante: "chaque application du principe d'incertitude d'Heisenberg en sciences sociales doit être considérée comme coupable à moins qu'on ne prouve son innocence".

[11] Je suis parfaitement conscient que de nombreuses personnes travaillant dans le secteur des sciences humaines considèrent ce que je dis ici comme un lieu commun.
[12] Pour donner un exemple de plus pris dans notre livre: si un biologiste souhaite appliquer dans sa recherche, des notions élémentaires de topologie en mathématiques, des notions sur la théorie des ensembles ou sur la géométrie différentielle, on lui demandera quelques explications. Une vague analogie ne serait pas prise au sérieux par ses collègues. Par contre, Lacan peut affirmer, sans être contesté sérieusement, que la diversité dans "un tore, une bouteille de Klein, un cross-cut" explique " beaucoup de choses sur la structure de la maladie mentale. " (Lacan 1970)
[13] Je souligne que cette liste est partielle, et qu'il serait trop long d'expliquer exactement le lien entre chacun des points ci-dessus et le dualisme méthodologique.
[14] Pour les deux derniers points, voir p.ex. les articles dans Barkow et al. (1992).

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