Institut de Physique théorique et mathématique, UCL
Chemin du Cyclotron 2
B-1348 Louvain-la-neuve, Belgique
E-mail: bricmont@fyma.fyma.ucl.ac.be
(Note: Jean Bricmont est co-auteur avec Alan Sokal du livre Impostures
intellectuelles. 1ère édition, Odile Jacob, 1997 ;
2ème édition , Le Livre de Poche, 1999).
Un de mes amis s'est exclamé, après avoir écouté
la conférence d'un professeur célèbre: " X fut brillant.
Bien entendu, je n'ai pas compris un traître mot de ce qu'il a dit."
Réflexion déjà entendue ? En ce qui me concerne, certainement.
Trois possibilités peuvent être envisagées à ce
propos. L'une : que mon ami soit un idiot ou plutôt qu'il ne possède
pas les connaissances requises pour suivre l'exposé. Une autre :
que le célèbre professeur soit un mauvais pédagogue.
Enfin, il est également possible que la conférence soit une
somme de non-sens ou de banalités dissimulées derrière
un jargon obscur. Comment savoir laquelle de ces possibilités est la
bonne ?
Sans aucun doute, la plupart des disciplines scientifiques sont trop techniques
pour être accessibles aux non-experts: généralement, la
difficulté est réelle. Par contre, charlatans, prêtres
et chamans ont pendant des siècles utilisé des formules magiques,
des langues inconnues et des signes cabalistiques pour intimider leurs auditoires
et cacher l'irrationalité de leurs discours. Des phénomènes
semblables peuvent-ils se produire de nos jours dans les milieux académiques
? Comment le savoir?
Il est évidemment impossible de présenter les critères
permettant de différencier sans la moindre équivoque ce qui
est sensé et ce qui ne l'est pas. Dans cet article, je vais néanmoins
tenter d’éclairer cette question en partant d’une expérience
faite par un de mes amis, Alan Sokal, et de ce qu'il en résulta.
L'expérience consistait à soumettre à une revue culturelle
américaine à la mode, Social Text, un article ayant pompeusement
le titre " Transgresser les frontières: vers une herméneutique
transformative de la gravitation quantique", bourré d'absurdités
et présenté dans un jargon scientifique fantaisiste ou pseudo-scientifique.
Ainsi, partant d'une observation (obscure) du philosophe français Jacques
Derrida comme quoi " la constante einsteinienne n'est pas une constante, n'est
pas un centre. C'est le concept même de variabilité - c'est,
en fin de compte, le concept du jeu", Sokal relia cette observation à
la (véritable) "invariance de l'équation
einsteinienne du champ Gμν = 8πGTμν
sous les difféomorphismes non-linéaires de l'espace-temps"
et il aboutissait à la conclusion suivante :
"Le π d'Euclide et le G de Newton, qu'on croyait jadis
constants et universels, sont maintenant perçus dans leur inéluctable
historicité; et l'observateur putatif devient fatalement décentré,
déconnecté de tout lien épistémique à un
point de l'espace-temps qui ne peut plus être défini par la géométrie
seule." [Sokal (1996a)]
Le reste de l'article était de la même veine. Pour donner un
autre exemple, Sokal écrivait:
"De même que les féministes libérales sont souvent satisfaites
par un agenda minimal revendiquant l'égalité légale et
sociale pour les femmes ainsi que le libre choix d'avorter [pro-choice en
anglais], les mathématiciens libéraux (et même parfois
socialistes) se contentent souvent de travailler dans le cadre hégémonique
de Zermelo-Fraenkel (qui, reflétant ainsi ses origines libérales
du dix-neuvième siècle, incorpore déjà l'axiome
de l'égalité) auquel on ajoute seulement l'axiome du choix."
Tout cela est, bien sûr, absurde ; l'axiome de l'égalité
définit ce qu’on veut dire lorsqu’on dit que deux ensembles
sont égaux et l'axiome du choix n'a strictement rien à voir
avec l'avortement.
Et pourtant, l'article a été accepté et publié.
Toutefois, cela ne prouve pas grand-chose en soi. Cela révèle,
tout au plus, que les éditeurs d'une revue en vogue ne s'inquiètent
pas outre mesure de publier un article qu'ils ne comprennent manifestement
pas. Plus frappant encore est le fait - sur lequel on ne mit pas suffisamment
l'accent dans le débat qui suivit - qu'ils publièrent un article
dont ils ne pouvaient pas supposer que leurs lecteurs (dont la plupart ne
sont pas des scientifiques) y comprendraient quelque chose. C’est l'exemple
type d'un parti pris délibéré d'hermétisme.
Une autre découverte fut faite durant la rédaction de cet article.
Sokal étant méconnu dans les milieux des études culturelles,
il donna une "respectabilité" à son article en le truffant de
citations d'éminents intellectuels français et américains
à propos de prétendues implications philosophiques et sociales
des mathématiques et de la physique. Les citations sont, en réalité,
absurdes ou dénuées de sens, mais elles sont, malheureusement
authentiques. Les auteurs cités forment un véritable panthéon
de la "théorie française" actuellement au goût du jour
dans les Facultés de littérature des universités anglaises
et américaines. Ses recherches en bibliothèque lui firent découvrir
encore bien d'autres citations dénuées de sens, et, après
quelques hésitations, nous avons décidé de les rendre
publiques. Notre livre, Impostures intellectuelles (Sokal et Bricmont,
1997), provoqua certains remous lors de sa parution en France, en automne
1997.
Pour illustrer ce que j'avance, laissez-moi vous donner quelques exemples
de citations puisées tout d’abord dans l’œuvre du
psychanalyste Jacques Lacan.
2.1 Jacques Lacan
Lacan est un des psychanalystes parmi les plus célèbres, mais
aussi parmi les plus controversés. Il n'entre pas dans mon propos de
discuter de son travail sur la psychanalyse, mais bien de certaines de ses
nombreuses références aux mathématiques. Ainsi dans l'extrait
suivant :
"Dans cet espace de la jouissance, prendre quelque chose de borné,
fermé, c'est un lieu, et en parler c'est une topologie. [...] De ce
lieu de l'Autre, d'un sexe comme Autre, comme Autre absolu, que nous permet
d'avancer le plus récent développement de la topologie ? J'avancerai
ici le terme "compacité". Rien de plus compact qu'une faille, s'il
est bien clair que l'intersection de tout ce qui s'y ferme étant admise
comme existante sur un nombre infini d'ensembles, il en
résulte que l'intersection implique ce nombre infini. C'est la définition
même de la compacité." (Lacan, 1975)
Lacan utilise, ici, plusieurs mots qui entrent dans la définition mathématique
de la compacité (intersection, fermé etc....) mais sans se préoccuper
le moins du monde de leur signification. Sa "définition" est dépourvue
de sens. Et bien sûr, il ne donne aucun argument qui puisse justifier,
de façon concevable, la relation entre compacité et "jouissance".
Dans d'autres textes, Lacan "développe" le rôle des nombres imaginaires
:
"D'où résulte qu'à calculer celle-ci, selon l'algèbre
dont nous faisons usage, à savoir :
avec S=(-1), on a :
... C'est ainsi que l'organe érectile vient à symboliser la
place de la jouissance, non pas en tant que lui-même, ni même
en tant qu'image, mais en tant que partie manquante à l'image désirée
: c'est pourquoi il est égalable au de la signification plus haut produite, de
la jouissance qu'il restitue par le coefficient de son énoncé
à la fonction de manque de signifiant: (-1)." [Lacan(1971); séminaire
tenu en 1960]
Il est évident que la racine carrée de -1 apparaît profonde
et mystérieuse pour celui qui n'a pas étudié les mathématiques.
Mais la relation entre la racine carrée de -1 et la jouissance est
encore plus étrange.
On retrouve dans les travaux de Lacan de nombreuses autres utilisations abusives,
notamment en logique mathématique, en géométrie et dans
la théorie des nœuds. Il est raisonnable de penser qu'au lieu
de faire des analogies honnêtes et utiles, Lacan recourait à
ces références dans le but d'impressionner, par une érudition
superficielle, son auditoire non-expert en mathématique et pour recouvrir
son discours d’un vernis de scientificité.
2. 2 Julia Kristeva
Julia Kristeva a abordé dans ses écrits de nombreux domaines.
Les textes que nous citons ici sont relativement anciens et nous soulignons
le fait qu'elle a abandonné depuis longtemps cette approche. Cependant,
ils illustrent parfaitement l'attitude qui consiste à essayer ou prétendre
faire de la science alors que l'on ne fait simplement que reprendre des termes
et des formules scientifiques dans une argumentation.
Dans son livre Séméiotiké, Kristeva tente de construire
une "logique" du langage poétique. Elle fait référence
à divers concepts de logique formelle et à la théorie
des ensembles.
En voici un exemple :
“ Ayant admis que le langage poétique est un système
formel dont la théorisation peut relever de la théorie des ensembles,
nous pouvons constater, en même temps, que le fonctionnement de la signification
poétique obéit aux principes désignés par l'axiome
du choix. Celui-ci stipule qu'il existe une correspondance univoque, représentée
par une classe, qui associe à chacun des ensembles non vides de la
théorie (du système) un de ses éléments:
[Un(A) - " A est unique"; Em(x) -"la classe x
est vide".]
Autrement dit, on peut choisir simultanément un élément
dans chacun des ensembles non-vides dont on s'occupe. Ainsi énoncé,
l'axiome est applicable dans notre univers ε du lp.
Il précise comment toute séquence comporte le message du
livre (Kristeva 1969, p. 189, italiques dans le texte original)
Pour l’exprimer diplomatiquement, il semble étrange d'introduire
l'axiome du choix - utilisé en mathématique pour établir
l'existence d'ensembles infinis- dans une théorie du langage poétique.
Et bien sûr, la pertinence de l'axiome est affirmée mais pas
argumentée. Séméiotiké est le premier livre
écrit par Kristeva et l'a rendu célèbre. Tout aussi aussi
intéressant est de constater comment il fut encensé:
"Julia Kristeva change la place des choses; elle détruit toujours le
dernier préjugé, celui dont on croyait pouvoir se rassurer et
s'enorgueillir; ce qu'elle déplace, c'est le déjà-dit,
c'est-à-dire l'insistance du signifié, c'est-à-dire la
bêtise; ce qu'elle subvertit, c'est l'autorité, celle de la science
monologique, de la filiation. Son travail est entièrement neuf, exact...
(Roland Barthes, 1970, p. 19, à propos de Séméiotiké:
Recherches pour une sémanalyse)
2.3 Luce Irigaray
Luce Irigaray a abordé des domaines très divers , allant de
la psychanalyse et de la linguistique à la philosophie des sciences.
Dans ce dernier domaine, elle soutient que:
"[...] Quant à Einstein, la principale question capitale qu'il pose,
à mon avis, est qu'il ne nous laisse pas d'autre chance que son Dieu,
étant donné son intérêt pour les accélérations
sans rééquilibrages électromagnétiques. Certes
il jouait du violon; la musique a préservé son équilibre
personnel. Mais pour nous, que représente cette relativité générale
qui nous fait la loi en dehors des centrales nucléaires et qui met
en cause notre inertie corporelle, condition vitale nécessaire?" (Irigaray
1987a, p219-220)
Voici qui est plutôt remarquable: " des accélérations
sans rééquilibrages électromagnétiques" ;
or, ne sont que pure invention d'Irigaray. Cela n'a pas de sens en physique
et Einstein ne pouvait pas s'intéresser à ce sujet inexistant.
Ajoutons à ceci que la relativité générale n'a
aucun rapport avec les centrales nucléaires (elle la confond sans doute
avec la relativité restreinte). Elle s'interroge également:
"L'équation E=Mc2 est-elle une équation sexuée? Peut-être
que oui. Faisons l'hypothèse que oui dans la mesure où elle
privilégie la vitesse de la lumière par rapport à d'autres
vitesses dont nous avons vitalement besoin. Ce qui me semble une possibilité
de la signature sexuée de l'équation, ce n'est pas directement
ses utilisations par les armements nucléaires; c'est d'avoir privilégié
ce qui va le plus vite... "(Irigaray 1987b, p. 110)
Quoi qu'il en soit des "autres vitesses dont nous avons vitalement besoin",
la relation d'Einstein E=Mc2 entre l'énergie (E) et la masse (M) est
expérimentalement vérifiée avec une très grande
précision, et elle ne serait évidemment pas valable si la vitesse
de la lumière (c) était remplacée par une autre vitesse.
Nous avons aussi trouvé d'autres élucubrations d'Irigaray en
rapport avec la logique et la mécanique des liquides, de Deleuze et
Guattari sur le calcul différentiel et intégral, de Latour et
Virilio sur la relativité, de Baudrillard sur la théorie du
chaos et la géométrie non-euclidienne, de Debray et Serres sur
le théorème de Gödel, de Badiou sur l'hypothèse
du continu.
Au mieux, les textes sont confus, au pire, ils sont dénués de
sens. Mais, ce qui est le plus important, c’est que les auteurs ne montrent
en aucun cas qu'ils tentent de communiquer honnêtement leurs idées
à leurs lecteurs. On peut suspecter que leur but soit sans doute d'impressionner
le lecteur par leur érudition superficielle et leur jargon incompréhensible.
Je voudrais réfuter brièvement quelques objections exprimées
contre notre critique.
3.1 Vous ignorez le contexte.
Les défenseurs de Lacan et autres pourraient soutenir que leur usage
de concepts scientifiques est valable et même profond, et que nos critiques
ratent leurs cibles parce que nous ne comprenons pas le contexte. Après
tout, nous reconnaissons volontiers que nous ne comprenons pas toujours le
reste de leur œuvre. Ne serions-nous pas des scientifiques prétentieux
et bornés, incapables de comprendre quelque chose de subtil et de profond?
Nous répondons, tout d'abord, que lorsque des concepts mathématiques
ou physiques sont invoqués dans un autre domaine, il faut donner un
argument qui justifie leur pertinence. Dans tous les cas cités ici,
nous avons constaté qu'aucun argument n'est fourni, ni là où
l'extrait cité apparaît ni ailleurs dans l'ouvrage.
De plus, il existe des "points de repères" qui permettent de voir si
des mathématiques sont introduites pour de bonnes raisons intellectuelles,
ou simplement pour impressionner le lecteur. Tout d'abord, dans le premier
cas, l'auteur doit posséder une bonne connaissance des mathématiques
employées (en particulier, il doit éviter de commettre de grossières
erreurs) et il devrait expliquer les notions techniques requises, aussi clairement
que possible, en des termes qui soient accessibles au lecteur présumé
(qui est sans doute un non-scientifique). Deuxièmement, comme les concepts
mathématiques ont un sens précis, les mathématiques sont
utiles principalement dans les domaines où les concepts ont eux aussi
un sens précis. Il est difficile de voir comment la notion mathématique
d'espace compact peut être appliquée utilement à quelque
chose d'aussi mal défini que " l'espace de la jouissance" en psychanalyse.
Enfin, il faut être particulièrement sceptique lorsque des concepts
mathématiques extrêmement abstraits (tels que l'axiome du choix
en théorie des ensembles) qui ne sont presque jamais utilisés
en physique - et sûrement pas en chimie ou en biologie- deviennent subitement
pertinents en sciences humaines et sociales.
3.2 Ce ne sont que des métaphores ou des analogies.
C'est probable pour certains des textes que nous avons cités. Mais,
à quoi servent ces métaphores? Le rôle d'une métaphore
est généralement d'éclairer un concept peu familier en
le reliant à un concept qui l'est davantage, pas l'inverse. Si, dans
un séminaire de physique théorique, nous essayions d'expliquer
un concept très technique en théorie quantique des champs en
le comparant au concept d'aporie dans la théorie littéraire
de Jacques Derrida, nos auditeurs physiciens se demanderaient avec raison
quel est le but de cette métaphore (qu'elle soit raisonnable ou non)
si ce n'est tout simplement d'étaler notre érudition. De la
même façon, nous voyons mal l'utilité qu'il pourrait y
avoir à invoquer, même métaphoriquement, des notions scientifiques
qu'on maîtrise très mal à l'intention d'un public non
spécialisé. Ne s'agirait-il pas plutôt de faire passer
pour profonde une affirmation philosophique ou sociologique banale en l'habillant
d'une terminologie savante?
3.3 Les sciences de la nature font aussi usage d'un jargon technique.
Les auteurs accusés d'utiliser un langage obscur répondent fréquemment
que l'on utilise également un langage très technique dans les
sciences exactes. Cependant - faut-il le souligner ? - il existe une
différence énorme entre un discours complexe en raison de la
nature intrinsèque de son sujet et celui dont la vacuité ou
la banalité est bien masquée par une prose délibérément
obscure. Il faut admettre, il est vrai, qu'il n'est pas toujours facile d'évaluer
la difficulté à laquelle on est confronté; cependant,
il semble qu'il existe certains critères permettant de différencier
ce qui est sérieux et ce qui est obscur. Dans les cas de difficulté
légitime, on peut expliquer en termes simples quels phénomènes
la théorie cherche à étudier, quels sont ses principaux
résultats et quels sont les arguments les plus forts en sa faveur.
Ainsi, même si aucun de nous n'a une formation en biologie, nous sommes
tous capables de suivre, à un niveau élémentaire, des
développements dans ce domaine par la lecture de livres de bonne vulgarisation.
On peut parcourir un chemin qui mène à une connaissance plus
approfondie du sujet. Il en va de même pour les ouvrages sérieux
en sociologie et en philosophie. Au contraire, certains discours obscurs donnent
l'impression que le lecteur est invité à faire une expérience
semblable à une révélation pour accéder à
leur compréhension.
3.4. Ce n'est pas pertinent et c'est marginal
Bien sûr, dans cet article tout comme dans l'article de Sokal, les citations
sont relativement brèves. Mais dans notre livre, nous avons rassemblé
une série de textes plus longs permettant de montrer qu'il ne s'agissait
pas d'erreurs isolées. Il n'en est pas moins vrai que ces auteurs sont
très peu intéressés par les mathématiques et la
physique. Nous insistons sur le fait que nous ne faisons pas en soi la critique
des théories de Lacan, Kristeva et autres: cela sortirait de notre
domaine de compétence. Nos constatations ne démontrent pas non
plus que toute leur œuvre serait dénuée de sens. La seule
chose que nous affirmions avoir prouvé, c’est qu'une partie de
leur œuvre témoigne soit d'une imposture intellectuelle, soit
d'une incompétence grossière (nous n'avons pas la prétention
de préciser laquelle des deux).
Mais cela peut être plus important qu'il n'y paraît. Les croyances
qui sont acceptées sur la base d'une mode ou d'un dogme sont particulièrement
vulnérables lorsqu'on met en question ne serait-ce qu’une partie
infime de leur fondement. Par exemple, les découvertes géologiques
faites aux dix-huitième et dix-neuvième siècles ont montré
que la Terre est bien plus vieille que les 5000 ans qui lui sont attribués
par la Bible; et bien que ces découvertes n’eussent directement
contredit qu'une petite partie de la Bible, elles eurent pour effet de mettre
en cause la crédibilité globale de celle-ci en tant que récit
historique, ce qui fait que peu de gens aujourd'hui (en dehors des Etats-Unis)
croient littéralement à la Bible, comme le faisait la majorité
des Européens d'il y a quelques siècles. Contrastons cela avec
l'œuvre de Isaac Newton: on estime que 90 % de ses écrits sont
de l'alchimie ou du mysticisme. Et alors? Le reste repose sur des considérations
empiriques et rationnelles solides et survit pour cette raison. Une remarque
similaire peut être faite pour Descartes: sa physique est en grande
partie fausse, mais certaines des questions philosophiques qu'il a soulevées
restent intéressantes.
Si l'on peut soutenir la même chose pour les auteurs que nous citons,
alors nos critiques ont une importance marginale. Mais si, en outre, ces auteurs
sont devenus des stars internationales principalement pour des raisons sociologiques
plutôt qu'intellectuelles, et en partie parce qu'ils sont des maîtres
du langage et peuvent impressionner leurs auditoires grâce à
une terminologie savante (scientifique et non-scientifique), alors les révélations
contenues dans notre livre peuvent avoir un intérêt considérable.
Les réactions, parfois de colère, que notre livre provoqua en
France, renforcent cette dernière supposition. Peu de critiques prirent
la peine de contester nos constatations - en expliquant par exemple pourquoi
la terminologie mathématique utilisée dans les citations était
employée de façon sensée; ils se contentèrent
de nous attaquer sur des intentions qu’ils nous attribuaient (telle
que la francophobie) ou notre étroitesse d'esprit. Ils eurent également
recours à un artifice rhétorique bien connu: élargir
la cible de l'adversaire de façon à le rendre ridicule. On nous
a accusé de rejeter toute métaphore et analogie, tout usage
poétique du langage, tout transfert de concept entre des domaines différents,
et plus généralement toute pensée critique. Mais nous
sommes seulement opposés à la mystification, ce qui est tout
différent. Il semble que certaines personnes, lorsqu'elles apprennent
qu'elles ont été mystifiées, semblent plus fâchées
contre ceux qui le leur fait découvrir que contre les charlatans eux-mêmes.
Le relativisme culturel et épistémologique est une autre cible
du canular de Sokal. Une partie de l'intelligentsia américaine estime
que la science est devenue une "narration" parmi beaucoup d'autres et qu'elle
ne nous apporte pas une compréhension plus objective du monde que les
systèmes de croyances traditionnels. Sokal débutait son article
par la présentation d'une version extrême de ces idées
afin de vérifier si les éditeurs n'auraient pas eu d'objections
à formuler (or, ils n'en formulèrent pas):
"Beaucoup de scientifiques, et en particulier de physiciens, continuent à
rejeter l'idée que les disciplines pratiquant la critique sociale ou
culturelle puissent avoir un impact autre que marginal sur leur recherche.
Ils acceptent encore moins l'idée que les fondements mêmes de
leur vision du monde doivent être revus ou reconstruits à la
lumière de telles critiques. Au contraire, ils s'accrochent au dogme
imposé par la longue hégémonie des Lumières sur
la pensée occidentale, qui peut brièvement être résumé
ainsi: il existe un monde extérieur à notre conscience, dont
les propriétés sont indépendantes de tout individu et
même de l'humanité tout entière; ces propriétés
sont encodées dans les lois physiques ‘éternelles’;
et les êtres humains peuvent obtenir de ces lois une connaissance fiable,
bien qu'imparfaite et sujette à révision, en suivant les procédures
‘objectives’ et les contraintes épistémologiques
de la (prétendue) méthode scientifique.
Mais des bouleversements conceptuels dans la science du vingtième siècle
ont mis en question cette métaphysique cartésiano-newtonnienne[1];
des études qui ont révisé en profondeur l'histoire et
la philosophie des sciences ont encore aggravé les doutes à
son sujet[2] ; et plus récemment,
les critiques féministes et post-structuralistes ont démystifié
le contenu de la pratique scientifique occidentale dominante, révélant
l'idéologie de domination cachée derrière la façade
de ‘l'objectivité’[3].
Il est ainsi devenu de plus en plus clair que la ‘réalité’
physique, tout autant que la ‘réalité’ sociale,
est fondamentalement une construction linguistique et sociale; que la ‘connaissance’
scientifique, loin d'être objective, reflète et encode les idéologies
dominantes et les relations de pouvoir de la culture qui l'a produite, que
les assertions de la science sont, de façon inhérente, dépendantes
de la théorie [ theory-laden] et auto-référentielles,
et par conséquent, que le discours de la communauté scientifique,
malgré sa valeur indéniable, ne peut pas prétendre à
un statut épistémologique privilégié par rapport
aux narrations contre-hégémoniques émanant de communautés
dissidentes ou marginalisées." (Sokal; 1996)
Nous consacrons un chapitre de notre livre à dissiper les diverses
confusions implicites dans ces idées. En gros, deux types d'arguments
sont à la base du courant relativiste actuel. Les uns, philosophiques,
sont liés à la disparition du positivisme logique, les autres,
historico-sociologiques, se trouvent dans les travaux de Kuhn et dans ce qu'on
a appelé le "programme fort" en sociologie des sciences. Je ferai ici
une synthèse de ces arguments et j'esquisserai notre réponse.[4]
Un des arguments philosophiques est, par exemple, le suivant: "les faits,
quels qu'ils soient, ne déterminent jamais les théories". C'est
ce qu'on appelle parfois la thèse de Duhem-Quine. Une autre idée
reliée à la précédente est que "l'observation"
dépend de la théorie. Il n'y a pas d'observations "pures". Il
est facile de comprendre pourquoi. Supposons deux théories, A et B,
avec chacune des prédictions différentes. Supposons que les
expérimentations donnent systématiquement raison à la
théorie A. Un partisan de la théorie B pourra toujours objecter
que les appareils de mesures (télescopes, microscopes, ...) employés
lors des expérimentations, ne fonctionnent pas comme prévu.
D’habitude, on n’argumente pas uniquement pour le plaisir, mais,
si c’est ce que vous voulez faire, et si vous êtes suffisamment
habile vous pourrez continuer à argumenter ainsi sans jamais vous contredire,
et (ce qui est une remarque philosophique importante) sans jamais “ contredire
les faits ”, car vous pouvez soutenir que le seul "fait" révélé
par l'expérience mentionnée ci-dessus est que les appareils
de mesure ne fonctionnent pas comme prévu, contrairement à ce
que prétendent vos adversaires[5].
En pratique, bien sûr, il vient un moment où il serait ridicule
de poursuivre une telle argumentation, mais rien de plus: si vous n'essayez
pas de comprendre ou de changer le monde, vous pouvez rester un sceptique
votre vie durant, et personne ne pourra prouver que vous vous contredisez.
Cependant, la cohérence que les sciences exactes apportent aux milliers
d'expériences, les découvertes surprenantes faites sur base
de prédictions théoriques et la myriade d'applications technologiques
font qu'il est tout à fait déraisonnable de mettre en doute
le fait que les sciences exactes donnent une compréhension partiellement
objective du monde. La science n'apporte pas de certitudes absolues, (à
la différence de ce que certaines personnes prétendent ou ont
prétendu en ce qui concerne l’apport des religions révélées
ou de la philosophie spéculative) : elle apporte "uniquement" des inférences
raisonnables; mais c'est sans doute tout ce que l'être humain, avec
ses limitations cognitives intrinsèques, peut espérer atteindre[6].
La mise en question historico-sociologique, issue des travaux de Kuhn, se
présente sous des formes diverses: l'une d'elles souligne le rôle
joué historiquement par les préconceptions théoriques
dans l'interprétation des "données"; ce que Kuhn appelle un
changement de "paradigme" signifie que le cadre théorique dans lequel
les questions sont posées et les expériences interprétées,
change; et ce changement peut bien avoir lieu avant même de disposer
des preuves empiriques nécessaires pour justifier ce changement. Ainsi,
une manière radicale de lire Kuhn (et ce n'est pas nécessairement
ce qu'il pensait) est de dire que ces preuves empiriques sont simplement une
sorte de prophétie auto-réalisée: comme le cadre théorique
a changé, on "verra", par exemple, partout des atomes; non parce qu'ils
existent mais parce que la communauté scientifique a décidé
d'interpréter toutes les données en ce sens. Un pas supplémentaire
est fait avec les "nouveaux" sociologues des sciences, tels que Barnes et
Bloor, ou, jusqu'à un certain point, Latour. Leur objectif[7]
consiste à trouver une théorie sociologique qui explique de
façon causale l’évolution de la connaissance scientifique ;
ils insistent sur le fait que cette théorie doit être impartiale
vis-à-vis de la vérité ou de la fausseté et "symétrique"
dans son mode d'explication. Ils souhaitent, en particulier, expliquer pourquoi
certaines théories sont acceptées par la communauté scientifique
sans jamais faire appel à des notions comme la "nature", la "vérité"
ou le "rationnel". Et le lien avec la lecture radicale de Kuhn est facile
à faire: si les changements de "paradigmes", ne sont pas dus à
la "nature", c'est qu'ils ont probablement une cause purement socio-historique.
Il est facile de réfuter la lecture de Kuhn esquissée ici. En
effet, l'étude de l'histoire humaine, en particulier de l'histoire
des sciences, s'élabore selon des méthodes qui ne sont pas radicalement
différentes de celles utilisées en sciences exactes: on étudie
des documents, on cherche les inférences les plus rationnelles, on
procède à des inductions vraisemblables en fonction des données
disponibles, etc. Si des arguments du même type utilisés en physique
ou en biologie ne devaient pas nous permettre d'arriver à des conclusions
plus ou moins fiables, pourquoi devrions-nous accorder une foi quelconque
à l'historien? Pourquoi parler de façon réaliste de catégories
historiques, à commencer par les paradigmes, si c'est une illusion
de se référer de façon réaliste à des concepts
scientifiques (qui sont d'ailleurs définis bien plus précisément)
comme les électrons ou l'ADN?
En ce qui concerne le programme fort, l'objection de base est la même.
Soit leurs partisans adoptent un scepticisme radical vis-à-vis de notions
telles que la vérité ou la rationalité; mais dans ce
cas, on ne voit pas pourquoi ils chercheraient à construire une sociologie
"scientifique". Soit ils admettent que certaines croyances (par exemple les
leurs) sont "vraiment rationnelles" et que cette rationalité doit,
au moins en partie, expliquer les raisons de leurs croyances; dans ce cas,
il leur faut expliquer ce qui différencie la sociologie des autres
théories scientifiques, par exemple des sciences naturelles, et expliquer
soit pourquoi ces dernières sont entièrement dénuées
de rationalité, soit pourquoi leur rationalité n’a aucun
pouvoir dans le fait que nous acceptons certaines théories plutôt
que d’autres.
Bien sûr, je ne nie pas que de nombreuses personnes (y compris des scientifiques)
croient en diverses théories pour toutes sortes de raisons, dont la
plupart ne sont pas rationnelles et qu'une approche sociologique de tels systèmes
de croyance puisse être valable. Mais le "programme fort" va plus loin:
il veut mettre fondamentalement de côté la rationalité
des théories scientifiques, ce qui est une position intenable.
En résumé, nous ne faisons pas une critique de tous les travaux
de Quine, Kuhn ou Feyerabend, travaux qui contiennent des idées tout
à fait valables mais nous critiquons uniquement les formules ambiguës
(par exemple chez Kuhn), les idées choquantes (Feyerabend), et surtout
la lecture radicale de leurs thèses, qui a conduit à l’esprit
"postmoderne" de l’époque actuelle.
Dans cette dernière section, je voudrais faire quelques remarques
spéculatives sur les raisons pour lesquelles les textes que nous avons
critiqués ont reçu tant d'attention. Je voudrais aussi expliquer
la perspective plus large dans laquelle doit se situer notre travail.
5.1 Le roi est nu.
Tout le monde connaît l'histoire de l'enfant qui criait: "le roi est
nu". Il faut cependant rappeler la raison pour laquelle personne n'informa
le roi pour dire qu'il courait sans vêtements: les escrocs qui avaient
feint d'avoir tissé ses vêtements, avaient convaincu tout le
monde (y compris le roi) que le fait de ne pas voir les vêtements étaient
un signe évident d'incompétence. On peut observer un effet identique
avec les discours obscurs en général et pas uniquement avec
ceux repris dans notre livre. Celui qui ose demander: "qu'est-ce que cela
veut dire? Je ne comprends pas" est considéré comme intellectuellement
déficient et renvoyé à ses chères études.
Pour ne citer qu'un exemple (d’autres sont repris dans notre livre):
il est vraiment peu probable que Roland Barthes ait compris quoi que ce soit
à l’invocation par Kristeva du théorème de Gödel
ou de l'axiome du choix dans Séméiotiké. Mais
l’admettre équivaudrait à reconnaître sa propre
ignorance. De la même façon, l’ami mentionné dans
l'introduction se sentait spontanément coupable de ne pas comprendre
le célèbre professeur.
Tout ceci a un effet néfaste sur l'enseignement: les étudiants
apprennent à répéter et à élaborer des
discours auxquels ils ne comprennent pas grand-chose. Ils peuvent même,
s'ils ont de la chance, faire carrière à l'université,
en devenant expert dans l'art de manipuler un jargon érudit. Après
tout, Sokal a bien réussi, après trois mois d'étude,
à maîtriser suffisamment le langage postmoderne pour publier
un article dans une revue prestigieuse. Comme la commentatrice Katha Pollitt
l'a très justement fait remarquer, "l'aspect comique de l'incident
Sokal est qu'il suggère que même les postmodernes ne comprennent
pas réellement ce qu'écrivent leurs collègues, et qu'ils
se déplacent à travers les textes en passant d'un nom ou d’un
mot familier à un autre, comme une grenouille qui traverse un étang
boueux en sautant sur les nénuphars".(Pollit,1996)
Ironie supplémentaire de l'affaire Sokal: le canular a été
publié dans une édition spéciale, consacrée à
ce que les éditeurs avaient appelé (à mauvais escient,
selon nous) la "guerre des sciences". Ces éditeurs étaient soi-disant
des "critiques des sciences"; néanmoins, ils ont accepté un
texte incompréhensible, peut-être parce qu'il flattait en partie
leurs préjugés et parce qu'il était écrit par
un scientifique[8]; par ce fait,
ils montraient qu'ils ont dans les scientifiques une bien plus grande confiance
qu'ils ne veulent admettre. Et c'est Sokal, et non eux, qui mit en question
une telle confiance aveugle.
5.2 La pertinence ou non des sciences exactes.
On nous demande souvent si les principes des sciences exactes sont utiles
ou applicables aux sciences sociales et humaines. Il est, à l'évidence,
impossible de répondre à cette question de manière générale.
Mais, à nouveau, il est possible de donner des "points de repères".
Tout d'abord, je voudrais souligner que, même si certains nous accusent
d'être des scientifiques arrogants, lançant des attaques impérialistes
contre les sciences sociales, il s'agit précisément du contraire:
notre point de vue sur le rôle des sciences 'dures' est plutôt
modeste. Ne serait-ce pas merveilleux (pour nous mathématiciens et
physiciens) si le théorème de Gödel ou si la théorie
de la relativité avaient réellement des conséquences
immédiates et profondes pour l'étude de la société?
Ou si l'on pouvait faire usage de l'axiome du choix pour l'étude de
la poésie? Ou si la topologie avait quelque chose à voir avec
l’esprit humain? Hélas, ce n'est pas le cas.
Voyons pourquoi: supposons que demain une expérience correctement contrôlée
contredise de manière flagrante la théorie de la relativité
ou la mécanique quantique. Ce serait une révolution dans le
domaine de la physique. Mais quelle conséquence cela pourrait-il bien
avoir pour des sociologues ou des psychologues? Inversement, pourquoi des
personnes s'intéressant aux sciences humaines doivent elles "importer"
des concepts issus de ces théories physiques lorsque celles-ci semblent
bien établies?
Lors d'un débat à propos du livre, une philosophe faisait remarquer
que le principe d'incertitude d'Heisenberg avait beaucoup d'importance dans
une perspective pédagogique. Un physicien lui demanda quelle valeur
il fallait attribuer à la constante de Planck[9]
pour que son argument soit valide. Dans la discussion qui suivit, il apparut
que ce qu'elle comprenait vraiment à propos du "principe d'incertitude"
était que l'on ne peut jamais être sûr de rien. Cette dernière
affirmation peut être ou ne pas être utile en pédagogie,
mais elle n'a absolument rien à voir avec la mécanique quantique
(de plus, si l'on ne peut être sûr de quoi que ce soit, pourquoi
alors accorder du crédit à la mécanique quantique?)[10].
Je voudrais ajouter que, même si les lois physiques au niveau atomique
sont exprimées dans un langage probabiliste, il n'empêche que
les théories déterministes puissent être valides (avec
une très bonne approximation) à d'autres niveaux, par exemple
en mécanique des fluides ou même éventuellement (et plus
approximativement encore) pour certains phénomènes sociaux ou
économiques. Réciproquement, même si les lois physiques
fondamentales étaient parfaitement déterministes, notre ignorance
nous forcerait à introduire un grand nombre de modèles probabilistes
pour étudier les phénomènes à d'autres niveaux
comme les gaz ou les sociétés.
On peut aussi s’inspirer du développement de la biologie. Celle-ci
ne s'est pas développée en "singeant" la physique, mais en développant
ses propres concepts (p.ex. la sélection naturelle). De plus, il n'y
a pas de "balle magique" en sciences: importer des concepts peut être
utile mais ce ne peut être un substitut à des travaux de longue
haleine ou à la vérification des théories au moyen des
expériences et des observations.
5.3 Le dualisme méthodologique
La plupart des gens ont spontanément une vue dualiste du monde: nous
nous considérons comme des êtres dotés d'un libre arbitre,
d'une conscience, d'intentions etc... tandis que le monde du non-vivant semble
fait d'objets inanimés obéissant à des lois naturelles.
Cependant, le développement de la science nous a conduits à
une vue plus moniste: pour comprendre la vie, nous n'avons pas besoin d'une
substance spéciale irréductible à la physique et à
la chimie. De plus, les êtres humains sont le résultat d'une
évolution par sélection naturelle, comme les autres animaux.
Cela ne veut pas dire qu'il n’existe pas de questions difficiles, par
exemple à propos de la conscience, et je ne souhaite pas entrer dans
ce problème assez complexe (ontologique) du monisme par opposition
au dualisme. Mais je pense qu'une attitude devrait être défendue,
indépendamment de l'opinion qu'on a sur ce qui précède,
à savoir un certain type de monisme méthodologique: essayez
d'étudier l'esprit/ cerveau avec en gros les mêmes méthodes
que l’on utilise pour étudier le reste de l'univers. Eviter de
couper le monde en deux parties, c’est-à-dire: se fier à
une approche unique pour étudier l'univers physique, tous les animaux
et la plus grande partie du corps humain, puis changer radicalement d'approche
dans l'étude de la psychologie ou de la sociologie, autrement dit dans
l'étude de tout ce qui est au-dessus du cou chez l'homme.
En d'autres termes, si les sciences humaines veulent profiter des succès
indubitables des sciences exactes, elles pourraient, plutôt que d'extrapoler
les concepts techniques de celles-ci, s'inspirer de ce qu'il y a de meilleur
dans leur principes méthodologiques.[11]
Ce que cela signifie est, bien sûr, assez vague; de plus, ce n'est pas
écrit une fois pour toutes: la "méthode scientifique" évolue
en même temps que les découvertes scientifiques (p.ex. si l'on
est conscient de l'importance des effets psychosomatiques, la pertinence des
tests en "double-aveugle" est bien plus évidente). Cependant, il y
a certaines règles, dont beaucoup nous ont été léguées
par les Lumières, et qui sont le reflet du succès des sciences
exactes: évaluer la validité d'une proposition en fonction des
faits et des raisonnements qui la soutiennent, et non des qualités
personnelles ou de l'identité de ses partisans ou de ses détracteurs;
se méfier de l'interprétation des textes sacrés (et certains
textes qui ne sont pas religieux au sens usuel du terme peuvent très
bien remplir ce rôle) ainsi que de l'argument d'autorité.
D’une façon générale, faire confiance aux faits
et aux données, pas aux dogmes. En particulier, ne pas imposer de dogmes
méthodologiques comme si leur acceptation était nécessaire
pour "être scientifique".
Le monisme méthodologique est rarement contesté de façon
explicite, mais je pense qu'il y a de nombreux exemples où il est nié
implicitement. Pour prendre un exemple extrême: il est difficile de
croire que des gens qui sont fondamentalement scientifiques
dans leur approche de l'esprit/cerveau puissent prendre au sérieux
une approche telle que celle de Lacan, tellement éloignée des
données empiriques[12].
Mais il y a et il y a eu des exemples moins extrêmes de dualisme méthodologique[13]:
Déclarer que l'esprit et le cerveau sont une "tabula rasa" et, en ce
sens, qu'ils sont uniques parmi tous les organes de l'homme ou de l'animal.
L'idée apparentée que la théorie de l'évolution
ne puisse probablement pas donner un éclairage sur le fonctionnement
de l'esprit/cerveau[14].
L'idée, en ce qui concerne le cerveau, que l'introspection ou l'intuition
sont des moyens privilégiés d'analyse.
L'idée, fondamentale dans le "programme fort" en sociologie des sciences,
que la rationalité doit être exclue a priori en tant que cause
des croyances scientifiques.
L'idée que la société ou l'histoire doit être étudiée
au moyen d'une méthode spéciale, "dialectique", totalement inconnue
dans les sciences exactes.
Accorder crédit aux thérapies psychologiques incontrôlées
ou incontrôlables.
Comme le dualisme méthodologique est rarement formulé explicitement,
il est également rarement défendu explicitement. Cependant,
on entend souvent des arguments indirects en sa faveur, la plupart du temps
sous la forme d’attaques contre l’application de méthodes
scientifiques ordinaires à l'homme (habituellement, ces méthodes
sont écartées comme étant simplistes ou réductionnistes).
En gros, trois types d'arguments sont invoqués : à savoir
que l'application des méthodes scientifiques "ordinaires" à
l'homme est soit nuisible, soit impossible , soit inutile. Je commenterai
brièvement ces arguments (certes, une discussion plus longue et plus
rigoureuse serait, ici aussi, nécessaire).
Ces méthodes sont nuisibles: cette critique résulte du
fait que des régimes politiques autoritaires ou certaines formes de
thérapie ont fait beaucoup de tort, tout en affirmant s’exercer
au nom d'une approche "scientifique" chez l'homme. Ici, la réponse
est double: avant tout, la plupart de ces approches n'étaient, en réalité,
absolument pas scientifiques. Mais, ne l’oublions pas - et c'est le
plus important - ce n'est pas la science qui impose les valeurs; aussi objectif
que puisse être un domaine donné de connaissance, il ne peut
nous contraindre à agir dans une certaine direction. Ceci s'applique
aux sciences exactes autant qu'aux sciences de "l'esprit". Il ne faut pas
oublier qu'une science exacte "objective", telle que la physique, peut aussi
être utilisée à des fins nuisibles (p.ex. pour fabriquer
des bombes). Cependant, en fin de compte, je crois qu’il est difficile
de trouver un argument convaincant plaidant pour l'ignorance.
Ces méthodes sont impossibles: Cet argument fait souvent appel
à la notion de libre arbitre ou à l'impossibilité de
réaliser certaines expériences chez l'homme, pour des raisons
éthiques. Remarquons que Sénèque avait prédit,
en parlant du mouvement des comètes: "Le jour viendra où, par
une étude suivie de plusieurs siècles, les choses actuellement
cachées paraîtront avec évidence, et la postérité
s'étonnera que des vérités si claires nous aient échappé".
A cette époque, l'étude des comètes pouvait sembler impossible
de la même manière qu'une approche scientifique de l'homme le
serait actuellement (comment pouvait-on étudier les comètes,
puisqu'il n'y avait pas de télescopes...). Ajoutons à cela que
de très nombreuses découvertes ont été faites
ces dernières décennies, en neurophysiologie, dans la théorie
de la perception, en sciences cognitives ou dans la théorie de l'évolution..
Bien sûr, ces théories ne concernent pas nos sentiments les plus
profonds; mais avant d'affirmer qu'un aspect ou l'autre de notre personnalité
se situe "hors de portée de la science", prenons patience et pensons
au commentaire de Sénèque. En fin de compte, la question du
libre arbitre est un faux problème. Le sentiment que nous avons d'être
libre ainsi que son origine sont naturellement mystérieux; et ce n'est
pas la science qui pourra empêcher ce sentiment ou qui pourra expliquer
de manière satisfaisante qu'il ne s'agit que d'une simple illusion.
Comme notre compréhension du comportement humain est fort incomplète,
il est toujours possible de classer le libre arbitre dans tout ce qui, actuellement,
n'est pas compris scientifiquement et de continuer à progresser ainsi.
Il n'y a aucun risque que le cercle se referme dans un futur prévisible.
Une approche scientifique est inutile: on soutient parfois qu'il existe
une approche alternative, fondée par exemple sur l'introspection, sur
l'interprétation ou sur la compréhension intuitive de nos semblables.
Je crois que plusieurs choses sont ici confondues : premièrement,
il est vrai que nous disposons de plusieurs moyens d'interagir avec le monde
(humain ou non): à travers l'art, notre intuition, etc. Je ne prétend
pas ici que l'un est "supérieur" à l'autre. Il est vrai aussi
que nous sommes en relation avec d'autres êtres humains via nos sentiments
et nos capacités de deviner les sentiments des autres. Mais il existe
aussi une approche cognitive bien définie du monde; et c’est
un fait, au moins en ce qui concerne le monde "matériel", que les sciences
modernes nous ont donné une image bien plus précise et fiable
que n'importe quoi d’autre obtenu avec nos autres moyens d'interaction
avec le monde (après tout, nous pouvons aussi faire appel à
notre intuition pour comprendre ce qu'est le "corps"). A nouveau, il est difficile
de voir quels arguments a priori valables on pourrait invoquer pour affirmer
que la situation soit radicalement différente pour l'esprit.
Ce qui est vrai, cependant, c'est que notre compréhension actuelle
de l'esprit est beaucoup moins avancée que ne l’est celle du
corps. Il est vrai aussi que de nombreux aspects de l'esprit (p.ex. nos sentiments
les plus profonds) sont actuellement beaucoup mieux compris grâce à
l'art ou à la littérature que grâce à la science
(mais d'une autre manière), et il est possible qu’il en soit
toujours ainsi (mais nous n'en sommes pas certains). Enfin, certaines situations
concrètes, particulièrement en thérapies, exigent des
réponses urgentes à des questions pour lesquelles il n'y a pas
de bonne réponse scientifique. A long terme, cependant, il est peu
probable que l'on gagne à affirmer qu'on sait plus qu’on ne sait
réellement.
Bertrand Russell caractérisait le groupe de philosophes auquel il appartenait
en disant: "Ils admettent honnêtement que l'intellect humain n'est pas
capable d'apporter des réponses concluantes aux nombreuses questions
essentielles pour l'humanité, mais ils refusent de croire qu'il existe
un chemin ‘supérieur’ de la connaissance par lequel on
peut accéder à des vérités cachées de la
science et de l'intellect" (Russell, 1961 p.789).
En résumé, je n'ai pas d'idée préconçue
sur la question de savoir jusqu'à quel point une approche scientifique
peut ou doit être envisagée chez l'homme, mais puisque il n'existe
pas de véritable alternative, nous ne pouvons que suivre cette voie
aussi loin que possible.
5.4 Quelle importance?
Beaucoup de nos collègues pensent que ce que nous faisons est une perte
de temps. D'un point de vue strictement scientifique, c'est tout à
fait vrai. Cependant, nous sommes soucieux de l'influence que le genre de
travail que nous critiquons peut avoir sur la culture générale:
si n'importe quoi peut être dit à propos des sciences, pourquoi
les prendre au sérieux? Le relativisme épistémologique
et culturel et la pensée confuse à propos des sciences se renforcent
l'une l'autre. De plus, nous craignons que le scepticisme et l'hostilité
envers la science et la raison n’aboutissent finalement à des
désastres culturels si l'on reste sans réaction: le scepticisme
disparaîtra et le fondamentalisme religieux ou d'autres formes d'irrationalisme
fort prendront sa place.
De plus, comme le notait George Orwell, il y a cinquante ans, dans son essai
Politics and the English Language : "le principal avantage qu'il y a à
écrire clairement, c'est que lorsque vous faites une remarque stupide,
sa stupidité sera évidente pour tout le monde, y compris pour
vous-même". Par contre, la pensée confuse empoisonne le vie intellectuelle
et renforce l'anti-intellectualisme facile, déjà bien répandu
dans le public.
Si les intellectuels veulent apporter une contribution positive à l'évolution
de la société, ils peuvent le faire surtout en clarifiant les
idées ambiantes et en démystifiant les discours dominants, pas
en y ajoutant leurs propres mystifications. Une pensée ne devient pas
"critique" simplement en s'attribuant ce titre, mais en vertu de son contenu.
Remerciements
Je remercie Alan Sokal pour son aide et je remercie la "Vlaamse Vereniging
voor Psychiaters-Psychotherapeuten" pour m'avoir invité à présenter
cette conférence.