DOGMA

Françoise Bocquentin

Jean-Jacques Rousseau, femme sans enfants ?
Introduction


(Extrait de Jean-Jacques Rousseau, femme sans enfants ? Essai sur l’analyse des textes autobiographiques de J.-J. Rousseau à travers sa « langue des signes », L’Harmattan, 2003, 557 p.)


Introduction

L’abandon des enfants de J. J. Rousseau suscite toujours des discussions passionnées tant auprès du grand public qu’auprès des chercheurs. Le grand public est scandalisé de découvrir un père indigne dans l’auteur de l’Emile qu’il portait aux nues et lui retire non seulement sa considération mais aussi une partie du crédit qu’il accordait à ses écrits. Les chercheurs, eux, séparant pour les besoins de la recherche la vie et l’œuvre de l’auteur, supportent mieux cette contradiction, estimant qu’il convient de dépasser ces réactions épidermiques pour comprendre, en toute objectivité, les propos politiques, sociologiques et philosophiques de l’auteur. Mais, ce faisant, restent-ils en accord avec la pensée de J. J. Rousseau qui, à de multiples reprises, a expressément exprimé le désir de ne pas voir dissocier son oeuvre de sa vie ? « Voyez l’homme, je lirai les livres ; après quoi nous nous reverrons » (Oeuvres complètes de la Bibliothèque de la Pléiade, tome I, page 772, ou OCI, 772) dit, en effet, le Français à Rousseau à la fin du premier Dialogue, ce Rousseau qui, en quête du véritable caractère de Jean-Jacques, prône une méthode globale d’approche, une méthode que l’on pourrait qualifier d’ethnologique. Pour connaître en effet quelqu’un, nous dit J. J. Rousseau, il faut non seulement lire ses livres mais savoir de quelle manière il vit et ce n’est qu’une fois avoir réuni la connaissance de ces deux moitiés que l’on pourra le comprendre en son entier. C’est, nous dit-il, en le suivant pas à pas dans le chemin de sa vie que l’on pourra justement connaître ses pensées et non en faisant référence à ses pensées sans faire référence à sa vie : « En suivant tous les détails de sa vie, je n’ai point négligé ses discours, ses maximes, ses opinions ; je n’ai rien omis pour bien connaître ses vrais sentiments sur les matières qu’il traite dans ses écrits » (OCI, 795). Loin d’être réservé aux Dialogues ce conseil que donne J. J. Rousseau à son lecteur de ne point séparer sa vie de son oeuvre sera constamment rappelé au fil de ses textes. Ecrivant le 4 janvier 1760 à Madame de Verdelin il s’écrira : « N’apprendrez vous jamais qu’il faut expliquer les discours d’un homme par son caractère et non son caractère par ses discours ? » (Correspondance Complète de Leigh, lettre No 938, ou CC, 938). Non seulement sa vie et son oeuvre sont indispensables pour le connaître tout entier mais c’est d’abord par sa vie qu’il faut commencer si l’on veut saisir la portée de son discours, non seulement sa vie dans ses grandes lignes mais dans ses plus petits chemins, dans tous ces petits « recoins » où il lui plaît de se cacher : « Il faut que je me tienne incessamment sous ses yeux, qu’il me suive dans tous les égarements de mon cœur, dans tous les recoins de ma vie ; qu’il ne me perde pas de vue un seul instant, de peur que, trouvant dans mon récit la moindre lacune, le moindre vide, et se demandant, qu’a-t-il fait durant ce temps là, il ne m’accuse de n’avoir pas voulu tout dire. Je donne assez de prise à la malignité des hommes par mes récits sans lui en donner encore par mon silence » (OCI, 59, 60). N’est-ce pas le trahir que de laisser de côté le problème de l’abandon de ses enfants lorsqu’on analyse sa pensée sous prétexte que ce détail biographique est sans lien avec elle ? Interroger tous ses actes et toutes ses paroles et lui en demander la raison : là est la fonction de ce lecteur-ethnologue qui doit découvrir J. J. Rousseau dans la mesure où ce dernier accepte de se livrer à lui. Peser chaque mot, chercher où est la vérité, sa vérité, cette vérité qu’il a cachée peut-être sous l’apparence d’une autre vérité et dont nous nous devons de sonder les profondeurs : telle doit être notre tâche, non seulement pour comprendre l’histoire de ses enfants mais aussi son histoire toute entière. Car s’il devenait possible de croire que les aveux qu’il a faits de l’abandon de ses enfants sont faux, ce sont tous les aveux des Confessions qui deviendraient, soudain, questionnables. Aurait-il menti lorsqu’il avoue ses larcins ? Aurait-il menti lorsqu’il parle de la fessée reçue avec plaisir et du ruban volé qui lui coûta tant de remords ? Aurait-il menti lorsqu’il avoue son adultère ? Doit-on penser que tous les aveux des Confessions ne sont que des mensonges ? Ou bien doit-on entendre ces récits dans un sens plus symbolique que réel, plus métaphorique que littéral, écartant les faits pour privilégier les fictions comme il nous l’a demandé à plusieurs reprises ? On le voit : la question de savoir si J. J. Rousseau a réellement abandonné ses enfants constitue beaucoup plus qu’un détail biographique négligeable. Résoudre cette « Enigme historique » selon les termes de Frédérica Mac Donald[1] pourrait modifier la lecture que l’on fait des textes autobiographiques de J. J. Rousseau.

Est-il bien nécessaire, cependant, d’ouvrir à nouveau le dossier des enfants de J. J. Rousseau sans disposer de documents nouveaux et de preuves convaincantes ? « Dans l’état actuel de la question, nous estimons qu’on peut conclure à la véracité de Rousseau quant au récit de l’abandon » conclue la Bibliothèque de la Pléiade, achevant ainsi la synthèse qu’elle fait des recherches menées jusqu’alors sur les abandons (OCI, 345, note1). Depuis le dix-huitième siècle le sujet a été en effet sans cesse débattu et déjà, comme le note la Bibliothèque de la Pléiade, Barruel-Beauvert[2] dans sa Vie de J. J. Rousseau publiée en 1789 mettait en doute la paternité de J. J. Rousseau comme la mettait en doute, deux ans plus tard, Louis Sébastien Mercier[3]. Sans reprendre ici les arguments de la Bibliothèque de la Pléiade qu’il faut consulter dans le texte même, on peut noter rapidement qu’il existe deux courants de pensée au sein de ceux qui contestent la paternité de J. J. Rousseau. Il y a d’une part ceux qui, comme G. Sand[4], suivie en cela par plusieurs médecins, suggèrent qu’il était impuissant, que les enfants sont de Thérèse et que ces aveux sont là pour masquer cet handicap dont il avait honte ; et ceux qui, comme Frédérica Mac Donald, pensent que Thérèse n’a jamais eu d’enfant et que tous ces abandons ne sont qu’une fable : « L’abandon des cinq enfants entre 1746 et 1753 n’est qu’une fable inventée en premier lieu par les Levasseur, mère et fille, en vue de lier Rousseau à Thérèse »[5]. Enfants de Thérèse conçus avec d’autres partenaires que J. J. Rousseau ou enfants imaginaires : tels sont donc les deux courants de pensée qui, jusqu’à nos jours, n’ont cessé d’alimenter le débat. Paule Adamy Fernandez reprend, dans un article récent, l’hypothèse de F. Mac Donald, et conclue son article par ces mots : « Rousseau, en un mélange de conscience malheureuse et de certitude d’ innocence, a inventé des enfants abandonnés »[6].
Deux cents ans de débats et de recherches n’ont donc nullement fait progresser la question, faute de preuves irréfutables, et il est fort à craindre que ces preuves fassent toujours défaut. C’est pourquoi nous nous sommes demandée si la seule façon de progresser ne serait pas de retourner aux textes de J. J. Rousseau pour tenter de voir quel crédit on pouvait accorder à ses aveux. N’est-ce pas J. J. Rousseau qui, seul, peut nous éclairer sur lui-même et nous faire apercevoir ce qu’il ne pouvait dire plus ouvertement, tenu, peut-être, par un secret qu’il ne voulait pas trahir ? « Voulez-vous connaître l’intérieur d’un homme caché. Demandez-lui conseil » (OCII, 1323) nous dit-il dans Fragments divers. Toute sa vie J. J. Rousseau a demandé ardemment à ses contemporains de venir témoigner de son cœur et de son innocence : « Qu’ils révèlent tout, qu’ils me dévoilent ; j’y consens, je les en prie, je les dispense du secret de l’amitié » (OCIV, 963) disait-il dans sa Lettre à C. de Beaumont. Mais il clamait aussi que personne ne voulait entendre ce qu’il disait vraiment, se comparant à un accusé innocent que l’on jugerait sans jamais l’avoir écouté et que l’on condamnerait sans jamais l’avoir compris : « On ne doit point condamner sans entendre » (OCIV, 618) nous dit-il dans la Profession de foi du vicaire savoyard. Et, plus personnellement encore, le Rousseau des Dialogues dit à propos de Jean-Jacques : « Il est toujours injuste et téméraire de juger un accusé tel qu’il soit sans vouloir l’entendre » (OCI, 734). Toujours J. J. Rousseau a prôné le : « Droit sacré d’être entendu dans sa défense » (OCI, 737) pour lui comme pour les autres. Ne s’est-il pas condamné lui-même à travers ses aveux multiples et claironnants ? N’a-t-il pas tout fait et tout dit pour attirer sur lui ce jugement sévère que portent à son égard bien des contemporains ?
Mais l’avons-nous vraiment bien écouté ? Avons-nous vraiment tendu l’oreille ou nous sommes-nous satisfait du ronronnement déclamatoire de ses aveux ? Il nous semble, en effet, qu’au sein de ces aveux bruyants se glisse un murmure auquel nous n’avons peut-être pas fait suffisamment attention. Et pour y faire attention, force nous est de nous aider de tous ces conseils de lecture qu’il nous a donnés sur ses propres textes. Car loin de laisser le lecteur libre de le lire à sa façon, il l’a fermement guidé dans les sentiers qu’il voulait lui faire prendre pour être entendu comme il souhaitait l’être[7]. Outre ses conseils de lecture, nous prendrons en considération ces multiples contradictions que l’on a si vivement reprochées à J. J. Rousseau. Serait-il possible de leur attribuer une fonction qui, contrairement à l’apparence, nous aiderait à comprendre ses textes ? Se contredire de façon visible, presque grossière, n’aurait-il pas été, pour J. J. Rousseau, un moyen de nous interroger, d’éveiller notre attention et de susciter de nouvelles réflexions propres à envisager une autre lecture du texte ? Ce sont ces contradictions et ces anomalies, fréquentes dans les récits qu’il fait de l’abandon de ses enfants, que nous tenterons d’analyser afin de voir si une autre lecture est concevable. Commençons donc par le commencement : par les aveux que fait J. J. Rousseau concernant l’abandon de ses enfants. Et commençons comme le désire J. J. Rousseau, l’âme vierge et l’esprit vide, sans nous laisser influencer par d’autres analyses, fussent-elles reconnues comme une clé indispensable pour entrer dans le cœur de J. J. Rousseau : « Il faut vérifier, comparer, approfondir tout par soi-même, ou s’abstenir de juger » (OCI, 910) nous conseille-t-il. Car c’est au bon sens du lecteur que J. J. Rousseau en appelle, à son analyse, pas à pas, de chacune de ses paroles, au jugement d’un cœur sain qui, loin de se laisser influencer, trace lui-même son propre chemin à la recherche de Jean-Jacques. Récitons donc, avant de nous mettre en route, les paroles que J. J. Rousseau place dans la bouche de ce Rousseau des Dialogues qui part à la recherche de Jean-Jacques : « Je m’en tiens donc à la résolution de l’examiner par moi-même et de le juger en tout ce que je verrai de lui, non par les secrets désirs de mon cœur, encore moins par les interprétations d’autrui, mais par la mesure de bon sens et de jugement que je puis avoir reçue, sans me rapporter sur ce point à l’autorité de personne » (OCI, 769, 770). Et commençons notre chemin.



Premier chapitre : Les premiers aveux de J. J. Rousseau concernant l’abandon de ses enfants

Les aveux de J. J. Rousseau sont multiples et, dans des formes un peu différentes, disent et redisent toujours les mêmes choses, à savoir que les cinq enfants qu’il avoue avoir abandonnés sont bien les siens. Qu’il s’agisse des aveux faits dans ses lettres à Madame de Francueil, à Madame de Luxembourg, à Rose Berthier, à Monsieur de Saint-Germain, ou qu’il s’agisse des aveux exposés dans l’Emile, les Confessions et les Rêveries, tous ces aveux sont identiques et ne permettent, à première vue, aucun doute sur la paternité de J. J. Rousseau qui - ne se bornant pas à utiliser l’article possessif lorsqu’il parle des enfants - insiste également, de façon appuyée, sur les relations sexuelles qu’il eut avec Thérèse, relations dont ces enfants seraient le fruit : « Leur mère, victime de mon zèle indiscret » (CC, 157) dit-il à Madame de Francueil. « Depuis seize ans j’ai vécu dans la plus grande intimité avec cette pauvre fille qui demeure avec moi » (CC, 1430) dit-il à Madame de Luxembourg. Voyons cependant si dans ces aveux J. J. Rousseau n’a pas glissé quelques contradictions, quelques anomalies, quelques singularités qui pourraient éveiller notre attention et nous conduire à nous poser certaines questions. Nous analyserons d’abord les premiers aveux contenus dans les lettres qu’il écrivit à Madame de Francueil en 1751 et à Madame de Luxembourg en 1762 avant d’aborder les aveux plus tardifs inclus dans les Confessions, les Rêveries et certaines de ses lettres.


La lettre à Madame de Francueil

C’est dans une lettre chiffrée adressée par J. J. Rousseau à Madame de Francueil, belle-fille de Madame Dupin, le 20 avril 1751 (CC, 157) que le premier aveu est exprimé ainsi : « Oui, Madame, j’ai mis mes enfants aux Enfants-Trouvés ». Cette lettre, comme le souligne la Bibliothèque de la Pléiade, est la seule lettre connue qui soit contemporaine des abandons. Pourquoi l’a-t-il écrite ? Parlant dans les Confessions des aveux faits à son insu par la mère de Thérèse, Madame Le Vasseur, à la famille Dupin où il était alors secrétaire, J. J. Rousseau nous dit ceci : « J’ignorais que Madame Dupin qui ne m’en a jamais fait le moindre semblant fut si bien instruite : j’ignore encore si Madame de Chenonceaux sa bru le fut aussi : mais Madame de Francueil sa belle-fille le fut et ne put s’en taire. Elle m’en parla l’année suivante lorsque j’avais déjà quitté leur maison. Cela m’engagea à lui écrire à ce sujet une lettre qu’on trouvera dans mes recueils »[8] (OCI, 358). C’est donc parce que le secret de l’abandon a été violé que J. J. Rousseau a cru nécessaire de faire lui-même un aveu que Madame de Francueil ne connaissait que de la bouche de la mère de Thérèse. Cet aveu avait donc fonction de confirmer les paroles de Madame Le Vasseur tout en expliquant les raisons de l’abandon qui sans doute, estimait-il, avaient été cachées ou falsifiées. Les raisons invoquées sont en effet multiples et sont exprimées sur un ton de polémique qui n’est guère celui que prendrait un coupable ou un repenti. Cette lettre, où l’on pourrait s’attendre à ce que J. J. Rousseau exprime sa culpabilité, exprime en fait celle que devrait ressentir Madame de Francueil si elle avait conscience que sa richesse est à l’origine de la misère des pauvres, misère qui les contraint à abandonner leurs enfants : « Mais c’est l’état des riches, c’est votre état qui vole au mien le pain des enfants ». L’insuffisance de ressources est en effet la raison que J. J. Rousseau place au premier plan : « Vous connaissez ma situation, je gagne au jour la journée mon pain avec assez de peine, comment nourrirais-je encore une famille, et si j’étais contraint de recourir au métier d’auteur comment les soucis domestiques et le tracas des enfants me laisseraient-ils dans mon grenier la tranquillité d’esprit nécessaire pour faire un travail lucratif ? Les écrits que dicte la faim ne rapportent guère et cette ressource est bientôt épuisée. Il faudrait donc recourir aux protections, à l’intrigue, au manège, briguer quelque vil emploi, le faire valoir par les moyens ordinaires, autrement il ne me nourrira pas et me sera bientôt ôté, enfin me livrer moi-même à toutes les infamies pour lesquelles je suis pénétré d’une si juste horreur. Nourrir, moi, mes enfants et leur mère du sang des misérables ! Non, madame, il vaut mieux qu’ils soient orphelins que d’avoir pour père un fripon ». Cette étonnante déclaration a de quoi surprendre : c’est donc pour rester honnête que J. J. Rousseau est devenu malhonnête, c’est donc pour éviter d’être un fripon qu’il est devenu un criminel : car ignorait-il vraiment que la grande majorité des enfants déposés aux Enfants-Trouvés y décédaient rapidement[9] ? Au lieu d’envisager ce sort cruel dont il serait responsable, il préfère évoquer les métiers d’artisans qui leur sont dispensés et qui sont tout à fait en accord avec ceux que J. J. Rousseau lui-même eut désiré leur apprendre : « Je sais que ces enfants ne sont pas élevés délicatement, tant mieux pour eux, ils en deviennent plus robustes, on ne leur donne rien de superflu mais ils ont le nécessaire, on n’en fait pas des messieurs mais des paysans et des ouvriers, je ne vois rien dans cette manière de les élever dont je ne fisse choix pour les miens quand j’en serais le maître ». Renouvelant ses critiques envers l’éducation des riches, il poursuit ainsi son apologie de l’artisanat : « Ils ne sauraient ni danser ni monter à cheval mais ils auraient de bonnes jambes infatigables. Je n’en ferais ni des auteurs ni des gens de bureau. Je ne les exercerais point à manier la plume mais la charrue la lime ou le rabot, instrumens qui font mener une vie saine laborieuse innocent (sic) dont on abuse jamais pour mal faire et qui n’attirent point d’ennemis en faisant bien. C’est à cela qu’ils sont destinés par la rustique éducation qu’on leur donne. Ils seront plus heureux que leur père ». En fait, bien plus que d’une lettre d’aveu et de repentir, il s’agit d’une lettre polémique et politique où J. J. Rousseau exprime sa haine des riches et commence à développer le système d’éducation qu’il prônera dans l’Emile. Regrettant cependant de ne pas avoir la joie de les voir et d’en profiter, il ajoute : « Ainsi voulait Platon que tous les enfans fussent élevés dans sa république que chacun restât inconnu à son père et que tous fussent les enfans de l’état. Mais cette éducation paraît vile et basse, voilà le grand crime, il vous en impose comme aux autres et vous ne voyez pas que suivant toujours les préjugés du monde vous prenez pour le déshonneur du vice ce qui n’est que celui de la pauvreté ». Ainsi s’achève cette lettre où il accable de ses reproches Madame de Francueil, se vengeant peut-être du fait qu’elle ait ébruité le secret et prenant la balle dans son camp pour marquer des points. La faute qu’il a commise passe ainsi au second plan : c’est l’égoïsme des riches, c’est l’exploitation des pauvres que J. J. Rousseau dénonce ici avec une grande violence. La référence à Platon serait-elle avancée davantage pour gonfler la polémique que pour exprimer un sentiment sincère ? Il semble, cependant, qu’il ait accordé une grande importance à l’éducation publique, non seulement à cette époque, mais aussi à la fin de sa vie puisqu’il exprimait à son ami Corancez le regret de ne pas avoir développé comme il l’aurait souhaité cette partie importante de l’éducation[10].
J. J. Rousseau ignorait-il vraiment le sort des enfants déposés aux Enfants-Trouvés, même si ce sort était incomparablement préférable, comme il le rappelle vivement à Madame de Francueil, à celui des enfants exposés, c’est-à-dire des enfants abandonnés dans la rue où, faute d’être amenés aux Enfants-Trouvés, ils mouraient de faim et de froid ? « Ce mot d’Enfants Trouvés vous en imposerait-il comme si l’on trouvait ces enfants dans les rues exposés à périr si le hasard ne les sauve ? Soyez sûre que vous n’auriez pas plus d’horreur que moi pour l’indigne père qui pourrait se résoudre à cette barbarie, elle est trop loin de mon cœur pour que je daigne m’en justifier. Il y a des règles établies, informez vous de ce qu’elles sont et vous saurez que les enfants ne sortent des mains de la sage-femme que pour passer dans celles d’une nourrice ». Il réagira sur le même sujet, et avec plus de violence encore, lorsque Voltaire (qu’il prend pour Vernes) l’accusera dans le Sentiment des Citoyens d’avoir : « Exposé les enfants à la porte d’un hôpital, en rejetant les soins qu’une personne charitable voulait avoir d’eux et en abjurant tous les sentiments de la nature ». Envahi par une brusque rage, J. J. Rousseau griffonne dans la marge une réponse hâtive qu’il se dépêche d’envoyer à son éditeur en vue d’un désaveu public : « Je n’ai jamais exposé ni fait exposer aucun enfant à la porte d’aucun hôpital, ni ailleurs ; une personne qui aurait eu la charité dont on parle aurait eu celle d’en garder le secret. J’ajouterais que j’aimerais mieux avoir fait ce dont on m’accuse dans ce passage que d’en avoir écrit un pareil » (OCI, 1421). Que J. J. Rousseau ait nié avoir exposé ses enfants n’est pas un détail comme le pense F. S. Eigeldinger qui l’accuse de « chipoter » sur les mots[11]. D’ailleurs R. A. Leigh souligne bien la différence qui existait entre « déposer » et « exposer » dans la note qu’il développe à la fin de la lettre à Madame de Francueil (CC, 147). « Exposer » à l’époque de J. J. Rousseau avait en effet un tout autre sens que « déposer » : l’Encyclopédie de Diderot nous l’explique clairement[12]. Exposer un enfant, c’était vraiment l’abandonner sans se soucier de son avenir ; le déposer, c’était le remettre à une institution spécialisée qui s’en occupait du mieux qu’elle le pouvait pour l’époque. Exposer était, cependant, la pratique la plus générale dans ce premier milieu du dix-huitième siècle où très rares étaient les nouveau-nés apportés directement aux commissaires dans le but d’obtenir le précieux procès-verbal sans lequel l’enfant ne pouvait entrer aux Enfants-Trouvés[13]. Et ce n’est que dans les décennies ultérieures que la déposition l’emportera sur l’exposition. On peut donc noter, en supposant toutefois que J. J. Rousseau nous dise la vérité, la nouveauté de son attitude, bien qu’il prétende avoir platement suivi : « l’usage du pays » comme il le dit dans les Confessions (OCI, 344). En fait l’usage était alors d’exposer et non de déposer, usage qui augmentait la mortalité néonatale de façon considérable. Sans nous appesantir ici sur un sujet sur lequel nous reviendrons amplement dans l’Appendice de cet ouvrage, disons simplement que sur les 97 nouveau-nés nommés Rousseau ou Levasseur retrouvés dans les Archives des Enfants-Assistés de l’année 1745 à l’année 1755 incluse, et mis à part ceux qui furent apportés de la province à Paris, aucun ne fut apporté directement au commissaire c’est-à-dire « déposé ». On voit donc à quel point la « déposition » était rare dans les années qui concernent l’abandon des enfants de J. J. Rousseau, contrairement à ce qu’il affirme dans la lettre à Madame de Francueil.


Les Enfants-Trouvés à l’époque de J. J. Rousseau

Disons quelques mots sur cette institution d’accueil dont pouvait bénéficier un enfant abandonné en ces années 1746, 1747, 1748. C’est à « La Couche Notre-Dame », nommée aussi Enfants-Trouvés[14], que l’on déposait l’enfant de nuit comme de jour, dans des lieux qui venaient juste d’être agrandis et rénovés en raison de la recrudescence des abandons depuis quelques années. « Il se crée ainsi, petit à petit, au 18 ème siècle et sous l’influence d’hommes particulièrement actifs et avisés, comme Sartine ou Lenoir, une oeuvre nouvelle d’assistance parisienne et qui laisse loin derrière elle l’action des administrateurs de l’Hôtel Dieu ou de l’Hôpital Général défenseurs des traditions surannées »[15]. Si la mortalité était en effet très grande parmi ces enfants, ils n’en étaient pas pour autant délaissés et l’institution des Enfants-Trouvés avait à cœur de s’en occuper dignement. On peut citer, entre autres, Albert Babeau qui rapporte le témoignage suivant sur cette institution, telle qu’elle se présente depuis la grande modernisation de 1746 : « Ces enfants, quand ils revenaient de nourrice, étaient de nouveau confiés aux sœurs et à des « bonnes » placées sous leurs ordres. Madame Laroche, qui les visita, fut singulièrement touchée de la manière dont elles les traitaient, et qui était conforme, suivant elle, au caractère français. Elles leur témoignaient une indulgente affection, et favorisaient leurs jeux : comme tous les enfants de trois à cinq ans, ils sautaient, chantaient et jouaient et leur mine rayonnait de santé. Les cuisines avec leurs grandes marmites de fer étaient remarquables de propreté. La nourriture très simple mais bien préparée, consistant en lentilles, en pois, avec un peu de viande et du pain bis. Le vêtement des enfants était blanc et gris de fer ; des bonnets noirs avec une bordure blanche, des fichus et des tabliers blancs, complétaient un costume dont le principal mérite était dans la propreté »[16]. Sans donner totalement crédit à cette description idyllique, on peut cependant noter que les conditions de vie des enfants abandonnés s’étaient considérablement améliorées depuis la réfection et l’élargissement des locaux. Ces locaux, J. J. Rousseau les connaissait-il ? Les avait-il visités ou bien avait-il lu simplement cet « Abrégé historique de l’établissement de l’hôpital des Enfants-Trouvés » rédigé par Arrault, le directeur des Enfants-Trouvés, Abrégé publié par le Mercure de France en juin 1746 qui faisait l’éloge d’une institution de pointe pour l’époque, permettant de réduire notablement l’infanticide et d’éviter à l’enfant une exposition inhumaine et cruelle ? Comme le souligne également Louis Sébastien Mercier : « L’infanticide était aussi rare qu’il était commun autrefois »[17]. L’article d’Arrault se terminait par une profession de foi qui avait sans doute enthousiasmé J. J. Rousseau et allumé en lui quelque réminiscence platonicienne : « Il s’agit de la conservation de ces Enfans de l’Etat ; ils sont d’autant plus au public qu’ils ne sont à personne en particulier : comme Enfans de l’Etat il faut les conserver, c’est la force et la gloire : l’humanité le demande, la Religion l’exige et la Société y trouve son avantage »[18].

Face à ces vœux pieux subsiste cependant la réalité : celle d’une mortalité effrayante lors du transfert des nouveau-nés en province chez leurs nourrices, nourrices exploitées elles-mêmes par des « meneurs » qui, ne se souciant nullement du sort de l’enfant, organisaient un véritable trafic de nouveau-nés qui profitait à tout le monde. Josette Ménard[19] estime à 10 % le pourcentage des enfants qui survivaient à cette épreuve alors que les « enfants bourgeois » dont parle également J. J. Rousseau (OCIV, 274) avaient une survie de 65 % à l’âge de un an. Ces enfants de familles aisées disposaient en effet d’une nourrice individuelle qui faisait l’objet d’une surveillance rigoureuse. Mais la majorité des nouveau-nés était soumise au régime le plus éprouvant. Et si le nourrisson, après un terrible voyage, arrivait vivant dans le village de la nourrice, l’incompétence, la pauvreté, voir la cruauté ou du moins la bêtise de cette nourrice mercenaire aggravaient considérablement son sort.
J. J. Rousseau ignorait-il vraiment cela ? On voit à travers l’Emile qu’il ne se faisait guère d’illusion quant aux soins donnés par la plupart de ces nourrices mercenaires. Prônant des vêtements amples où l’enfant pourrait bouger ses membres, il ajoute dans le Manuscrit Favre : « On doit s’attendre à de grandes oppositions de la part des nourrices à qui l’enfant bien garrotté donne moins de peine que celui qu’il faut veiller incessamment. D’ailleurs sa malpropreté devient plus sensible dans un habit ouvert ; il faut le nettoyer plus souvent. Enfin la coutume est un argument qu’on ne refutera jamais au gré du peuple » (OCIV, 75). Certaines nourrices, ajoute-t-il, vont même jusqu’à frapper les nourrissons qui pleurent trop longtemps : « Des nourrices brutales les frappent quelquefois » (OCIV, 77). Tout cela est-il étonnant puisque c’est l’argent qui règne ici aux dépens de l’enfant ? « S’agit-il de chercher une nourrice ? On la fait choisir par l’accoucheur. Qu’arrive-t-il de là ? Que la meilleure est toujours celle qui l’a le mieux payé. Je n’irai donc pas consulter un accoucheur pour celle d’Emile ; j’aurai soin de la choisir moi-même » (OCIV, 273). Est-ce à dire qu’il choisit lui-même la nourrice qui devait allaiter les enfants de Thérèse ? Vu le mode d’abandon « ordinaire » dont il parle il est peu probable qu’il en ait été ainsi. Des réflexions qu’il formule ici naquirent sans doute les regrets qu’il éprouva alors.


L’honneur de Thérèse

Mais n’y a-t-il pas d’autres étrangetés dans la lettre étonnante que J. J. Rousseau adresse à Madame de Francueil ? Il convient tout d’abord de noter que cette lettre ne comporte pas, à l’inverse des autres aveux que nous allons voir, la mention de la fidélité et de l’honnêteté de Thérèse. Mais dès le début, expliquant à Madame de Francueil les raisons de l’abandon, il cite, juste après avoir cité la pauvreté, la nécessité de ne pas déshonorer Thérèse : « Ensuite vient la considération de leur mère qu’il ne faut pas déshonorer ». Abandonner ses enfants peut-il rendre une femme honorable ? Ne pas les abandonner peut-il la déshonorer ? J. J. Rousseau parle ensuite de : « Leur mère, victime de mon zèle indiscret, chargée de sa propre honte » et des enfants « ayant à porter à la fois le déshonneur de leur naissance et celui de leur misère ». D’où viennent donc toute cette honte et tout ce déshonneur ? Il ajoute aussitôt pour ne pas laisser s’installer un malentendu : « Que ne me suis-je marié, me direz-vous ? ». La honte de Thérèse consiste donc à avoir des enfants hors mariage. C’est, du moins, la raison officielle qu’il propose à Madame de Francueil. Sans être ouvertement signalée, la mauvaise conduite de Thérèse est cependant suggérée dans la mesure où J. J. Rousseau la décrit comme étant incapable de s’occuper de ses enfants et forcée de les « abandonner à eux-mêmes ». Ce choix du mot « abandonner » dans le contexte de la lettre est assez troublant. J. J. Rousseau dit par ailleurs que Thérèse est encore : « moins en état de les nourrir que moi » et écrit quelques lignes plus loin : « Il ne faut pas faire des enfans quand on ne peut pas les nourrir ». N’a-t-il pas tout dit en ayant l’air de ne rien dire ? Cette phrase terrible, que J. J. Rousseau semble prêter, par un tour de style, à Madame de Francueil, ne serait-elle pas un aveu voilé de l’incapacité de Thérèse, voir même de son indignité ? Ne dit-il pas ainsi que, de toutes façons, les enfants auraient été abandonnés puisque Thérèse est incapable de s’en occuper ? Sous une apparence de courtoisie cette lettre nous semble très critique vis-à-vis de Thérèse. Est-ce parce qu’elle aussi aurait divulgué le secret aux Dupin pour en avoir quelque avantage matériel sans que jamais J. J. Rousseau ne soit mis au courant ? Ou bien veut-il, dénigrant ses qualités domestiques, dénigrer autre chose ? Son honneur, par exemple, tout en ayant l’air de le défendre vigoureusement ?
Revenons à cette notion d’honneur qui nous semble importante dans la mesure où J. J. Rousseau y fera allusion à plusieurs reprises. C’est ainsi que dans le livre septième des Confessions J. J. Rousseau, faisant le premier aveu des abandons, nous présente ces abandons comme l’« Unique moyen de sauver son honneur » (OCI, 344), l’honneur de Thérèse, naturellement. Il sera aussi question de : « L’honneur de celle qui m’était chère » (CC, 6673) dans la longue lettre qu’il adresse à Monsieur de Saint-Germain le 26 février 1770 pour lui expliquer les raisons des abandons. En quoi l’honneur de Thérèse serait-il bafoué par le fait d’avoir des enfants de J. J. Rousseau ? Certes, elle les avait eus hors mariage : « Je lui déclarai d’avance que je ne l’abandonnerais ni ne l’épouserais jamais » (OCI, 331) dit-il juste après avoir fait sa connaissance et juste avant qu’elle lui fasse l’aveu de sa virginité perdue. C’est d’ailleurs l’argument qu’il semble donner, nous l’avons vu, à Madame de Francueil. Mais J. J. Rousseau conçoit-il le mariage officiel comme nécessaire à l’union charnelle de deux êtres qui s’aiment ? Il a toujours dit le contraire et considère comme sacrée toute union librement consentie par contrat mutuel : « Je suppose l’amour innocent et libre, ne recevant de lois que de lui-même ; c’est à lui seul qu’il appartient de présider à ses mystères, et de former l’union des personnes ainsi que celle des cœurs » (OCV, 78, note*) dit-il dans la Lettre à d’Alembert. St Preux dit plus fermement encore à Julie dans la lettre XXI de la Nouvelle Héloïse : « N’as-tu pas suivi les plus pures lois de la nature ? N’as-tu pas librement contracté le plus saint des engagements ? Qu’as-tu fait que les lois divines et humaines ne puissent et ne doivent autoriser ? Que manque-t-il au nœud qui nous joint qu’une déclaration publique ? Veuille être à moi, tu n’es plus coupable. O, mon épouse ! O, ma digne et chaste compagne ! (...) Ce n’est qu’en acceptant un autre époux que tu peux offenser l’honneur. Sois sans cesse à l’ami de ton cœur pour être innocente. La chaîne qui nous lie est légitime, l’infidélité seule qui la romprait serait blâmable, et c’est désormais à l’amour d’être garant de la vertu » (OCII, 100, 101). Notons les mots qu’il emploie : « Ce n’est qu’en acceptant un autre époux que tu peux offenser l’honneur », mots qui peuvent nous aider à comprendre dans quel sens il utilise le mot « honneur » lorsqu’il parle de Thérèse. On peut ajouter que si J. J. Rousseau considérait comme déshonorant d’avoir des enfants hors-mariage il ne lui aurait pas refusé ce mariage en lui faisant cinq enfants pour la déshonorer. Soit il savait, en lui refusant ce mariage, qu’il n’aurait jamais d’enfants avec elle ; soit il savait que les mœurs et la conduite relâchée de Thérèse rendaient impossible un mariage qui aurait alors légitimé des enfants illégitimes, chose que J. J. Rousseau n’admettait pas.
On peut aussi se demander si c’est l’union de Thérèse avec J. J. Rousseau qui la déshonore ; cette hypothèse, évidemment, ne tient pas. Qu’est donc Thérèse ? Une pauvre fille inculte, maltraitée, battue, exploitée, un être à la limite de la débilité auquel jamais J. J. Rousseau ne put apprendre à lire l’heure, à connaître les chiffres ni même à savoir tous les mois de l’année (OCI, 332). Et si J. J. Rousseau insiste sur ces détails d’une façon qui pourrait sembler indélicate, c’est bien pour nous montrer que c’est lui et non pas elle qui pourrait être déshonoré par leur liaison. Ne commence-t-il pas à devenir célèbre ? N’est-il pas l’ami de gens qui le sont ? J. J. Rousseau est devenu un nom ; il écrit un Opéra et Voltaire lui écrit ; il fréquente Rameau et va avec son premier Discours sur les sciences et les arts connaître la gloire que l’on sait. Entre lui et Thérèse existe un abîme intellectuel et social qui ne peut nous faire hésiter plus longtemps : ce n’est pas d’avoir des enfants de J. J. Rousseau que Thérèse serait déshonorée et bien des femmes voudraient connaître ce déshonneur. C’est donc à la première hypothèse que l’on est forcé de revenir, celle des enfants adultérins. Mais comment l’étayer en se bornant sur les seuls textes de J. J. Rousseau ? Aurait-il dit le contraire de ce qu’il avoue à la seule fin de ne jamais désavouer Thérèse et de lui conserver, justement, son honneur ?


La lettre à Madame de Luxembourg

L’aveu suivant sera fait à Madame de Luxembourg, en écriture cette fois tout à fait ordinaire, le 12 juin 1761 (CC, 1430). J. J. Rousseau y avoue dès le début, évoquant sa vie commune avec Thérèse : « De ces liaisons sont provenus cinq enfans, qui tous ont été mis aux Enfants-Trouvés ». Le ton de la lettre est beaucoup plus serein, plus respectueux aussi que celui qu’il avait adopté pour parler à Madame de Francueil ; il est vrai qu’il s’adresse ici à une duchesse-maréchale d’un âge certain ; il est vrai aussi que Madame de Luxembourg n’a pas trahi un secret qu’elle ne connaissait pas et tente, loin de reprocher quoique ce soit à J. J. Rousseau, de rechercher l’aîné de ses enfants, et ceci à sa demande, dans la mesure où il pense mourir bientôt et souhaite que sa compagne puisse retrouver cet enfant qui, âgé d’une quinzaine d’années, pourrait maintenant constituer pour elle une aide précieuse. Le contexte est donc tout à fait différent. Les années ont passé. L’Emile est en voie d’achèvement et J. J. Rousseau, maintenant coupé de la ville et de son atmosphère séditieuse, a retrouvé son calme, son bon sens et peut-être aussi le sens de l’honnêteté. Que va-t-il dire cette fois à Madame de Luxembourg dans cette longue lettre qu’il lui écrit le 12 juin 1761 croyant ses jours comptés ? La début de la lettre consiste, nous l’avons dit, dans l’aveu de l’abandon. Mais toute la suite est réservée à Thérèse dont il veut établir le sort après sa mort, la recommandant vivement à Madame de Luxembourg, louant ses qualités mais ne déguisant pas non plus ses faiblesses afin de mieux obtenir l’appui de sa tutrice.
C’est dans ce récit que J. J. Rousseau parle pour la première fois des circonstances de l’abandon du premier enfant, circonstances qu’il reprendra dans les Confessions en les étendant aux deux enfants suivants : « De ces liaisons sont provenus cinq enfants qui tous ont été mis aux Enfants-Trouvés, et avec si peu de précaution pour les reconnaître un jour, que je n’ai même pas gardé la date de leur naissance. Depuis plusieurs années le remords de cette négligence trouble mon repos et je meurs sans pouvoir la réparer au grand regret de la mère et au mien. Je fis mettre seulement dans les langes de l’aîné une marque dont j’ai gardé le double ; il doit être né ce me semble dans l’hiver de 1746 à 47, ou à-peu-près. Voilà tout ce que je me rappelle. S’il y avait moyen de retrouver cet enfant ce serait faire le bonheur de sa tendre mère ; mais j’en désespère, et je n’emporte point avec moi cette consolation. Les idées dont la faute a rempli mon esprit, ont contribué en grande partie à me faire méditer le Traité de l’Education, et vous y trouverez, dans le livre premier un passage qui peut vous indiquer cette disposition. Je n’ai point épousé la mère, et je n’y étais point obligé, puisque avant de me lier avec elle, je lui ai déclaré que je ne l’épouserais jamais ; et même un mariage public nous eut été impossible à cause de la différence de religion : mais du reste je l’ai toujours aimée et honorée comme ma femme, à cause de son bon cœur, de sa sincère affection, de son désintéressement sans exemple, et de sa fidélité sans tâche sur laquelle elle ne m’a pas même occasionné le moindre soupçon ». Le passage de l’Emile est celui-ci : « Celui qui ne peut remplir les devoirs de père n’a point droit de le devenir. Il n’y a ni pauvreté ni travaux ni respect humain qui le dispensent de nourrir ses enfants, et de les élever lui-même. Lecteurs, vous pouvez m’en croire. Je prédis à quiconque a des entrailles et néglige de si saints devoirs qu’il versera longtemps sur sa faute des larmes amères, et n’en sera jamais consolé » (OCIV, 262, 263). Et il ajoute, dans une note (OCIV, 263, note 1) : « Tout lecteur sentira, je m’assure, qu’un homme qui n’a nul remords de sa faute ou qui veut la cacher au public se gardera de parler ainsi ». Est-ce vraiment un aveu ? Les arguments qu’il invoque ici pour Madame de Luxembourg sont en contradiction totale avec les arguments qu’il utilisait dans la lettre à Madame de Francueil. Rien ne dispense un père d’élever ses enfants : il le dit et l’affirme avec force et il n’est plus question ici de pauvreté. A-t-il changé de sentiment ? Il a, du moins, changé d’interlocutrice et s’adresse à sa nouvelle amie tout différemment.

Les dates présumées des abandons

Les dates qu’il avance ici avec précaution contredisent quelque peu celles qu’il propose dans les Confessions. Si l’on en croit ce qu’il en dit alors, la première naissance se placerait fin 1747 ou début 1748. C’est à l’automne 1747 qu’il situe en effet son séjour à Chenonceaux au retour duquel il découvre l’état de grossesse de Thérèse : « plus avancé que je ne l’avais cru » (OCI, 343). Situer l’accouchement fin 1747 ou début 1748 paraît donc raisonnable. Mais J. J. Rousseau a fait deux séjours à Chenonceaux : un en automne 1746 et l’autre en automne 1747. Se serait-il trompé d’année en 1761 ou en 1766, ou bien aurait-il feint de se tromper pour brouiller la piste et ralentir les recherches qu’avait fait entreprendre Madame de Luxembourg ? Il est certain qu’il n’apporte aucun zèle particulier à suivre le déroulement de ces recherches que Madame de Luxembourg avait confiées à son valet de chambre et homme de confiance La Roche. Nous avons à ce sujet une suite de lettres qui nous apportent d’utiles renseignements dans la mesure où La Roche, qui semble être un homme consciencieux, s’avère incapable de trouver trace de l’enfant dans les registres des Enfants-Trouvés. Nous disposons en effet d’une lettre de Madame de Luxembourg adressée à J. J. Rousseau et datée du 18 juillet 1761 qui dit brièvement : « Je ne vous parle point de nos autres affaires, il y en a une qui n’est pas encore avancée » (CC, 1452) lettre à laquelle J. J. Rousseau répond le 20 juillet : « Heureux même si je trouvais ces avantages dans la recherche dont vous voulez bien vous occuper ; mais quelqu’en soit le succès j’y verrai toujours les soins de l’amitié la plus précieuse qui jamais ait flatté mon cœur, et cela seul dédommage de tout » (CC, 1454). Plus d’un mois s’est donc passé depuis le début de la recherche et la trace de ce premier enfant n’est toujours pas retrouvée. C’est le 7 août 1761 que Madame de Luxembourg va donner quelques nouvelles de cette recherche qui piétine dans une lettre dont nous reproduisons l’orthographe : « L’affaire de cest letres inisial est la plus difficile du monde, l’homme qui se melle de cet recherche la est dificille et facheux, il ne veut point d’argent, par consequent on le peut bien moins presé, il demande plusieurs mois parce que les renseignement sont fort peu certain et qu’il faut qu’il feuettroit au moins six mois de registre, j’espère insesament tenir celle qui est la ainé » (CC,1470 ). Il semblerait donc que le premier enfant fût une fille si l’on s’en réfère à cette lettre. Quant à l’expression : « j’espère incessamment » que peut-elle signifier ? La proximité de la découverte ou le désir de Madame de Luxembourg de voir les choses aboutir ? La réponse que lui fait J. J. Rousseau dans la lettre datée du 10 août 1761 semble dénuée de passion pour ne pas dire d’intérêt vis-à-vis de cette recherche et il propose même d’arrêter l’enquête qui, deux mois après le début, n’a encore rien donné sous le prétexte que l’enfant retrouvé pourrait devenir un danger pour sa mère : « Je vois avec peine, Madame la Maréchale, combien vous vous en donnez pour réparer mes fautes ; Mais je sens qu’il est trop tard et que mes mesures ont été trop mal prises ; il est juste que je porte la peine de ma négligence et le succès même de vos recherches ne pourrait plus me donner une Satisfaction pure et sans inquiétude. Il est trop tard, il est trop tard ; ne vous opposez point à l’effet de vos premiers soins, mais je vous Supplie de n’y en pas donner davantage (...) Dans l’état où je suis, cette recherche m’intéressait encore plus pour autrui que pour moi, et vu le caractère trop facile à subjuguer de la personne en question, il n’est pas sur que ce qu’elle eut trouvé déjà tout formé soit en bien ou en mal, ne fut pas devenu pour elle un présent funeste. Il eut été bien cruel pour moi de la laisser victime d’un tiran » (CC, 1472). Notons le caractère un peu bouleversé des ponctuations, l’usage de quelques initiales, un ton précipité et même suppliant : manifestement, et quelle qu’en fût la raison, J. J. Rousseau n’était pas à son aise lorsqu’il rédigea cette missive. Est-ce Thérèse qui, mise au courant, n’appréciait pas la démarche ? J. J. Rousseau redoutait-il une découverte qu’il voulait cacher ? Ainsi s’arrêta la recherche des enfants abandonnés. Il est certain que cette lettre écrite à Madame de Luxembourg, lettre qui ne prend apparemment jamais en compte les désirs de Thérèse (mais fut-elle mise au courant de la démarche ? ) pourrait accréditer l’hypothèse de la fable exprimée par Frédérica Mac Donald. Craindre qu’on lui imputât n’importe quel enfant était un risque évident et même certain si cet enfant n’était pas le sien. Mais alors pourquoi J. J. Rousseau aurait-il pris ce risque énorme ? Et pourquoi aurait-il demandé cette recherche s’il savait à l’avance qu’elle serait négative ? Pour aller jusqu’au bout de sa fiction et donner corps à ces enfants imaginaires ? Il y a dans cette affaire un paradoxe qui nous interroge et nous aimerions savoir le motif réel de cette recherche menée, d’ailleurs, nous semble-t-il, assez mollement par La Roche[20].


L’étonnant destin de l’enfant Joseph Catherine Rousseau

On a beaucoup fantasmé sur ce premier enfant imputé à J. J. Rousseau par bien des auteurs (qui s’estimaient tous plus astucieux que ne l’avait été La Roche) et le mythe de l’enfant nommé Joseph Catherine Rousseau s’est solidement implanté dans la communauté rousseauiste et anti-rousseauiste, la première en faisant un argument en faveur de la fable, la seconde en faisant une preuve certaine de la paternité de J. J. Rousseau. Il nous semble amusant de raconter en quelques lignes ces divergences pour montrer la prudence qu’il est nécessaire d’avoir devant tout document avant de l’exposer comme une preuve. C’est en 1906 que Frédérica Mac Donald découvre, la première, dans les archives des Enfants-Trouvés l’existence d’un enfant nommé Joseph Catherine Rousseau, nouveau-né de sexe masculin, admis aux Enfants-Trouvés sur le constat du procès-verbal rédigé par le commissaire Delafosse le 21 novembre 1746, enfant qui décédera chez sa nourrice le 4 janvier 1747. Voici le procès-verbal tel qu’il est toujours possible de le voir aux Archives de Paris sous le No 2975 bis : « De l’ordonnance de nous Charles Daniel de la Fosse, avocat au parlement, conseiller du roi, commissaire, enquêteur, examinateur au Châtelet de Paris, préposé pour la police au quartier de la Cité, a été levé un enfant masle, nouvellement né, trouvé à la salle des accouchées de l’Hôtel-Dieu, lequel nous avons à l’instant envoyé à la couche des Enfants-Trouvés, pour y être nourri et allaité en la manière accoutumée. Fait et délivré en notre Hôtel le 21 novembre mil sept cent quarante six, onze heures du matin. Signé : Delafosse. Joseph, Catherine Rousseau ». A cet imprimé était « épinglé un carré de papier de 11 centimètres sur 11, portant : 2975 bis, Marie Françoise rousaux - ce dernier mot barré et surchargé par Rousseau - un garçon le 19 novembre 1746. Puis en dessous : Joseph, Catherine a été baptisé ce 20 novembre 1746. Daguerre, prêtre ». Pour diverses raisons Frédérica Mac Donald va rejeter cet enfant comme n’étant pas un enfant de J. J. Rousseau, donnant comme argument principal que La Roche lui-même ne le retint pas, ce qui nous semble d’ailleurs un très bon argument. Cet enfant est né en effet à l’Hôtel-Dieu et non chez une sage-femme et sa mère se nomme Rousseau ce qui n’était pas le cas de Thérèse. Malgré cette argumentation de bon sens Jules Lemaître va reprendre en 1907 la découverte de Frédérica Mac Donald pour en faire une interprétation opposée et affirmer l’authenticité de l’enfant : « Cela est impressionnant » dit-il au sujet du procès-verbal[21]. Cette publication d’une découverte qu’il n’a pas faite lui-même irrite Frédérica Mac Donald qui s’insurge violemment contre cette interprétation abusive : « Et moi qui la première avait révélé son existence j’affirme mon droit de protester contre toute nouvelle « découverte » de sa personne et contre toute velléité de le présenter au public comme le fils aîné, enfin retrouvé, de Thérèse et de J. J. Rousseau »[22]. Le docteur Variot n’a sans doute pas pris la peine de lire cette vigoureuse mise en garde lorsqu’il affirme, à propos du même enfant, en 1925 : « Voici d’abord un document important retrouvé par Jules Lemaître »[23]. G. Variot reprend ensuite les aveux de J. J. Rousseau et ose conclure sans la moindre hésitation : « Tout cet ensemble de documents et de textes me semble péremptoire pour établir la réalité de l’abandon des cinq enfants de Rousseau à hôpital des Enfants-Trouvés »[24]. Comment cet éminent pédiatre, médecin honoraire de l’hospice des Enfants-Trouvés, peut-il affirmer cela avec autant de légèreté, mettant l’unique document au pluriel ? Signalant d’ailleurs que depuis « on » (il s’agit toujours de Frédérica Mac Donald) a retrouvé dans les archives : « Un procès d’abandon au nom d’un enfant Joseph Rousseau qui a échappé à l’enquête de Jules Lemaître » G. Variot déclare paisiblement : « Je considère comme peu probable que cet enfant inscrit sous le nom de Rousseau, qui est un nom assez commun, soit le premier enfant de Thérèse Levasseur »[25]. Ce qui est trop commun ici servait pourtant de preuve lorsque la découverte arrangeait tout le monde ! La vie fantasmatique du premier enfant de J. J. Rousseau (alias Joseph Catherine Rousseau) ne s’arrête pas là. Réaffirmée dans la Bibliothèque de la Pléiade, cette fois non sous forme de preuve mais de document, auquel une large place est consacrée, elle réapparaît sous la plume de Paule Adamy Fernandez qui a la probité d’en vérifier les sources. Elle aboutit d’ailleurs à la même conclusion que Frédérica Mac Donald : cet enfant n’est pas de J. J. Rousseau, qui, selon elle, n’a jamais eu d’enfants ni même jamais abandonné ceux que Thérèse aurait pu avoir.
Une recherche a été menée depuis par Albert Dupoux, lui-même directeur de l’hôpital hospice de St Vincent de Paul, recherche publiée en 1952[26]. Il défend la thèse de la paternité de J. J. Rousseau tout en infirmant l’hypothèse que l’enfant Joseph Catherine soit son fils, dans la mesure où il estime que ses enfants furent « abandonnés sous un autre nom que le sien ». Nous avons fait nous-même des recherches étendues, portant non pas sur deux ou cinq registres comme les auteurs précédents, mais sur tous les procès-verbaux allant de l’année 1745 incluse à l’année 1755. Cette recherche est détaillée dans l’Appendice qui suit notre essai mais il est nous possible d’affirmer dès maintenant qu’aucun enfant s’appelant Rousseau, Le Vasseur ou Levasseur ne peut être raisonnablement attribué à J. J. Rousseau ou à sa compagne dans la mesure où les circonstances de l’abandon ne correspondent pas à celles que nous décrit J. J. Rousseau. Soit, en effet, les parents connus n’avaient aucun rapport avec Thérèse et J. J. Rousseau et portaient des noms différents, soit le nom de Rousseau avait été attribué à l’enfant abandonné en raison du lieu de son exposition, soit l’enfant avait été exposé et non déposé comme le certifie J. J. Rousseau, soit la mère avait accouché à l’Hôtel-Dieu et non chez une sage-femme comme J. J. Rousseau l’indique. La plupart du temps, nous le verrons de façon détaillée dans l’Appendice, plusieurs de ces arguments s’additionnent de telle sorte que parmi les 97 enfants portant le nom de Rousseau ou de Le Vasseur (Levasseur) dont nous avons retrouvé la trace pendant ces onze années aucun (ou presque aucun) n’a véritablement retenu notre attention, argument supplémentaire pour nous poser cette question : les enfants de Thérèse auraient-ils été abandonnés de façon anonyme comme il était fréquent de le faire alors ?[27]


L’hypothèse d’un abandon anonyme

L’hypothèse d’un abandon anonyme ou, plus exactement, de plusieurs abandons anonymes, pourrait expliquer la négativité de toutes ces recherches menées depuis plus de deux cent trente-sept ans par différents auteurs. En effet si J. J. Rousseau nous parle d’un « chiffre » il ne nous parle jamais d’un nom. « Ce chiffre n’eut pas dû être introuvable » (OCI, 558) nous dit-il dans les Confessions. Ce n’est donc pas un nom que cherche La Roche mais un chiffre. L’argument utilisé par Frédérica Mac Donald, à savoir que si l’enfant se nommait Rousseau, La Roche n’aurait pas eu grand mal à le retrouver, nous semble, en effet, très pertinent. A l’époque les registres étaient complets, bien tenus, et la recherche était facile. Un autre argument allant dans le même sens est le temps considérable exigé par La Roche pour mener à bien cette recherche : pourquoi demander à Madame de Luxembourg un délai de plusieurs mois alors qu’en quelques heures - si l’enfant avait reçu le nom de ses parents - il eut été possible de le retrouver ? C’est aussi ce qu’exprime indirectement J. J. Rousseau dans le livre onzième des Confessions, relatant l’histoire de la recherche : « Pendant assez longtemps les choses en restèrent là : mais enfin Madame la Maréchale poussa la bonté jusqu’à vouloir retirer un de mes enfants. Elle savait que j’avais fait mettre un chiffre dans les langes de l’ainé ; elle me demanda le double de ce chiffre ; je le lui donnai. Elle employa pour cette recherche La Roche son valet de Chambre et son homme de confiance, qui fit de vaines perquisitions et ne trouva rien, quoiqu’au bout de douze ou quatorze ans seulement, si les registres des enfants-trouvés étaient bien en ordre, ou que la recherche eut été bien faite, ce chiffre n’eut pas du être introuvable » (OCI, 558).
Un autre argument plaide, nous semble-t-il, en faveur de ce dépôt anonyme : la Préface de Narcisse écrite par J. J. Rousseau en 1752, après l’abandon des enfants, vraisemblablement des trois premiers. Il nous semble, en effet, que cette préface tardive n’a pas simplement fonction de prendre la défense de son Discours sur les sciences et les arts mais aussi d’exprimer des pensées beaucoup plus personnelles s’approchant fort des aveux publics qu’il osera plus tard : « Ce n’est donc pas de ma pièce mais de moi-même qu’il s’agit ici » (OCII, 959) déclare J. J. Rousseau tout au début. Puis il va évoquer ses productions antérieures en disant : « Ce sont des enfants illégitimes que l’on caresse encore avec plaisir en rougissant d’en être le père, à qui l’on fait ses derniers adieux, et qu’on envoie chercher fortune sans beaucoup s’embarrasser de ce qu’ils deviendront » (OCII, 963). L’allusion aux enfants abandonnés est claire et jugée en général sévèrement dans la mesure où il adopte ce ton de persiflage qu’il reprendra plus tard dans les Confessions pour avouer les abandons. C’est au livre neuvième des Confessions qu’il va également nous parler de Narcisse, dans un passage (OCI, 387) qu’il intercale juste au milieu de deux récits concernant la naissance de ses enfants (OCI, 356, 415) : « Narcisse lui plut, il se chargea de le faire jouer anonyme (...) La pièce fut reçue avec applaudissements et représentée sans qu’on en nommât l’auteur (...) Pour moi je m’ennuyai tellement à la première que je ne pus tenir jusqu’à la fin, et sortant du spectacle, j’entrai au café de Procope où je trouvai Boissi et quelques autres, qui, probablement s’étaient ennuyés comme moi. Là je dis hautement mon peccavi, m’avouant humblement et fermement l’auteur de la Pièce, et en parlant comme tout le monde en pensait. Cet aveu public de l’Auteur d’une mauvaise pièce qui tombe fut fort admiré et me parut très peu pénible. J’y trouvai même un dédommagement d’amour propre dans le courage avec lequel il fut fait, et je crois qu’il y eut en cette occasion plus d’orgueil à parler qu’il n’y aurait eu de sotte honte à se taire. Cependant comme il était sûr que la pièce, quoique glacée à la représentation soutenait la lecture, je la fis imprimer et dans la Préface qui est un de mes bons écrits, je commençai de mettre à découvert mes principes un peu plus que je n’avais fait jusqu’alors » (OCI, 388). Ce passage qui pourrait sembler anodin mérite une attention soutenue. Il s’agit là aussi d’un aveu de paternité concernant une oeuvre jouée sous anonyme qu’il revendique « humblement ou fièrement » après nous avoir dit qu’il la comparait à des enfants illégitimes. Pourquoi d’ailleurs Narcisse est-il joué sous anonyme ? La raison n’est pas expliquée clairement. C’est le comédien La Noue qui aurait décidé de cet anonymat pour faire jouer la pièce au Français selon le vœu de J. J. Rousseau qui n’arrivait pas à la faire jouer aux Italiens où elle restait en attente depuis « sept ou huit ans ». La phrase, très embrouillée, ne permet d’éclairer ni le choix de l’anonymat ni même les circonstances de la représentation comme si J. J. Rousseau s’amusait ici aussi à brouiller les pistes et à suggérer autre chose. Comparons, en effet, cet « Humblement et fièrement » dont il qualifie son aveu de paternité littéraire aux termes dont il qualifie son aveu de paternité charnelle : « Je l’appris dans la suite à Madame d’Epinay ; et dans la suite encore à Madame de Luxembourg, et cela librement, franchement, et pouvant aisément le cacher à tout le monde » (OCI, 357). Il est bien tentant de mettre les deux textes en parallèle, d’autant que le mot « fièrement » a été rajouté par la suite (OCI, 389, a). Cet aveu qui n’était pas obligatoire puisque s’agissant d’une pièce anonyme ne peut que nous faire songer à l’aveu de l’abandon que rien ne justifiait puisque les enfants avaient été déclarés (probablement) sous anonyme. J. J. Rousseau estimerait-il, comme beaucoup de ses contemporains, que l’anonymat littéraire était une bonne façon de faire ? Non, tout au contraire. Il désapprouve totalement l’anonymat, estimant qu’il ne faut jamais séparer un livre de son auteur : « L’équité (...) veut qu’on ne sépare point la cause du Livre de celle de l’homme puisqu’il déclare en mettant son nom ne les vouloir point séparer ; elle veut qu’on ne juge l’ouvrage qui ne peut répondre, qu’après avoir ouï l’Auteur qui répond pour lui » (OCIV, 792, 793) dit-il dans la cinquième Lettre écrite de la montagne. Contrairement à beaucoup d’auteurs de son siècle - Voltaire tout particulièrement - J. J. Rousseau n’a pratiquement jamais publié anonymement si l’on excepte quelques ouvrages mineurs : la Lettre à Grimm au sujet des remarques ajoutées à sa lettre sur Omphale, la Lettre d’un symphoniste et la Vision de Pierre de la montagne dit le Voyant. Est-il alors logique que si ces enfants sont de lui - ces enfants qu’il assimile à des livres - il les abandonne sous anonyme, refusant ainsi de faire un lien entre ces oeuvres de chair et l’auteur qui les conçut ? Il apparaît une contradiction certaine entre le fait qu’il revendique très bruyamment sa paternité et le fait qu’il pourrait avoir fait déposer les enfants sous anonyme. Père légitime de ses enfants, n’aurait-il pas eu à cœur d’assumer sa paternité jusqu’au bout et de les faire enregistrer sous son nom ? Cet anonymat vraisemblable ne serait-il pas une forme de désaveu ? « Ils prétendent encore que ma conduite est en contradiction avec mes principes » (OCII, 961) dit-il encore dans cette Préface de Narcisse qui dit, nous le verrons, beaucoup. Et si, en effet, sa conduite était en accord avec ses principes ? S’il n’avait jamais abandonné ses propres enfants, mais, simplement, aidé Thérèse à abandonner les siens ?



[1] Frédérica Mac Donald, La légende des enfants de Rousseau, La Revue Bleue du 22 juin 1912, p. 784.
[2] Barruel Beauvert, Vie de J. J. Rousseau, 1789, 391pages.
[3] Louis Sébastien Mercier, De J. J. Rousseau considéré comme l’un des premiers auteurs de la Révolution, 1791, t II, p. 265, note 1.
[4] George Sand, La Revue des Deux Mondes, 15 novembre 1863, t XLVIII, pp. 341-365.
[5] Frédérica Mac Donald, idem.
[6] Paule Adamy Fernandez, Les enfants de Rousseau, réalité ou fiction ? Autobiographie et fiction romanesque autour des Confessions de J. J. Rousseau, actes du Colloque international organisé par J. Domenech, Nice 11-13 janvier 1966, CRLP, No 37, 465 pages, pp. 83-98.
[7] Voir notamment F. Bocquentin, Comment lire J. J. Rousseau selon J. J. Rousseau ? J. J. Rousseau et la lecture, éd. T. L’Aminot, Studies on Voltaire and the eighteenth century, 369, Voltaire Foundation, Oxford, 1999, pp. 329-349.
[8] A-t-il demandé à Madame de Francueil de détruire la lettre qu’il lui avait envoyée ? Ou bien s’est-il borné à la rédiger sans vraiment l’envoyer ? En l’absence du manuscrit original nous ne pouvons faire que des suppositions.
[9] La mortalité des enfants déposés aux Enfants-Trouvés était très forte à cette époque. Les chiffres proposés sont cependant assez différents selon les auteurs. Louis Sébastien Mercier estime que sur 6 à 7000 enfants abandonnés 180 seulement survivaient au bout de 10 à 12 ans. Tenon estime, lui, que de 1773 à 1777 inclus sur 31. 951 enfants abandonnés il en survécut 4. 711. Voir à ce propos : Léon Lallemand : Histoire des enfants abandonnés et délaissés au XIX° siècle, Paris, 1885.
[10] Parlant d’une nouvelle édition de l’Emile que J. J. Rousseau aurait projetée, Corancez dit ceci : « Elle contenait aussi le parallèle de l’éducation publique et de l’éducation particulière ; morceau qu’il me disait être essentiel au traité de l’éducation et qui manque à Emile » : Corancez O. : De J. J. Rousseau, Extrait du Journal de Paris, No 251, 256, 258, 259, 260 et 261, de l’an VI, reprints 1978, 75 pages. Voir aussi à propos de l’éducation et de Platon l’article : « Education » de T. L’Aminot dans le Dictionnaire de J. J. Rousseau, publié sous la direction de R. Trousson et F. S. Eigeldinger, Paris, 1996, 961, pp. 275-278 et l’article de R. Galliani : La signification politique de l’Emile, à propos de Platon, Etudes J. J. Rousseau, No 9, Musée J. J. Rousseau Montmorency, 340 pages, pp. 79-83.
[11] F. S. Eigeldinger, Des pierres dans mon jardin, Paris Genève, 1992, 730 pages, p. 210.
[12] « Enfant exposé ou comme on l'appelle vulgairement un enfant trouvé est un enfant nouveau-né ou en bas âge et hors d'état de se conduire que ses parents ont exposé hors de chez eux, soit pour ôter au public la connaissance qu'il leur appartenait, soit pour se débarrasser de la nourriture, entretien et éducation de cet enfant. Il y avait anciennement devant la porte des églises une coquille de marbre où l'on mettait les enfants que l'on voulait exposer. On les portait en ce lieu pour que quelqu'un touché de compassion se chargea de les nourrir. Ils étaient levés par les marguilliers qui en dressaient procès-verbal et cherchaient quelqu'un qui voulut bien s'en charger, ce qui était confirmé par l'évêque et l'enfant devenait serf de celui qui s'en chargeait ». Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, nouvelle réimpression en fac-similé, Stuttgart, 1967.
[13] Voir à ce sujet la belle étude de Claude Delasselle : Les Enfants-Trouvés à Paris au XVII° siècle, DES, Faculté de Nanterre, juin 1966, 78 pages, ainsi que les précisions que fournit Albert Dupoux : Sur les pas de Monsieur Vincent, Trois cents ans d’histoire parisienne de l’enfance abandonnée, Paris, 1948, Assistance Publique de Paris, 415 pages. Consulter également l’ouvrage de Léon Lallemand : Un chapitre de l’histoire des Enfants-Trouvés : la maison de la Couche à Paris, Paris, 1885, 148 pages, Chapitre II : admission et mise en nourrice des Enfants-Trouvés : pp. 28-44.
[14] Léon Lallemand, Un chapitre de l’histoire des Enfants-Trouvés : la maison de la Couche à Paris au XVII et XVIII° siècle, Paris, 1885.
[15] Marcel Fossoyeux : L’Hôtel Dieu de Paris au XVII et XVIII° siècle, Paris-Nancy, 1912.
[16] Albert Babeau : Paris en 1789, Librairie Firmin Didot et Cie, Imprimeurs-éditeurs, Paris. A. Babeau parle ici de la maison St Antoine où étaient reçus les enfants lorsqu’ils revenaient de nourrice, maison qui faisait partie intégrante des Enfants-Trouvés.
[17] Louis Sébastien Mercier : Tableau de Paris, tome 1, Mercure de France, 1989, p. 687.
[18] Abrégé historique de l’établissement de l’hôpital des enfans trouvés, par Arrault, à Paris, chez Thiboust, Imprimeur du Roy, 1746, No 1332, Archives de la Bibliothèque de l’Assistance Publique.
[19] Josette Ménard, Le sort misérable des enfants mis en nourrice dans nos villages au XVIII et XIX° siècle, Les cahiers de la SHGBE, No 36, 1995, pp. 20-27.
[20] Nous verrons dans l’Appendice qu’à cette époque tous les registres étaient encore disponibles et que retrouver le nom d’un enfant était chose aisée sans même avoir recours à la consultation des procès-verbaux.
[21] Jules Lemaître : J. J. Rousseau, deuxième conférence Paris, 1921, 360 pages, p. 61.
[22] Frédérica Mac Donald, idem, p. 817.
[23] G. Variot, L'abandon des enfants de J. J. Rousseau et le fonctionnement de l’hôpital des Enfants-Trouvés à cette époque, Bulletin de la société d'Histoire de la médecine, XIX , 2-3, 1925, pp. 63-83.
[24] G. Variot, idem, p. 69.
[25] G. Variot, idem, p. 82.
[26] A. Dupoux, J. J. Rousseau a-t-il abandonné ses enfants ? Revue d’information et de documentation de l’Assistance Publique, vol 3, mars-avril 1952, pp. 160-166.
[27] Cet anonymat fréquent ne dépassait pas cependant 20% des enfants abandonnés comme l’indique C. Delaselle dans son étude qui porte cependant sur des années ultérieures (1772-1778) : Les enfants trouvés à Paris au XVIII° siècle, DES, Faculté de Nanterre, 1966, 78 pages.

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