Heinz Wismann - Elena Pasca
Figures de l'universel
Entretien avec Heinz
Wismann, philosophe, philologue, directeur d'études à l'Ecole des
hautes études en sciences sociales, directeur de la collection
« Passages » aux éditions du Cerf. Il a dirigé
l’Institut protestant de recherches interdisciplinaires de Heidelberg. Son
dernier ouvrage, écrit avec Pierre Judet de la Combe,
s'intitule L'Avenir des langues. Repenser les Humanités, Ed.
Cerf (Passages) 2004.
(L’entretien est extrait du dossier
« L'universalisme en question(s) », contenu dans la revue Place au[x] Sens, N. 9-10, 2004).
Morales de préceptes et morales de
principes
Elena Pasca : Dans un débat
récent avec Alain Finkielkraut, centré sur la notion de
« responsabilité », vous avez abordé
l'universalisme en tant qu'exigence d'un universel moral, à partir d'une
distinction entre une morale de principes et une morale de préceptes.
Pourriez-vous préciser ?
Heinz Wismann : Ce que
j'appelle « morale de préceptes » est la
première forme que prend la conscience morale. Les préceptes sont
des prescriptions qui, substantiellement, concernent chaque fois un acte, quel
qu'il soit, dont il faut soit interdire l'effectuation, soit, au contraire,
recommander l'accomplissement. Dans ces morales de préceptes on peut
ranger, par exemple, les dix commandements ; même s'il y a
déjà une très grande généralité de ces
préceptes, ils ne sont pas réellement universels en ce sens qu'ils
concernent chaque fois une action particulière. Dans l'ensemble des
sociétés traditionnelles ou archaïques, les préceptes
régulent la vie individuelle et sociale, qui y sont encore
indissolublement liées. On a pu appeler ces morales de préceptes
aussi des morales occasionnelles, puisque c'est à l'occasion d'un
choix qu'elles interviennent, en prescrivant le comportement à adopter.
Il va de soi que ces morales - qu'il faudrait plutôt appeler
éthiques de préceptes, car ce sont des habitudes, prises au sens
de l'êthos - diffèrent d'une aire culturelle à
l'autre, même si elles comportent des prémices d'une conscience
morale plus élevée et donc des éléments
d'universalisation possible. Ces préceptes se caractérisent en
général par leur divergence. Les mêmes choses ne sont pas
jugées bonnes ou à préférer dans des contextes
civilisationnels différents. Je suis certain que parmi les
préceptes il y en a qui sont appelés à rejoindre une
préoccupation réellement universelle.
Ces morales de
préceptes ont été affinées pendant des
siècles. C'est seulement au terme d'un processus historique - que la
périodisation philosophique des postures de l'intelligence ou de la
pensée permet à peu près de situer -, à savoir au
commencement de la modernité européenne (grossièrement
à partir du 16ème siècle), que surgissent des
formalisations de la pensée morale qui ne sont plus réductibles
à tel ou tel précepte déterminé. Dans ces
formalisations, qu'on appellera morales de principes, on essaie progressivement
de dégager des règles qui permettent de juger du caractère
moral de n'importe quelle action. Ces principes sont dégagés dans
l'horizon des systèmes philosophiques de l'époque. Dans le
système leibnizien, le principe moral est celui du perfectionnement,
pensé comme perfectionnement de l'intelligence, dans la mesure
où nous sommes appelés, dans notre existence, à
évacuer tout ce qui trouble notre perception du réel :
c’est-à-dire à clarifier, à préciser, et donc
à mieux distinguer ce qui est ; et ce perfectionnement est en
même temps promesse de bonheur. Ce sont des morales eudémonistes,
dans lesquelles l'humanité est appelée à se perfectionner
au moyen de la connaissance et de préparer ainsi son salut – une
conception évidemment insuffisante, puisque c'est une formalisation qui
suppose encore que le contenu de la pensée morale coïncide avec
notre connaissance de l'être dans son ensemble. Ce qui fait que l'on ne
tient pas compte du fait que l'aspiration morale ne devrait pas être
rivée à la simple reconnaissance d'un état de fait,
fût-il le fait universel de l'être. C'est d'ailleurs dans ces
premières formalisations de la pensée morale fondée sur un
principe que l'on constate que la vraie moralité consiste à
rabattre la liberté – le choix d'action – sur la
nécessité. Dans la mesure où la connaissance perfectible
doit nous permettre de découvrir ce qu'il est possible de faire et que ce
qu'il est possible de faire dépend de ce qui est dans le monde, comme
alternative ontologiquement fondée, la vraie liberté consiste
à dire oui à la nécessité. Cela s'inscrit dans
l'horizon d'une pensée théologique très
intéressante : dans le christianisme de l'époque, on dit
clairement que, quoi qu'on fasse, on sera toujours amenés à faire
la volonté de Dieu, dans la mesure où la création contient
toutes les alternatives possibles. A partir de là, l’on est
d'ailleurs amené à élaborer une dialectique du crime ou de
la mauvaise action qui, dans le tout de l’être, peut parfaitement
correspondre à une nécessité, parce qu'elle va être
non seulement pardonnée, mais encore justifiée dans
l'économie de l'ensemble.
On a donc un modèle
vertical : une transcendance extérieure et une obéissance qui
consiste à réaliser une sorte de copie terrestre aussi conforme
que possible de la volonté de Dieu.
On se coule dans la
volonté de Dieu dans cette perspective, parce que la finalité
morale est toujours liée, via la connaissance perfectible,
à l'être, à ce qui est. Donc, la volonté n'est pas
libre d'aller au-delà de l'être. Du coup, ce n'est pas vraiment la
liberté humaine qui est thématisée dans ces
premières morales de principes.
Morales qui se prennent
pour universelles.
Elles sont universelles dans un sens
limité : le tout du réel, l'omnitudo rerum, est la
limite de toute action possible. On ne conçoit pas que l'action puisse
viser un au-delà de ce qui est ; ce qui les voue à
l’adhésion à la création divine. Aussi la vraie
liberté est finalement la même chose que la reconnaissance de la
nécessité et donc de la volonté de Dieu. On a un universel positif, donc restant dans l'horizon métaphysique,
limité par l'état de fait, si l'on entend par fait ce qui a
été fait et voulu par Dieu. Pour que le principe devienne un
principe dans un sens non limité, non seulement positif, il faut se
dégager de la limitation métaphysique de la volonté
à la reconnaissance - via la connaissance perfectible - de ce qui
est.
Et sortir d'une morale substantielle.
Qui est
encore positivement liée à ce que nous pouvons accomplir comme
actes cognitifs. Le mouvement de l'intelligence et celui de la volonté
coïncident dans ces morales du perfectionnement, dont on trouve l'exemple
le plus achevé chez Leibniz ; elles sont eudémonistes dans la
mesure où le bonheur consiste à vivre la coïncidence de la
liberté avec la nécessité.
Kant : le principe contrefactuel.
L’autonomie
Comment s’opère alors le dépassement des
morales substantielles?
Il a fallu tout d’abord sortir de
cet horizon ontologique qui limite la volonté, puisque celle-ci, par
définition, ne saurait être arrêtée par un but qui lui
serait extérieur, et n'est pas réductible au mouvement par lequel
l’homme tente de connaître le réel, pour trouver un principe
qui fasse de la volonté une pure volonté morale. Car elle est une
pulsion plus profonde, qui ne vise pas uniquement son adéquation à
ce qui lui est extérieur. Le principe formel,
désubstantialisé, le plus universel possible, a été
dégagé par Kant. C'est le principe qu'exprime l'impératif
catégorique, à savoir qu'aucune volonté
déterminée par une fin autre qu'elle-même ne saurait
être qualifiée de bonne. Au lieu de vouloir ceci ou cela, quelque
chose qui se laisse repérer dans le monde comme but du vouloir, la
volonté doit se vouloir elle-même. C'est la figure de l'autonomie,
de l'autodétermination. Cette volonté autonome devient quelque
chose qui ne peut être saisie que négativement, par l'interdiction
de vouloir quoi que ce soit de particulier. En imposant à la
volonté particulière d'être guidée par une maxime qui
serait celle d'une législation universelle, l'impératif
catégorique impose au sujet de la volonté de ne se laisser
entraîner par aucune des pentes du vouloir empirique (ce que Kant appelle
les penchants). Le devoir que la loi morale m’impose est celui de renoncer
à toute volonté particulière et de ne vouloir, à
travers ce renoncement, que l’autodétermination de la
volonté comme mienne. Le paradoxe dans cette figure du principe
consiste en ce que le principe est universel, en ce sens qu'il vaut pour toute
volonté particulière. Tout sujet va se saisir comme sujet moral
uniquement à travers cette possibilité, qui est contrefactuelle,
car il s'agit d'un principe, extrêmement difficile à
réaliser dans l'existence ; c'est une possibilité qui n'est
pas subordonnée à la reconnaissance d'un état de fait.
Comme mouvement d’autodétermination, cette volonté, seule
qualifiée par Kant de bonne, devient le principe moral de
l'autoconstitution du sujet. L'idée kantienne est que, de manière
universelle, pour qu'il y ait un sujet, il faut que ce sujet ait
adhéré au moins à la possibilité de renoncer
à toutes les effectuations finalisées de son vouloir
« pervers polymorphe » ; il faut qu'il se détache de
ces finalisations dans le monde pour arriver à quelque chose qui n'existe
pas dans ce dernier et que Kant appelle un
« noumène » - c'est-à-dire notre substrat
intelligible, qu'on peut seulement penser, mais pas connaître,
puisqu’il n'appartient pas au monde des phénomènes. C'est un principe contrefactuel en ce sens que le sujet moral, dont la
volonté autonome constitue le fondement, ne se situe pas parmi les choses
que nous pouvons rencontrer. C'est comme un arrière-plan qui fait que le
sujet réel, phénoménal que nous sommes peut se qualifier,
à ses propres yeux et aux yeux des autres, comme sujet moral, à
travers la conscience qu’il a de cette possibilité de
s'autonomiser.
C'est une idée
régulatrice.
Oui, c'est l'idée pratique de la
liberté, régulatrice parce qu’elle nous trace la voie du
dépassement de notre existence empirique.
C'est une
tâche infinie.
Effectivement, et cela se situe en dehors du
monde des phénomènes, dans ce Kant appelle « le
règne des fins », un monde dans lequel aucun homme n'est plus
jamais un simple moyen de quelque volonté que ce soit. Il est toujours
fin de la volonté, la volonté se voulant elle-même et rien
d'autre. En devenant autonome, la volonté est une fin en soi, et
appartient par conséquent à l'univers nouménal dans lequel
les sujets moraux ne peuvent plus devenir des moyens, ne serait-ce que de leur
propre volonté, comme ils ne peuvent pas non plus faire d'un autre sujet
un moyen de leur volonté.
Je soulignerais quelques
aspects : c'est chez Kant que s'effectue le passage de l'honneur à
la dignité et que le respect apparaît : prendre autrui
comme fin veut dire le respecter. On a là les jalons de ce qu'on
appellera plus tard « reconnaissance » et
établissement de relations de respect réciproque. Il y a une
dimension intersubjective qui est déjà présente dans la
formulation de l'impératif catégorique.
Tout
à fait. D'ailleurs, à la question de savoir quel est l'affect, la
pulsion ou le ressort qui nous fait tendre vers cette volonté bonne, qui
est fin en soi, Kant répond que c'est le respect. Or le respect
premier est celui pour la loi morale, mais ce respect (qui m'enjoint de ne pas
vouloir ceci ou cela) se transforme en respectabilité, puisqu’il va être respecté par quelqu'un qui éprouve
le même respect. Donc l'intersubjectivité est littéralement
déclenchée par le respect pour la loi morale, qui me permet aussi
bien de me respecter moi-même, dans la mesure où je m'y conforme,
que de respecter chez autrui la même aspiration. C'est une
intersubjectivité qui n'est pas effective, elle est principiellement
fondée. Le principe de cette configuration de sujets autonomes qui
respectent la loi morale et, partant, se respectent mutuellement, leur interdit
d'instrumentaliser un autre sujet, pour quelque bonne cause que ce soit.
L'interdit est absolu. Je ne peux pas, même au nom d'une cause qui me
paraît excellente et qui m'est recommandée en vue de
l’amélioration de l’état du monde, instrumentaliser
autrui au nom de la réalisation de cette cause.
Ce qui
permet, par la responsabilité de l'agir envers autrui, d'éviter de
succomber à des idéologies qui nous mettraient sous leur
emprise...
En effet, car autrement on retomberait dans les
morales antérieures, certes de principes, mais placées sous le
signe du perfectionnement. Le danger que comportent ces dernières est
celui de l'assujettissement des volontés plus faibles par des
volontés plus fortes qui, dans la meilleure hypothèse, en
poursuivant leur propre perfectionnement et celui du monde, cherchent à y
entraîner les autres. Il ne faut pas s’enfermer dans la perspective
du perfectionnement et du bonheur, car tous les totalitarismes, pour atteindre
les lendemains qui chantent, ont justifié l'utilisation des hommes par
les hommes - c'est-à-dire leur dégradation, le non respect de leur
autonomie - par la perfection à laquelle ils aspirent (ou
prétendent aspirer). Or avec le principe contrefactuel tel que Kant le
définit, on sort de l'horizon de ces assujettissements possibles. On le
voit avec le règne des fins, dans lequel tout sujet est fin et aucun n'est moyen. Il est clair que cet ordre des fins n'est pas
concevable dans l'univers phénoménal dans lequel nous vivons. Ce
qui fait qu'on a pu reprocher à Kant d'avoir développé une
morale inutile, dans la mesure où elle ne peut pas être
appliquée ; elle n'est pas compatible avec ce qui nous est
demandé dans le monde des rapports de cause à effet, puisque si
cette volonté qui ne veut qu’elle même s'aliène dans
les chaînes causales pour atteindre un but, elle est prise dans cette
autre logique qu'est la logique des penchants. Quand Kant parle du mal radical,
il soutient que cela advient quand le sujet, qui a pris conscience de sa
liberté comme tâche, comme horizon constitutif de ce qu'il porte en
lui comme respectabilité morale, y renonce soit pour s'assujettir
lui-même (se faire moyen au service d'autres volontés). soit pour
chercher à assujettir autrui. On y reconnaît d'ailleurs, soit dit
en passant, ce qu’en psychanalyse on appelle les perversions, perversions
du désir : la volonté, au lieu de se viser, dans le jeu de la
reconnaissance réciproque, elle-même à travers autrui dont
elle reconnaît l’autonomie, va entrer dans des rapports de viol de
volonté et d'assujettissement. Il est sans doute troublant de
constater que l'on peut trouver un plaisir dans cette abdication de la
volonté autonome. Aux yeux de Kant, le mal radical c'est le consentement
à la non-liberté, rendu possible par la liberté dont chacun
jouit virtuellement ; car nous sommes libre au point de pouvoir renoncer
à la liberté.
La reconnaissance esthétique. Le sens
commun
Comment concilier l’idée de liberté radicale
avec les données de notre existence réelle?
La
question qui reste ouverte, qui n'est pas traitée dans les écrits
que Kant consacre au principe moral, est celle de savoir si je peux maintenir
cette liberté tout en m'engageant dans le monde phénoménal,
dans le monde où les causes enchaînent des effets qui deviennent
à leur tour des causes, et où je suis assujetti à l'ordre
de la nature : comment rendre compatible le maintien de cet ordre
contrefactuel avec le fait que je suis un être de nature, vivant
dans le monde des causes. La solution que Kant propose se trouve dans la
troisième Critique, où il essaie de montrer que nous pouvons
parfaitement accomplir un certain nombre d'opérations qui appartiennent
à l'univers des causes phénoménales, tout en
suggérant, pour la réflexion qui accompagne ce mouvement, que
c'est une opération qui a une signification symbolique évoquant
la liberté de celui qui l'accomplit. Prenons l'exemple d'un peintre,
qui fait travailler ses muscles et utilise des matériaux, le pinceau, la
toile, la couleur, etc. Ce qu'il entreprend ne se limite pas, si on veut le
déchiffrer, à l'enchaînement des causes
phénoménales. Tout en sacrifiant à cette
nécessité de se laisser guider par le possible
phénoménal, il inscrit, mais uniquement pour la réflexion,
le symbole de sa liberté dans la réalité qu'il
crée. Ce qui fait que, pour Kant, la seule manière que nous avons
d'agir dans le monde tout en signalant, à nous-mêmes et à
autrui, que nous sommes libres, c'est de créer du beau, de produire
quelque chose qui tombe sous le jugement esthétique. Kant le dit
très clairement : le premier sens commun qui unit les hommes c'est
la reconnaissance esthétique. C'est là qu'ils
découvrent quelque chose qui les humanise, les distingue des animaux qui
sont pris dans le monde phénoménal. Ce n'est pas pour rien que
l'on trouve dans les grottes, sur les parois, des amorces d'œuvres
esthétiques, à concevoir anthropologiquement en rapport avec des
formes de magie, avec une volonté de maîtrise vis-à-vis des
animaux, etc. Mais dans la mesure où s’y déclare
également un souci esthétique, il y a – c'est l'idée
kantienne – apparition de symboles de liberté, de la liberté
de celui qui produit ces formes, et celui qui sait reconnaître ces
symboles y voit comme un signe qui lui révèle sa propre
liberté. C'est cette expérience qui est à l’origine
du sens commun. Le sensus communis aurait donc un fondement moral. Or, la
moralité étant contrefactuelle, elle ne suffit pas à
créer une société, puisque le règne des fins se
situe au-delà du monde. Dans le monde, tout ce que l'on peut
réaliser à partir de ce principe moral ce sont les univers
esthétiquement fondés sur la reconnaissance du symbole de la
liberté qu'est le beau.
Il y a un autre jalon de la
problématique de la reconnaissance telle qu'elle sera formulée
plus tard. Vous l’évoquiez en parlant de la possibilité de
se mettre à la place d'autrui, abordée dans la Critique de la
faculté de juger.
La reconnaissance d'autrui comme sujet
moral, appartenant à une communauté humaine instituée par
le respect mutuel, repose, dans la logique kantienne, sur le fait que je
décèle chez autrui la virtualité de ne pas être
commandé par autre chose que lui-même. A partir du moment où
je reconnais chez autrui cette capacité, même si elle ne se
réalise pas nécessairement dans un acte absolument autonome et
souverain, je peux lui attribuer la responsabilité de ses actes. C'est
à travers cette conception du principe moral que je suis amené
à me concevoir comme auteur de mes actes ; autrement, mes propres
actes me seraient dictés. Or je suis auteur de mes actes de
manière quelque peu ambiguë, puisque dès que je mets un
projet d’agir à exécution, je suis dans l'ordre
phénoménal, et le soupçon que je puisse être en
même temps commandé par quelque chose d'autre que ma
volonté, est tout à fait légitime. Mais je peux pour ainsi
dire surimprimer à mon action phénoménale la
référence à la liberté, qui est constitutive de ma
conscience ; cette surimpression est esthétique, quel que soit l'acte en
question, même un simple mouvement du corps. Une fois amorcé ce
processus de reconnaissance – qui signifie que je suis susceptible de me
reconnaître et de me faire reconnaître comme moi, pas comme
autre chose –, je m'arrache à la nature dans la mesure où je
sais que je suis capable de dire non à mes propres penchants naturels. Je
suis capable - c'est le caractère négatif de ce principe - de dire
non à ce qui me commande ; même si je dois procéder,
à chaque fois que je me mets à agir, à une sorte de
transaction avec les forces qui me traversent et que l'on peut appeler
désir, pulsion, besoin. C'est à travers ce vouloir commandé
par autre chose que moi que je peux signaler que j'ai encore un autre
mobile : le respect que j'éprouve pour ce que je pourrais être
si j'étais autonome (je ne le suis jamais vraiment). Ce respect peut
fonder dans l'interrelation avec autrui une communauté morale, dans la
mesure où je décèle chez autrui cette dimension qui
dépasse la nature.
Un universel positif :
l’utilitarisme. Les valeurs sont-elles
universalisables ?
Il s'agit là d'un universel
négatif, parce qu'il est contrefactuel. Comment est-il possible de
formuler un universel positif sans retomber dans ces éthiques
occasionnelles du perfectionnement ?
Il faut d'abord dire que, dès le
début du 19ème siècle, on voit réapparaître
des tentatives de donner de la chair à ce principe négatif que
Kant avait dégagé. On dénonçait le caractère
rigoriste de cette morale du devoir, car c'est un devoir-être
(
Sollen) qui apparaissait comme impraticable. Pour étayer la
conception d'une moralité effective, l'on est arrivé à
prôner des
valeurs universelles, des principes qui seraient
d'emblée incarnés dans le monde phénoménal. Je ne
peux pas retracer ici tout ce cheminement ; je donnerai juste un
exemple : l'utilitarisme anglais, en prônant d'abord le principe de
minimisation du malheur dans le monde, puis de maximisation du bonheur dans le
monde, est une façon de reprendre les éthiques eudémonistes
du perfectionnement, puisqu’il s'agit de nouveau de réaliser le
bonheur dans le monde phénoménal. Avec cette nuance, toutefois,
que le bonheur n'est jamais atteint, d'où la formule minimaliste :
faire diminuer le malheur dans le monde. Ce qui explique pourquoi les Anglais
ont été les premiers à créer des
sociétés de protection des animaux. Il ne fallait pas infliger de
souffrances à des êtres vivants. Je prendrai un exemple très
révélateur du caractère insuffisant de cette morale
utilitariste : celui de Hitler. Quand il prend le pouvoir, lui qui aime les
chiens, il fait en sorte qu’une des premières lois
promulguées par les nazis soit une loi de protection des animaux. Or dans
cette loi figure l’interdiction de faire voyager des animaux dans des
wagons à bestiaux. On l’a vu, cette morale universelle de
protection des animaux n'a précisément pas fonctionné pour
les humains qui, eux, ont été mis dans de tels wagons et
menés à l'abattoir. Difficile alors de se fermer à
l’évidence : le principe utilitariste est insuffisant,
incapable de fonder de manière réellement universelle la morale.
Je mentionne en passant que c'est chez Max Scheler que nous avons, au
20ème siècle, l'apogée de cette « éthique
matérielle des valeurs » (
materiale Wertethik) ; il
cherche, avec les moyens de la phénoménologie, à
dégager des valeurs que tout être humain devrait admettre. Or ces
éthiques de valeurs sont toujours des éthiques régionales.
On peut même les qualifier d'impérialistes, puisque ce sont ceux
qui ont le plus de pouvoir qui vont faire prévaloir leurs valeurs. Avec
des valeurs on n’arrive pas au niveau d’un principe
réellement universel, qui permettrait de fonder le respect et la
reconnaissance des êtres humains entre eux. Je ne veux pas
dévaloriser les valeurs, il en faut, mais elles sont historiques,
traditionnelles, ethnocentriques ; elles appartiennent en fait à des
communautés.
Elles sont
concurrentielles.
Oui, il y a lutte. Il ne faut pas
l’oublier quand on a à réfléchir sur des valeurs
supposées universelles. L’on a pu dire, par exemple, que le respect
de la vie serait une valeur réellement
universelle.
L'exemple du nazisme en dit long.
En
effet. En outre, dans cette injonction de respecter la vie où
qu'elle se manifeste, l'on est dans ce qu'on appelle
« l'écologie profonde », qui considère que
l'univers tout entier est respectueux du vivant, donc il ne faut pas intervenir.
Mais quand on préfère protéger le dauphin, on oublie qu'il
mange tous les jours son propre poids sous forme d'autres poissons. Et si l'on
protège les autres poissons, on va faire mourir le dauphin... C'est
concurrentiel. La vie ne peut pas être une valeur universelle, car elle se
déploie au détriment d'autres vies.
Déjà dans la chaîne
alimentaire.
Dans le cosmos. Dans l'écologie profonde, on
parle de l'écosphère, où seraient réalisés
l’harmonie absolue et le respect mutuel entre êtres vivants. Ce
n'est pas vrai. C'est une chaîne d'assujettissements sans fin. Et
là on est dans une chaîne de raisonnement qui conduit tout droit
à l'impérialisme : il y a de la vie qui vaut plus que
d'autres vies. Malheureusement. On ne peut pas fonder un universel sur des
valeurs, même quand elles sont apparemment aussi universalisables que le
respect de la vie.
Les valeurs sont donc sélectives, elles
excluent.
Les valeurs excluent toujours, elles sont des
inscriptions concrètes de finalités respectées, et
l’on retombe au fond dans les éthiques de préceptes.
Dès que l’on regarde comment les valeurs sont proposées
à ceux qui doivent les suivre, on voit que cela se fait toujours par le
biais de préceptes, sous la forme d'une prescription. Alors que la morale
contrefactuelle kantienne, qui fonde la possibilité d'une reconnaissance
réelle des êtres moraux, hors nature, évite cet
écueil. Au prix d’une négativité absolue. Maintenant,
il faut quand même admettre que, au-delà de ce que Kant esquisse
comme réalisation esthétique, il y a peut-être d'autres
manières de donner à cette morale contrefactuelle un
« représentant » sur terre, autre que les œuvres
esthétiques. Je pense par exemple au droit.
Droit et morale
Comment articuler la morale négative du devoir avec le
droit?
Le premier à s’y être essayé est
Fichte, qui, à la place de la synthèse esthétique de la
liberté et de la nécessité que Kant propose dans la
troisième Critique, a tenté d'élaborer une synthèse
juridique. Dans la Doctrine du droit, œuvre postérieure aux
Critiques, Kant lui-même s’était proposé de voir
comment, avec un minimum d'injection d'empirie, on peut rendre la morale
opérante dans l'ordre du droit. Ce dernier est aussi un ordre formel,
mais qui tient compte de quelques éléments du monde
phénoménal. Prenons la propriété. On peut avoir
toutes sortes de systèmes juridiques, dans lesquels on essaie de
préserver ce que dans la perspective du principe moral contrefactuel a
été présenté comme le fondement du respect de la
personne humaine. Et à travers la propriété, par exemple,
on peut incarner ce respect ; en elle se matérialiserait cette
appartenance à soi qui est contrefactuellement induite par le principe
moral de l'autonomie. Le respect de la propriété a une immense
importance dans le droit.
Je reprendrai la formule de Habermas qui
parle du droit comme du seul medium capable d'instituer des
« relations moralement requises de respect
réciproque ». Il reprend la problématique kantienne et
fichtéenne, avec la précision, formulée par Fichte, que la
seule détermination qui vaille universellement est « la
détermination du sujet à
l'autodétermination ».
Dans le droit effectif,
l’autodétermination qui fonde l'appartenance à soi du sujet
moral - je peux m'attribuer à moi tout ce que je fais comme auteur de la
volonté qui me dicte de faire ce que je fais - peut se prolonger dans
l’appartenance de quelque chose à moi. Ainsi le droit à la
propriété s’inscrit dans la perspective morale.
Encore faut-il concilier ce que Benjamin Constant avait
appelé « libertés des Modernes »,
développées par les libéraux en droits défensifs, et
« libertés des Anciens », les libertés
politiques de participation.
N’oublions pas que la
liberté des Anciens a pour point de départ la défense
commune contre l'esclavage. Les sociétés d'égaux qui se
forment, avec la participation de tous à l'œuvre commune,
conçoivent la non-liberté essentiellement sous la forme de
l’esclavage.
Je pensais à ce que dit Habermas :
des sociétaires juridiques égaux s'accordent mutuellement des
droits, et ce n'est que cela qui peut fonder les droits défensifs. Donc
l'autonomie privée et l'autonomie publique sont
indissociables.
Ceci dit, il ne faut pas idéaliser la polis grecque, comme le fait Hannah Arendt. Parce que ce qui se met en
place dans les sociétés archaïques est une relation entre
égaux qui se garantissent mutuellement contre l'esclavage. Prenez
l'exemple des jeunes Teutons qui s'enchaînaient les uns aux autres quand
ils partaient en guerre, ils formaient des fratries ; chacun
était responsable de son frère. D'ailleurs frei [libre en allemand] et friend ont la même étymologie.
Historiquement, il y a des structures de l'imaginaire qui se traduisent dans des
pratiques : ce sont les frères, les égaux, qui vont se
protéger mutuellement contre la non-liberté. A ce niveau de
conscience se mettent en place des structures participatives, que nous appelons
démocratiques, comme à Athènes, qui ne sont pas
universalisables, puisqu'il y a des esclaves, des métèques, etc.,
privés du droit de citoyenneté. C'est un droit exclusif. Il
concerne uniquement le paradigme à approfondir une fois qu'on est
arrivé au niveau de l'élaboration contrefactuelle de la
liberté individuelle, qui n'est pas pour autant la liberté
privée telle que l'entend Benjamin Constant. Chez lui, le couple
publique/privé fonctionne tout à fait en dehors de ce qui peut
être reconstruit à partir de Kant. Or ce que Habermas a en vue, il
le reconstruit à partir de Kant.
C’est une
précision très utile.
Revenons aux éthiques
de valeurs en tant que résurgences soit des éthiques de
préceptes soit des éthiques de perfectionnement, avec le
caractère concurrentiel, ethnocentré, hiérarchique aussi,
des valeurs qui sont mises en avant par des groupes qui s’en
réclament. La morale formelle, négative, dégagée par
Kant, trouve un prolongement en dehors des questions esthétiques,
où elle est cependant centrale, puisqu'on a à faire à un
phénomène de reconnaissance, qui est un phénomène
réfléchi, où le moral et le matériel se rejoignent
– c'est le phénomène du droit dans lequel le principe
moral peut s'incarner.
Max Weber : l’éthique de
responsabilité
Qu’en est-il, au-delà du droit, des éthiques
de responsabilité?
Le principe de la bonne
volonté, comme principe qui guide ma conviction de ne pas faire de mal,
ne garantit pas, dès que je commence à agir en dehors de
l'esthétique et du juridique, contre les effets pervers que n'importe
quelle action peut entraîner en raison des contraintes systémiques
découlant des réseaux de causalité qui gouvernent le monde
phénoménal. Dans une action entreprise avec la meilleure
volonté du monde, et dans la conscience du bien fondée sur le
principe de l'autonomie de la volonté, je peux toujours être
confronté à des conséquences de mes actes qui vont à
l'encontre de ce que j'ai souhaité accomplir. La prise de conscience de
cette dimension de la morale date de la première guerre mondiale ;
elle est liée au nom de Max Weber, qui a forgé en 1917 le concept
de l’éthique de responsabilité, en confrontant la
volonté consciente des belligérants aux effets dévastateurs
produits par les moyens qu'ils avaient à leur disposition. La
société industrielle moderne avait depuis longtemps
dépassé dans ses réalisations instrumentales les visions du
monde de l’époque ; il y avait là une sorte
d'écart : quelqu'un qui commandait l'armée pouvait
déclencher un processus dont il n'imaginait pas l'ampleur des
conséquences. Dans la conscience européenne, reste l'image de ces
cavaliers chargeant sabre au clair une mitrailleuse. Un régiment suivant
le code d'honneur de la bravoure traditionnelle est décimé en
quelque minutes. Confronté à la machine meurtrière, cela
apparaît soudain comme ridicule et inconscient. C'est ce décalage
que Max Weber thématise quand il dit dès 1917 que, pour qu'une
action soit vraiment morale, il faut qu'elle soit accompagnée d'une
évaluation de ses conséquences possibles. Cela introduit une
perspective qui conduit à l'expertise scientifique. Il faut que les gens
capables d'analyser les contraintes systémiques inhérentes au
champ de la réalité dans lequel l'action va se produire,
éclairent celui qui décide de cette action sur les
conséquences possibles de ce qu'il entreprend. C’est une figure de
la morale qui a pris une place centrale dans le monde contemporain. Avec une
réserve à ne pas oublier : la neutralité
axiologique, la nécessité de distinguer la formation de la
volonté selon les principes moraux (l’éthique de la
conviction) de la capacité d'analyser les contraintes qui règnent
dans le réel phénoménal ; ces contraintes doivent
être analysées scientifiquement, et la science ne doit pas
être subordonnée à des convictions éthiques. C'est la
conception que les experts ont aujourd’hui de leur travail, par exemple en
matière de manipulations génétiques. Cela dit, de nos jours
ils sont appelés à donner leur avis scientifique, mais doivent en
plus juger en fonction de valeurs. Là, tout se mêle : la
conviction éthique et l'évaluation neutre des risques se trouvent
mélangées, et les avis des experts mettent tantôt la science
au service de leur conviction morale, tantôt la morale sur le même
plan que le progrès scientifique. C'est une ambiguïté tout
à fait néfaste.
Intersubjectivité morale ; la
reconstruction entreprise par Habermas à partir de Kant
Passons de Weber à Habermas, qui suit Weber tout en prenant
ses distances.
La séparation introduite par Weber entre la
conviction éthique et la connaissance des systèmes
réservée à l’expertise scientifique, est apparue dans
son insuffisance après le désastre de la deuxième guerre
mondiale : il ne suffisait pas d'avoir d'un côté la
volonté morale subjectivement bonne et de l'autre la
responsabilité objectivement informée, parce que les
décisions qui se prennent sont tributaires d'un certain nombre de
convictions partagées collectivement qui se situent en amont des
décisions. Ce n'est donc pas tellement la volonté individuelle qui
est en cause lorsqu’il s'agit de décisions qui concernent la
collectivité. Habermas a été parmi les premiers à
avoir formulé l’exigence que la décision relative à
une action programmée ne soit pas seulement subordonnée à
la maîtrise technique des conséquences, mais également
évaluée à la lumière d'un examen civique portant sur les prémices de cette décision. Or il s’agit
là d’un débat qui ne peut se conduire que dans l'horizon du
principe moral kantien, à savoir dans l'horizon d'une
intersubjectivité organisée en discussion. La discussion comme
principe ouvert de confrontation d'options, mais en amont, portant sur les
prémices d'une action éventuelle affectant toute la
collectivité. L'intersubjectivité morale, le principe de
reconnaissance de la capacité d'être soi de ceux qui
échangent leur avis, oriente ce débat qui ne doit pas confronter
que des intérêts. C'est le point crucial. Si dans ce débat
on confronte uniquement des intérêts en vue d’un compromis,
on est dans une logique dans laquelle excluant la dimension morale de
vérification de la compatibilité des intérêts avec la
liberté humaine. Une clarification qui doit intervenir sur la base du
respect de ce que quelqu'un cherche à faire admettre. C'est très
subtil : le respect de son autonomie individuelle va se manifester dans
notre disposition accueillante à l'égard de ce qu'il peut avancer
de contraire à mes propres intérêts. Je vais plutôt
vouloir reconstruire la façon dont il peut arriver à manifester
tel ou tel intérêt. Dans cette reconstruction, je pars du principe
qu'il veut dire quelque chose qui traduit sa propre aspiration à
l'autonomie, donc parfaitement compatible avec ce que j'ai moi-même en
moi. Les intérêts divergents sont d'une certaine manière,
dans leur expression, ramenés à des mobiles qui ne sont pas
réductibles à ces intérêts. Au contraire, les
intérêts ont besoin d'être déconstruits ; ils
doivent être ramenés à la volonté d'exprimer quelque
chose qui, très souvent, n'est pas consubstantiel des
intérêts exprimés. C'est un principe qui est moralement
fondé et consiste à attendre de ceux qui participent à la
discussion qu'ils disent quelque chose de non contradictoire sur le plan
performatif. Ils ne doivent pas refuser de se laisser interroger sur les
ressorts parfois névrotiques, qui leur échappent, de la formation
de leur propre volonté. L'on a affaire ici au paradigme de la
psychanalyse, qui est désormais au cœur de la discussion sociale.
Là peuvent intervenir toutes sortes de démarches scientifiques qui
sont non pas axiologiquement neutres au sens de Weber, mais qui entrent dans une
perspective de socioanalyse des motivations. Dans ce cas, on peut avoir
une conjonction très intéressante entre la morale contrefactuelle,
en tant qu’horizon postulé comme commun, et le particularisme des
intérêts, que l'on ne prend pas pour argent comptant, car les
personnes ne s’identifient pas nécessairement, dans leur
volonté réelle, à leurs intérêts
manifestes.
Habermas parle justement de dégager, par
abstractions successives, des intérêts
universalisables.
C'est tout un travail. La discussion ne porte
pas sur des compromis consensuels à trouver, mais sur la clarification
des intérêts : est-ce que l'intérêt que je
manifeste est vraiment mon intérêt ? Est-ce que je ne suis pas
aliéné névrotiquement ? Et la névrose peut
être individuelle et sociale, elle peut être partagée par un
groupe. On est dans une logique psychanalytique, même marxienne d'une
certaine manière, qui consiste à supposer que quelqu'un peut
mettre en avant un intérêt qui n'est pas le sien. Il faut trouver
les intérêts universalisables qui se cachent sous les
manifestations d'intérêts particuliers incompatibles.
Au-delà de la perspective introduite par Weber, concernant les
conséquences indésirables de l'action, nous avons désormais
une préoccupation en amont portant sur le contrôle civique des
prémices des décisions. Et la discussion doit dégager
ce qui se cache sous des aspirations et des intérêts particuliers,
à savoir quelque chose qui peut être assumé en
commun.
Un niveau de conscience historiquement
acquis
Vous parlez d'un universel intersubjectivement contrefactuel. Et
la discussion porte sur les prémices moralement acceptables,
intersubjectivement recevables et non seulement subjectivement bonnes. Un
repère essentiel est celui du niveau de conscience historiquement acquis.
A partir de là, tout ce qui serait en deçà de ce niveau de
conscience constituerait une régression. Dans le cas où, à
l'intérieur du même système juridique, des
communautés structurées autour de préceptes coexistent avec
la loi commune, peut-on qualifier l'existence de ces préceptes de
régression en deçà de ce niveau ?
Je
dirais que la psychanalyse nous donne la clé. La formation des
consciences individuelles est historique, comme la formation des consciences
collectives. Or, ces consciences individuelles sont toujours affectées,
dans leur formation, d’éléments de régression. C'est
structurant. Il ne faut pas s'imaginer qu'il puisse y avoir des êtres
humains qui soient à la hauteur d'eux-mêmes. Ils ne le sont ni
individuellement ni collectivement. Les individus ont leur histoire, avec des
régressions structurantes et l'obligation ensuite de
réfléchir aux autocontradictions performatives qui jalonnent leur
existence ; cela vaut aussi pour le collectif, pour les communautés
humaines plongées dans leur histoire. C'est dire que l'histoire, telle
que nous la vivons, fait coexister le non-contemporain. Le but doit être
de nous hisser au niveau de notre propre histoire.
Comment savoir
qui atteint ce niveau ? Je veux en venir en fait aux reproches que
l'on a fait aux droits de l'homme, par exemple, d'être des valeurs (et non
des normes), donc non universalisables en tant que telles, parce qu'issues d'une
certaine culture chrétienne, etc.
Ce n'est pas parce que
quelque chose a été pensé quelque part dans le monde par
quelques-uns que cela se réduit à une manifestation de leur
volonté de puissance. Cela dit, en se réclamant des droits de
l'homme, il est tout à fait possible de les penser de manière
régressive, par rapport à ce qui a été initialement
visé par eux. Ils sont, dans leur première formulation,
contrefactuels. L’égalité des hommes est
précisément un droit et non un fait.
C'est
l'isonomie qui doit corriger les inégalités.
Et
donc l'introduction, par la réflexion, de la distinction entre ce qui est de droit et ce qui est de fait - la séparation entre quid juris et quid facti -, qui clarifie les choses. Les droits de
l'homme relèvent du quid juris. C'est pour cela qu’ils
constituent un principe régulateur pour les jugements que nous sommes
amenés à porter sur des situations concrètes. Mais ils ne
sont pas un étendard avec lequel des gens qui seraient des
défenseurs des droits de l'homme peuvent se déchaîner de
manière guerrière à l'égard de ceux qui n'auraient
pas inscrit cette devise sur leur propre étendard. Cela n'enlève
absolument rien à la pertinence du niveau de conscience historique qui
est atteint dans la proclamation des droits de l'homme. On peut en revanche
instrumentaliser n'importe quoi ; et c'est toujours régressif de
dire que je suis défenseur des droits de l'homme, si je ne les pense pas
correctement. Je nuis plutôt à la cause que je prétends
défendre. Pour les penser, il faut se hisser à la hauteur de
l'acquis historique qu’ils représentent. Le fil conducteur est ici,
à mes yeux, l'autocontradiction performative : quand
quelqu'un dit quelque chose et, en le disant, fait valoir quelque chose qui est
en contradiction avec ce qu'il dit, l’on a affaire à un
symptôme de régression. Les névroses en sont le meilleur
exemple, car dans la névrose je suis dans une autocontradiction
permanente, performative, puisque je fais autre chose que ce que je
prétends faire quand je le fais. C'est ce hiatus que le regard d'autrui,
instruit par le niveau de conscience et d'exigence acquis, peut aider à
découvrir. Et l’on arrive au véritable intérêt
de l’Ethique de la discussion - traduction d’ailleurs
plutôt approximative de Diskursethik, puisque c’est
l'éthique qui fonde la possibilité même de discourir, dans
la mesure où dans tout discours, au sens plein du terme, il y a une
prétention à la validité. Or cette prétention
à la validité s'expose, par définition, à un test
effectué par les interlocuteurs ; et elle accepte d'avance ce test.
Lorsque j’affirme quelque chose, les autres peuvent toujours se demander
si ce que je prétends là est compatible avec un certain nombre de
principes logiques, mais aussi, et plus profondément, si ce que je dis
est vraiment compatible avec ce que je veux dire. Car, à travers ce que
je dis, je dis peut-être quelque chose que je ne parviens pas encore
à dire.
A propos des droits de l'homme, je reprendrai la
conception de Lefort, qui les relie explicitement au politique, en disant que
les droits de l'homme ne peuvent être que politiques et conçus dans
un régime démocratique dans lequel le lieu du pouvoir est vide.
Cela suppose aussi que le lieu de la transcendance est vide. Ce qui nous
ramène à la dimension d'horizontalité politique
opposée à la soumission verticale.
En fait, le
principe même de la libération démocratique est toujours la
contrefactualité. Quand vous dites « vide », cela
veut dire négatif, non représenté substantiellement, non
incarné ; or la puissance du principe dégagé par Kant
au moyen de la réflexion transcendantale consiste
précisément dans le fait qu’il est ontologiquement
vide. C'est l’injonction de Kant dans l'Analytique de la raison
pure : il faut renoncer au nom orgueilleux d'une ontologie et la remplacer
par l'examen de nos facultés, toujours pour débusquer une
éventuelle autocontradiction performative, qui invaliderait ce que nous
prétendons décrire comme notre expérience du réel.
On en est là : s'il est question de niveau, il faut
déjà se hisser à ce niveau-là. Mais le terme qui
résume le mieux l’obligation de l’homme contemporain est
celui d'idéalisation contrefactuelle. Les droits de l'homme sont
une idéalisation contrefactuelle ; non pas au sens d'un idéal
concret mais en tant que l'idéalisation consiste dans le passage du
niveau des faits concrets au niveau de l'idée
régulatrice.
Régulatrice dans quel
sens ?
Marcel Gauchet avait relevé ce sens lors
d’un débat sur la pensée de Foucault. Ce dernier disait que
dans les sociétés médiévales les déments et
les normaux vivaient parfaitement ensemble ; il n'y avait pas d'asiles pour
enfermer les fous. Or Foucault confond ici la reconnaissance de fait et
la reconnaissance de droit. Les déments n'étaient pas
humains en droit : ils étaient simplement là, de fait, et on
les supportait d'autant mieux que, en droit, il n'existaient pas. Mais, à
partir du moment où, avec la raison universelle, tout être humain
devient humain de droit, les différences de fait deviennent scandaleuses.
C’est pourquoi on cherche à appliquer aux fous des moyens de
correction, d’abord physiques et plutôt brutaux, qui s'affinent par
la suite en traitement moral, psychique, etc. La question centrale est de savoir
s'il faut se contenter d'une coexistence relativement pacifique, de fait, sur la
base d'une inégalité radicale de droit, ou s'il vaut mieux avoir
le principe contrefactuel de l'égalité de droit, pour
réfléchir à partir de lui aux modalités de sa
traduction dans les faits, sans que cela fasse des dégâts. Imaginez
ce tableau : Madame de Sévigné dans son bain, avec les
serviteurs qui ajoutent de l'eau chaude. Ces serviteurs étaient les seuls
à la voir nue, car ils n'étaient pas des êtres humains
à ses yeux, ils appartenaient à une classe inférieure.
Là est le scandale, l’inacceptable.
Cela recoupe la
distinction entre ce que permettrait d'un côté un individualisme
inégalitaire et ce que permettrait un républicanisme soucieux de
la dialectique entre liberté et égalité. Ce
républicanisme qui essaie de mettre en place cette corrélation
permanente entre droits défensifs et droits
participatifs.
C'est une caractéristique essentielle du
républicanisme, cela mériterait un développement plus
poussé, que l'on ne peut pas faire ici.
Le principe
démocratique est nécessairement
républicain.
Il débouche nécessairement sur
un idéal républicain, parce qu'il faut qu'il y ait
réconciliation entre la liberté radicalement privée –
c'est l'aspect que le libéralisme met en avant – et la
primauté du collectif, que le socialisme fait valoir. C'est quelque part
entre le libéralisme et le socialisme que l’on rencontre la
démocratie, qui est nécessairement républicaine. Ma
reconstruction est la suivante : dans l'Ancien régime, la
réalité économique et la réalité juridique du
citoyen n'étaient pas distinctes. L’on était citoyen en
fonction de son appartenance à une corporation en tant qu'agent
économique. C'est ce qu'on appelait le privilège, qui
déterminait simultanément l’existence civique et
économique. Pourquoi la Révolution française a-t-elle aboli
les privilèges ? D'une part pour libérer la dynamique du
marché, que le corporatisme des privilèges freinait. Mais dans la
mesure où le marché, une fois libéré, est une
machine à produire des inégalités, il a fallu
contrebalancer les forces du marché par l’action de l'Etat. Et la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen assigne à
l'Etat, entre autres, la tâche de corriger les inégalités
économiquement induites. De l'abolition du privilège naît
ainsi le face à face entre le marché et l'Etat. Le marché
ne produisant pas de justice, c'est l'Etat qui en a reçu la charge. Tout
au long du 19ème siècle, afin de refaire l’unité
perdue de la condition humaine, on voit s’opposer deux idéologies
sociales, l’une soutenant que l'Etat devait être
résorbé par le marché (le libéralisme),
l’autre, que le marché devait être assujetti par l'Etat (le
socialisme). Marx disait qu’il fallait refaire l'homme total. Du
côté de l'Etat ou du côté du marché ? Il a
opté pour l'Etat, mais en finesse, car il affirmait qu'il fallait d'abord
que le marché ait donné toute sa mesure. C'est le moment où
Lorenz von Stein - un des penseurs les plus originaux de l'époque, qui
avait lu Marx et que Marx avait lu - déploie sa réflexion sur
l'administration républicaine. Il essaie, dans sa Staatstheorie [théorie de l’Etat], et dans la Verwaltungstheorie [théorie de l’administration], de penser quelque chose qui
prend ses distances avec l'idéalisation de la république antique,
car le républicanisme de la vertu lui paraissait dépassé.
Il s'agissait de trouver des médiations réelles entre le droit
à l'égalité et l'inégalité de fait
engendrée par le marché. L'administration incarne alors, dans sa
réalité prosaïque, l'idéal républicain.
Dans un autre registre : le politologue allemand Bassam Tibi
pense que la différence culturelle (le « relativisme
culturel » qui en est l’équivalent allemand), est un
prétexte pour l'indifférence morale. Et puis, au nom de la
tolérance et du respect de la différence, n'est-on pas mené
à tolérer aussi l'intolérable ?
Je suis
d'accord avec Tibi. Quant au mot « tolérance », il
est traduit du latin par Luther, car le terme n'existait pas en allemand. Dans
la théologie luthérienne, le mot exprime la souffrance de Dieu de
ne pas voir les païens convertis, et plus particulièrement les
Juifs. Comme il s'agit d'une souffrance, Luther dit qu'elle ne doit pas durer
trop longtemps. La tolérance du cœur, la charité,
s'accompagne de l'intolérance de la foi, qui en est le corollaire.
Pour sortir de ce dilemme, il faut que la tolérance, comprise comme
souffrance et passivité douloureuse, se transforme en reconnaissance, en geste positif. Car c'est seulement dans la
reconnaissance qu'une altérité peut réellement être
maintenue dans son existence. La tolérance, implicitement, la nie
déjà ; ce qui fait que la tolérance, en tant que pure
passivité, peut s’accommoder de choses qui ne le méritent
guère. Hegel a longuement développé cette réflexion
sur la tolérance, en concluant qu’il fallait en sortir pour arriver
à la reconnaissance. Or, pour qu’il puisse y avoir reconnaissance,
il faut une argumentation morale universalisable, qui ne s'empêtre pas
dans la diversité des traditions. Le différencialisme culturel,
qui se contente de juxtaposer les états de fait, manque à
l'obligation de penser contrefactuellement ce qui nous est radicalement
commun.