DOGMA

Thierry Simonelli


La conscience de soi chez Fichte

 

Fichte montre le premier comment une « intuition intellectuelle » peut être conçue. L'importance que revêt la possibilité d'une « intuition intellectuelle » chez Fichte, apparaît clairement si on la rapporte à la pensée kantienne. Le Moi constitue le « point suprême » de la philosophie transcendantale. Mais, selon Fichte, ce Moi pose un problème non résolu chez Kant. Si la connaissance de soi est impossible, le système kantien repose sur un sujet qui doit nécessairement rester obscur. Selon Fichte, Kant n'a donc pas réussi à donner un véritable fondement à sa philosophie.

Dans la première préface à la Doctrine de la science (1797), Fichte souligne l'identité de sa pensée et de la pensée kantienne : « Je l'ai toujours dit, et je le répète à nouveau, que mon système n'était que le système kantien. » (« Ich habe von jeher gesagt, und ich sage es hier wieder, dass mein System kein anders sei als das Kantische. » ; Fichtes Werke I [ =FW I] , p.420). Kant « avait » l'intuition intellectuelle, mais il ne la réfléchissait pas, explique Fichte en 1798, dans un cours (Wissenschaftslehre nova methodo [ = WLNM] , p.30). Il s'agit maintenant de déterminer comment une telle « intuition intellectuelle » doit être conçue.

Pour ce faire, mettons-nous à nouveau devant le miroir avec Fichte. Tout comme Lacan par la suite, Fichte explique que le Moi des philosophes a toujours été conçu comme un « miroir ». Une réflexion sur le sujet véritable doit donc partir d'une critique du Moi imaginaire. Fichte remarque que l'image du miroir reste aveugle : « mais le miroir ne voit pas » (WLNM, p.54). La question sera donc celle de savoir qui voit et qui tient ce miroir. Derrière le sujet de la réflexion, il y aurait ainsi un autre sujet qui peut s'identifier à l'image aveugle de l'autre.

Le Moi spéculaire de la philosophie est un Moi perçu. Mais celui-ci fait disparaître celui qui le perçoit derrière son image. Il existe deux possibilités pour déterminer ce regard qui voit : ou bien le miroir représente un Moi pour un non-moi, mais alors il n'est plus possible de savoir comment ce non-moi peut se reconnaître comme Moi dans la réflexion du miroir ; ou bien le miroir représente un Moi pour un Moi, mais alors ce Moi pour lequel le Moi est représenté, ne peut plus naître avec la réflexion. Il existe un Moi non représenté qui conditionne la possibilité du miroir. Selon Fichte, le sujet derrière le miroir ne peut plus être le sujet spéculaire de la philosophie. Ce n'est donc pas Marx (cf. MEW 23, p.67, note 18) qui a découvert la détermination spéculaire du sujet, mais Fichte.

Il ne s'agit pas pour Fichte d'annuler le Moi, mais de construire son concept en dépassant l'impasse de la réflexion spéculaire. Le Moi ne peut pas être le résultat de la réflexion, car la réflexion le présuppose dans sa structure intégrale. Pour pouvoir se reconnaître dans le miroir de la réflexion, le Moi doit déjà se connaître, en dehors de cette réflexion. Partir du non-Moi pour expliquer la conscience de soi réflexive semble impossible. Toute représentation, quelle qu'elle soit, est toujours déjà une représentation pour un Moi, car sans le « je pense » qui doit pouvoir accompagner toutes mes représentations, celles-ci restent aveugles. Contre Lacan, il faudra donc dire que la constitution du Moi repose sur la structure du Moi. Ce n'est pas l'autre, ou l'Autre qui permet d'expliquer le Moi, mais le Moi lui-même. Comme représentation pour un Moi, toute connaissance et tout savoir se rapportent à la constitution de ce Moi.

Fichte formule le premier principe de la doctrine de la science de la manière suivante : le Moi se pose soi-même (FW I, p.96, Grundlage der gesammten Wissenschaftslehre, 1794). Le Moi se constitue comme une action (« Handlung »), dont il est en même temps l'agent et le produit. Dans le Moi, l'action et l'acte sont « une et même chose ». Ce qui était là avant que je n'advienne n'était tout simplement pas Moi : « je n'étais absolument pas, car je n'étais pas Moi » (« ich war gar nicht ; denn ich war nicht Ich » ; FW I, p.97). Ainsi, la question d'un en deçà du Moi ne peut même plus être posée (id.). En d'autres termes : le Moi est une donnée première, non déductible.

Ceci ne signifie pas que le Moi préréflexif ne puisse pas du tout être pensé. La doctrine de la science aura pour but de démontrer que le Moi, s'il ne peut pas être déduit, peut et doit être pensé. Comme pur agir, le Moi précède la réflexion spéculaire.

Selon Fichte, le Moi préréflexif est présupposé par la déduction kantienne des catégories. Mais Kant a omis de penser ce Moi qui est le fondement de sa philosophie (p.99). Le Moi est la forme suprême et il est la forme comme telle, en général (FW I, p.102) : « Le Moi est nécessairement identité du sujet et de l'objet : sujet-objet : et il est tel absolument sans autre médiation » (« Ich ist notwendig Identität des Subjects und Objects : Subject-Object ; und dies ist es schlechthin ohne weitere Vermittlung » (FW I, p.98, note*).

Le principe de l'identité (A=A), le principe même de la pensée, repose sur cette « unité de la conscience » qui se pose comme Moi pour le Moi. Les possibilités de négation et d'opposition dépendent de la négation du Moi. Le non-Moi est le contraire de tout ce qui peut être dit du Moi (FW I, p.104, 11). Fichte nous permet ainsi de découvrir un aspect resté tout à fait absent de la détermination lacanienne de l'identification.

L'identification et l'opposition sont toujours des actions simultanées. Afin de pouvoir opposer deux choses, deux idées, il faut que les opposés partagent une caractéristique identique (FW I, pp. 111, 112). L'action qui consiste à rechercher la différence dans l'identité s'appelle : analyse. L'action qui consiste à rechercher l'identité dans l'opposition s'appelle synthèse (FW I, pp. 112, 113). Ainsi, l'analyse et la synthèse ne peuvent jamais être séparées. Toute analyse présuppose une synthèse, et toute synthèse présuppose une analyse. Mais pour autant que l'analyse et la synthèse sont des actions de comparaison, elles dépendent d'une action posante préliminaire. L'analyse et la synthèse sont les deux faces opposés de l'action posante.

Ainsi, la structure du Moi préréflexif permet de résoudre « de la manière la plus générale et la plus satisfaisante » le problème kantien des jugements synthétiques a priori (FW I, p.114). Les jugements synthétiques et analytiques ne peuvent être distingués qu'au niveau de la réflexion (FW I, p.113), car elles sont « cooriginaires » au niveau du jugement thétique (p.118).

Cependant le problème du Moi préréflexif n'en est pas pour autant réglé chez Fichte. L'unité du Moi devient à nouveau problématique pour Fichte, dès lors qu'il s'agit de concevoir la possibilité d'un savoir. Le système de la science se fonde sur la forme de la « synthèse suprême » (FW I, p.115). Mais comme le Moi n'est que le fondement de la science, la science elle-même doit être développée à partir de l'action opposante-identifiante, c'est-à-dire à partir de l'analyse du principe synthétique du Moi (FW I, p.125). Pour abandonner son identité absolue et devenir savoir, le Moi doit donner de la réalité au non-Moi. Le Moi doit donc limiter sa propre réalité et se poser comme limité par le non-moi (FW I, p.126). Ainsi, le Moi entame un cheminement, où il perd sa réalité absolue initiale. Pour devenir savoir, le Moi doit sortir de lui-même pour entrer dans le non-Moi. Malgré la nécessité de cette sortie, le Moi garde l'intention de rétablir sa synthèse originelle, à travers le non-Moi.

La doctrine de la science conduit à une production de chaînons intermédiaires entre les opposés, qui doivent être synthétisés par le Moi. Mais l'opposition ne peut jamais être complètement synthétisée de cette manière. Elle persiste dans le mouvement même du savoir, tout comme le désir métonymique de Lacan. Le système de la science repose sur un devoir : il faut qu'il n'y ait plus de non-Moi (FW I, p.144). La question se pose de savoir comment un non-Moi peut devenir un Moi. Selon Fichte, une telle métamorphose est impossible. En fait, pour Fichte le non-Moi n'est pas vraiment un non-Moi, mais un Moi en quantité infime. Ainsi, la passivité de la perception elle-même, ne relève que d'une quantité imperceptible d'activité. Toute réalité est produite par l'imagination (« Einbildungskraft », FW I, p.227), dans une oscillation de l'action du Moi, qui vise l'infini et qui se heurte à un « Anstoss », repoussant l'action du Moi depuis le non-Moi vers l'intérieur (FW I, p.228).

Le fondement de la doctrine de la science rencontre cependant un nouveau problème. La critique du Moi réflexif avait conduit Fichte vers la conception d'un Moi qui se pose comme tel. Le Moi entrait donc en scène comme par un « coup de pistolet » (Hegel, Préface à la Phénoménologie de l'esprit)Phénoménologie de l'esprit.

Le Moi ne pourrait donc pas être un résultat, étant d'emblée présupposé par tout mouvement dialectique. Le Moi se pose de manière immédiate comme Moi. Mais ceci implique à nouveau une duplicité du Moi et un rapport entre le producteur et le produit. Cependant, le producteur comme action pure de poser, n'est que le fondement du savoir du Moi. Le Moi ne se connaît qu'au niveau du produit, au niveau de l'objet. Fichte semble donc se heurter à l'impossibilité de l'« intuition intellectuelle ». Le Moi doit être conçu comme conscience de soi préréflexive. Mais à partir du moment où cette conscience de soi dépend de la logique métonymique du savoir, la synthèse originelle du Moi comme « sujet-objet » ne peut plus être réalisée. Il devient dès lors très difficile d'expliquer la réflexion et la conscience de soi.

L'unité de la « synthèse suprême » semble nécessairement refendue : comme fondement de la science, d'un côté, et comme science de l'autre (cf. Dieter Henrich, Fichtes ursprüngliche Einsicht, pp. 19, 20). La critique de la réflexion semble contrainte de reproduire le problème de la réflexion. Car si le Moi implique une action de réappropriation du produit, il est déjà, tout comme dans le cas de la réflexion, présupposé par cette action. Dans ce sens, la théorie du Moi préréflexif, ne permet pas de penser le Moi complet (id., p.21). Tout comme le Moi de Kant, le Moi de Fichte resterait un sujet inconscient qui ne peut pas être connu.

Dans la première introduction à la doctrine de la science (1797), Fichte donne une nouvelle formulation au problème de son « idéalisme transcendantal ». L'idéalisme part du postulat du sujet libre de la conscience de soi, tel qu'il se manifeste dans la loi morale kantienne. Mais la doctrine de la science a montré que ce postulat requiert un deuxième postulat, qui implique un troisième et ainsi de suite, de manière à ce qu'aucun des postulats ne puisse tenir seul. Les postulats peuvent uniquement tenir comme un tout (FW I, p.448). Le Moi doit lui-même être conçu comme un tout qui n'est pas refendu.

Dans la seconde introduction de la Doctrine de la science (1797), Fichte montre comment ce problème peut être résolu. Le Moi ne peut pas simplement être conçu comme un pur agir, car le Moi devrait déjà être présupposé, pour pouvoir s'intuitionner dans l'action. De cette manière, le Moi doit être déterminé comme un agir qui porte sur un agir (FW I, p.459, 492, 515). Le Moi n'agit pas seulement, mais il se regarde agir et se comprend comme un agir en général (FW I, p.461). Cette intuition de soi-même par le Moi dans son agir caractérise, selon Fichte, l'« intuition intellectuelle ». Cette conscience immédiate de soi-même par le Moi que Kant refusait, se manifeste dans l'impératif catégorique. C'est l'autonomie de la loi, accompagnée par la conscience que le sujet a de cette loi et de son autonomie, qui constitue l'intuition intellectuelle chez Kant (FW I, p.472). Dans cette intuition intellectuelle, je suis le réfléchissant et le réfléchi en même temps (FW I, p.489).

Dans la réflexion, le Moi se pense comme Moi. Mais dans la pensée de soi consciente, il faut distinguer le pensant et le pensé. Cette distinction requiert cependant un troisième sujet, pour lequel le pensant et le pensé peuvent être des objets. Ce sujet préréflexif reproduit donc encore une fois le problème du sujet spéculaire. Fichte aborde ce problème d'une manière qui peut évoquer certaines formulations lacaniennes : si un sujet se représente comme sujet, il faut présupposer un troisième sujet qui puisse identifier ce sujet et sa représentation. Mais ce troisième sujet n'est pas le dernier sujet, car il présuppose à nouveau un quatrième sujet qui puisse l'identifier à sa synthèse. De cette manière, la conception du sujet conduit à un processus qui n'aboutit jamais. Le sujet, comme conscience de soi, glisse de représentant en représenté et de représenté en représentant (cf. Versuch einer neuen Darstellung der Wissenschaftslehre, 1897, FW I, p. 526, WLNM, p. 30).

Le sujet préréflexif ne peut pas être pensé comme un rapport de représentation. Il doit être pensé comme aperception immédiate du Moi par lui-même. Le sujet doit être pensé comme un « sujet-objet » qui ne puisse plus être divisé en sujet et objet, en penseur et pensée, ou encore en termes lacaniens, en sujet de l'énonciation et sujet de l'énoncé. La pensée de soi devra donc être conçue comme une action qui porte sur une action ; c'est-à-dire comme une auto-affectation de l'action : « un se poser comme posant » (« ein sich Setzen als setzend » ; FW I, p.528 ; cf. aussi WLNM, p.31 : « ein sich selbst setzen als solches, kein bloßes Setzen »). Dès lors que le Moi se pose, comme se posant, il n'est plus un simple sujet, mais un « sujet-objet » absolu (FW I, p.529, WLNM, p.31).

Le « se poser comme tel » implique une connaissance immédiate de soi par le Moi. Le Moi se connaît comme poser et pose ce qu'il connaît : le poser. Le Moi inclut donc nécessairement une « intuition intellectuelle » qui unifie de manière immédiate l'intuition de soi et la connaissance de soi. La conscience de soi dans l'« intuition intellectuelle » relève en même temps de l'intuition et du concept (FW I, p.530, note*, WLNM, p.33, D. Henrich, op.cit., p.23).

Kant et Fichte ont fait du sujet une donnée primordiale, constitutive de la pensée en général. Si Kant pensait le sujet comme une pure activité libre qui échappe à la conscience, Fichte a essayé de penser le sujet comme un pur agir conscient de soi. La critique fichtéenne du sujet kantien ne visait pas une détermination « immatérielle » du sujet kantien, elle essayait simplement d'« inoculer » le Moi kantien, pour donner un véritable fondement à la pensée kantienne.


Bibliographie

Fichte Johann Gottlob

 

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