DOGMA

Olivier Lahbib


La philosophie comme Doctrine de la science et comme science rigoureuse.

(De Fichte à Husserl[1]).



L’ambition suprême de la philosophie transcendantale consiste d’abord à refonder le savoir en général et à travers lui les sciences de la nature. Aussi se pose la question de la prétention de cette philosophie à formuler les critères de la scientificité et de l’objectivité scientifique, et l’évaluation de cette philosophie eu égard à son propre idéal de refondation. Mais que veut dire «la philosophie en tant que science »? Pourquoi la philosophie se voudrait-elle scientifique ? A quoi bon envier les propriétés des sciences de la nature ?
La philosophie transcendantale définit les conditions auxquelles un savoir doit se soumettre pour être valide. Il est donc naturel de lui appliquer ses propres critères de validité; ils se résument en deux points : d’abord la question de la validité précisément posée par Emil Lask, disciple -pourrait-on dire- à la fois de Husserl et de Fichte, en introduction à sa Doctrine des catégories. Selon Emil Lask, la philosophie ouvre la question de la validité de la validité. En effet, dans le domaine transcendantal, la validité du savoir suppose que tous ses concepts soient référés à une intuition, qu’ils soient non seulement cohérents, mais surtout remplis. Cette exigence doit être redoublée, lorsque les concepts utilisés sont des concepts proprement réflexifs. C’est ce que met en oeuvre l’exigence fichtéenne de fondation ou de la réflexivité dans la fondation : comment appliquer au savoir fondateur les exigences mêmes qu’il fait porter au savoir fondé ? L’interprétation offerte par Isabelle Thomas-Fogiel[2] sur ce point paraît essentielle : Fichte, comme il l’affirme lui-même, considère que tout savoir doit répondre à la nécessaire adéquation entre le Dire et le faire, celui qui utilise un principe doit s’y conformer.
Mais un des obstacles à l’examen de la validité du concept de science se trouve évidemment dans la polysémie de la notion de science. Polysémie effective dans les sens différents que Husserl et Fichte donnent à l’expression de philosophie comme science : Doctrine du savoir chez Fichte, phénoménologie comme science rigoureuse chez Husserl.
L’idée de faire dialoguer les philosophies de Fichte et de Hussel afin de constituter une problématique générale concernant le statut scientifique de la philosophie n’est pas neuve, mais émerge notamment dans les articles de Jean Hyppolite. Le sens de son célèbre article sur L’Idée de la phénoménologie et la Doctrine de la science[3] est relativement clair : nos deux auteurs appartiennent à une lignée commune de philosophes transcendantaux dont l’ambition est tout en échappant à la dérive absolutiste de l’idéalisme, d’arracher la philosophie à l’accusation de simple “Weltanschauung”. Mais rapprocher Fichte et Husserl sur ces points cruciaux réactiverait la difficulté essentielle de la continuité et la cohérence de l’évolution de ces deux idéalismes transcendantaux. Mais si nous nous concentrons ici sur la consistance de la définition de la science comme projet de la philosophie dans la perspective transcendantale, nous devons d’abord définir la scientificité du savoir dans son essence, avant de considérer les pratiques des sciences réelles, et le sens de la scientificité qu’elles proposent. Cela implique justement que le Savoir philosophique soit compris dans sa différence avec la scientificité des sciences de la nature.
Ainsi faut-il réserver le qualificatif de “ scientifique ” aux seules sciences positives, ou bien la phénoménologie ou la Doctrine de la science ou science rigoureuse méritent -elles également d’être appelées sciences ? L’enjeu d’une telle question demeurant seulement une question de vocabulaire ne paraît pas essentielle, car il s’agit plutôt des conditions sous lesquelles une définition critique de la science peut être formulée. Il paraît utile de soutenir la thèse que la scientificité de la philosophie se distingue en tant que point de vue critique dénonçant la naïveté du procédé des sciences du réel, saisissant son objet sans s'interroger sur sa donation, considérant la vérité comme si elle allait de soi, comme si l'idée de vérité elle-même ne posait pas problème. La science appartient à une histoire des problèmes qu'elle n'aperçoit pas. En cela on peut parler de naïveté pour le scientifique s’il n’intéressait qu’à des résultats; dans ce cas, la raison elle même, dans son opération serait présupposée et non pas interrogée[4]. Comme Nietzsche l'écrivait dans le Gai savoir[5], la science conserve quelque chose de la croyance dogmatique en la vérité.
Dans cette perspective nous essaierons de comparer les titres “scientifiques” que s’attribuent la Doctrine de la science et la phénoménologie. Pour ce faire, nous repartirons de la définition du savoir chez Kant. et la soumettrons à l’exigence fichtéenne d’un savoir qui devrait être à la fois savoir de l’organicité et de la liberté . Dans cette mesure, la doctrine de la science et de la phénoménologie transcendantale semblent nous promettre un chemin plus radical que que le projet kantien.


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§ 1. Définition du savoir chez Kant

Si le projet de Kant est de procurer à la science de Newton le fondement philosophique qui lui manque[6], et par là de définir les limites de la connaissance scientifique, la philosophie kantienne ne disqualifie pas complètement la tentation métaphysique : celle-ci peut demeurer la science première, dans la mesure où elle demeure pour lui «la science des limites de la raison humaine, sa tâche [étant] de séparer le royaume de l'expérience des fictions transcendantes»[7].
La nouveauté de la conception de Kant consiste dans le dépassement du scepticisme et de l’empirisme dans une philosophie qui pense le savoir comme savoir transcendantal. Kant oppose connaissance historique et connaissance rationnelle, pour retenir la connaissance rationnelle comme connaissance par concepts a priori. Ainsi Kant peut définir d’une façon tout aussi apriorique les limites du savoir. La philosophie se présente ainsi comme la connaissance de soi de la raison [8]. Mais ce projet trouve immédiatement l’objection de factualité, car si Kant prétend définir a priori les limites de l’usage de la raison dans un savoir valide, il ne parvient pas à produire la véritable genèse du savoir. C’est bien là pourtant le message du kantisme : la raison s’instruit elle même. Mais il manque à la Critique de la raison pure, une déduction vivante des instruments de pensée. Appliquons donc à Kant le précepte selon lequel la Raison ne connaît que ce qu’elle contribue à élaborer[9].
Pour parler de la scientificité de la philosophie, il faut comme pour la scientificité en général, que la connaissance soit déduite de principes. Pour qu’il y ait réelle auto-intelligibilité de la philosophie, on doit la comprendre comme la source du savoir qu’elle produit d’elle même, et donc qu’elle soit capable de justifier son propre principe. Dans cette perspective, il faut distinguer les deux domaines de la connaissance a priori : le savoir peut comprendre théoriquement la nature et pratiquement la liberté. La raison produit la source une du savoir si elle dépasse le dualisme de la raison connaissante et de la raison pratique. Le projet kantien consiste alors explicitement à penser la validité du passage de la connaissance du sensible à la connaissance de l’intelligible (pensé ici selon la détermination pratique) . Mais ce passage est-il connaissable ou seulement pensable ?
Il s’agit de passer de la nature à la liberté, de l’être au devoir-être. La systématicité du kantisme consiste à trouver l’unité de ces deux termes absolus mais séparés, qu’il faut médiatiser ; c’est la tâche de la troisième Critique, avec l’examen de la téléologie du point de vue de la Critique. Ceci est précisément l’objet des paragraphes 90-91 de la Critique de la faculté de juger : ils tentent de définir le statut de la croyance qui permet de réaliser le pont entre les domaines des deux premières Critiques. Dans cette mesure, Kant reste fidèle à l’exige formulée dans la première Critique: «L’oeuvre de la raison est de constituer systématiquement l’unité de tous les actes empiriques possibles de l’entendement, de même que l’entendement relie par des concepts le divers des phénomènes et les soumet à des lois empiriques»[10] . Le sens suprême de la philosophie s’estime dans sa capacité à justifier l’usage de la raison lorsqu’il s’agit de s’élever aux plus hautes synthèses.
Mais cette unité absolue ne peut être pensée que sur le mode du penser régulateur. Kant dans l’Opus posthumum poursuit le projet d’une unification systématique de la raison, comme « auto-production de soi de la raison »[11]. En ce sens le projet critique ne se distingue pas du projet métaphysique. La métaphysique est le besoin d’unité rationnelle totale[12]. Mais il semble que ce besoin d’unité ne soit pas effectivement satisfait par Kant. On sait que Fichte prétend approfondir ce que Kant manifestait déjà dans la thèse finale de la Critique de la raison pure, c'est-à-dire la primauté de l'ordre pratique sur l'ordre de la connaissance, dans la fondation métaphysique du savoir .
La philosophie comme science suprême aurait donc pour enjeu de garantir sa propre définition de la scientificité, de son fondement dans la réflexivité du savoir, du contrôle que le savoir effectue sur lui-même; cette forme d’auto-surveillance du savoir exclut par conséquent qu’une puissance extérieure au savoir puisse l’accomplir. Le savoir philosophique énonce la définition la plus complète de la science, ou de la scientificité, affirmant l’auto-suffisance du savoir. Cette détermination supérieure est la règle de la scientificité, le savoir procure par sa propre réflexion les normes du vrai. La détermination réflexive est la loi suprême du savoir. Nous voudrions observer dans la définition fichtéenne du savoir comme dans la définition husserlienne, comment ce principe est à l’oeuvre, c’est-à-dire quelle définition de la scientificité la philosophie comme savoir du savoir est capable de formuler.


§ 2. La science philosophique comme Doctrine de la science

Fichte hérite de Kant le projet philosophique comme projet de genèse du savoir ; ce que les trois critiques kantiennes n’avaient pu mener à bien, Fichte le reprend d’un point de vue génétique : il s’agit d’engendre la diversité du savoir à partir d’une source unique . La philosophie comme doctrine de la science consiste à produire la nécessité du savoir à partir de l’acte premier de la liberté, ACTE absolu, dont tout savoir est en quelque sorte le commentaire infini. La déduction du théorique à partir de l’exigence pratique de l’affirmation absolue de la liberté impose l’exigence d’une construction téléologique du savoir; les règnes de la liberté et de la nature sont unis dans une téléologie immanente : la liberté exige l’intelligibilité de son propre acte. Le télos se trouve dans l’objet même du savoir; le savoir est savoir de la liberté.

a) La scientificité à travers le principe de systématicité :

Pour Husserl comme pour Fichte, l’idée de science signifie un savoir unifié, dont l'unité repose sur la puissance d'un seul principe; les sciences positives ne sont justement que les effets dispersés de cette unité originaire du savoir. La seule science véritable, ou science des sciences, comme l'avait entendu Platon dans le Charmide, est la philosophie, ou ce qui s'appelle pour Fichte Wissenschaftslehre et pour Husserl la phénoménologie transcendantale
Les critères fichtéens pour définir la science sont déjà exposés dans son opuscule de 1794, intitulé : «Sur le concept de la doctrine de la science ou de ce qu'on appelle philosophie». Il s'agit de montrer face aux critiques sceptiques que la philosophie peut être «élevée au rang d'une science évidente»[13]. En quoi donc la philosophie d'après la définition du concept de science est-elle la seule science véritable, en son sens rigoureux ? Enumérons les critères : D'abord «une science a une forme systématique», «une science doit être une, un tout». En conséquence les sciences particulières, dans la mesure où elles ne s'intéressent qu'à un seul domaine d'objet ne sont pas la science au sens le plus élevé. La science nécessaire unit en elle tous les principes et en démontre l'unité. C'est dire qu'elle doit être la science de la science en général, et en cela elle se différéncie des autres sciences dont les principes ne se rejoignent pas. Comme l'écrit Fichte, «une universelle Doctrine de la science a donc l'obligation de fonder pour toutes les sciences possibles la forme systématique»[14]. Comment le principe d’une telle science systématique est-il fondé ? Ce principe -dit Fichte- doit être certain, «et cela en lui même et de son propre fait, et être certain par lui même», car ce principe ne peut pas être démontré en elle , mais «il est présupposé pour qu'elle soit possible»(...). «Mais ce principe ne peut pas non plus être démontré dans une autre science supérieure»[15]. L'exigence de la démonstration s'éteint devant la reconnaissance d'une certitude absolue, mais cette proposition peut-elle suffire pour fonder la philosophie comme science des sciences ? Elle le peut dans la mesure où la certitude du principe est le résultat d'une sorte d'auto-démonstration. L'auto-démonstration est en effet la forme même de toute certitude, le principe de tous les savoirs[16]. Mais elle n'en est pas seulement la forme, elle en détermine aussi le contenu, car «cette forme doit convenir au contenu»: si le principe est véritablement inconditionné, il doit l'être selon la forme, mais aussi selon le contenu[17]. Le contenu ne peut pas être déterminé de l’extérieur par la forme : la forme de la déduction, de la déductivité absolue, implique que tout contenu s’identifie à la la simple réflexivité du savoir.
- La WL communique par sa simple forme la scientificité à toutes les autres sciences. Sa généralité consiste dans l' adéquation en elle du contenu et de la forme, ce qui permet la distinction de la WL et des autres sciences, qui ont un contenu positif : quelque chose s'ajoute à elles. Ainsi par exemple «la WL donne comme nécessaire l'espace et le point, comme limite absolue : elle laisse à l'imagination la pleine liberté de poser le point où elle veut : dès que cette liberté est déterminée à mouvoir le point en vue d'une limitation de l'espace déterminable, et ainsi à tirer une ligne, nous ne sommes plus dans la WL, mais dans une science particulière, la géométrie. De même la représentation d'une nature soumise à des lois, est une action nécessaire de l'intelligence, et relève de la WL; mais la détermination et l'application des lois particulières, qui constituent la science de la nature, n'est possible que par des expériences»[18].

b) Scientificité comme vie éternelle du savoir :

La forme pure du savoir est la WL comme source de tout savoir, forme atemporelle de toute connaissance. Fichte, dans la W.L. 1801 définit ainsi le savoir : «un savoir, une permanence, une immobilité de l'acte de représenter, sur lequel il se repose en toute quiétude et se promet de se reposer immuablement(...). [Celui qui a le savoir] considère son jugement non pas comme un jugement porté dans l'instant, mais il saisit du regard ce jugement et celui de tous les êtres rationnels concernant cet objet absolument dans tous les temps, c'est-à-dire absolument atemporel»[19]. Cette éternité n'est pas une éternité de mort, mais une éternité de vie.
La définition du savoir par Fichte ne se réfère pas à l’être, mais à la vie, qu’il faut évidemment ici comprendre dans un sens bien différent de la vie du "monde de la vie" husserlien. Ainsi l’être n’est pas l’objet du savoir, car il appartient à une conception ou même à une vision du monde qui est pré-philosophique, ou pré-scientifique. Nous nous référons au Chapitre d'introduction de la Wissenschaftslehre 1812 . Fichte fixe à ses auditeurs deux tâches: la première consiste à définir le savoir. Le savoir, objet de la doctrine de la science, est la totalisation du réel, cette totalisation est donnée directement ou non par la pensée ou l'expérience. Le Savoir coïncide avec l'idée de conscience (Bewusst-Sein) . Ce qu'il faut entendre par là, c'est la totalisation de l'objectif et du subjectif, du monde externe et de la vie interne. Cette idée de totalité est soulignée, elle implique que le savoir (ou la conscience) ne peut se fermer à aucune forme de réalité. Mais son énergie totalisante signifie vie, c’est-à-dire au sens où la vie est la vraie forme de la synthèse, unification du tout dans l'unité du fondement . Soucieuse de la totalité, puisqu'elle a pour objet tout ce qui apparaît à notre conscience, la doctrine de l'apparition se confond déjà avec la doctrine du savoir.
La seconde tâche consiste à définir la doctrine du savoir : «elle est la doctrine, la théorie ou la science en général, tout simplement du savoir, non pas dans cette fluidité et multiplicité, mais comme une unité, totalement déterminée, toujours semblable à soi, immuable. Mais ce savoir demeure cependant fluant, vivant, se donnant sa propre figure, mais en s'imposant des lois inviolables»[20]. La WL pense l'unité de tout le savoir, en le soumettant à la loi qui l'ordonne. Cette loi n'est pas celle d'un arbitraire extérieur, mais, comme on le sait, de la genèse interne du savoir. Elle est le cadre qui ordonne la multiplicité du savoir, en cela la doctrine du savoir n'est pas le "savoir réel", mais son "schéma vide" . Son oeuvre consiste abstraitement dans la "vacuité du concept", comme "pensée dans la pensée"; elle donne le "lieu vide" de l'actualisation de la vie réelle[21]. Mais elle est aussi, de façon plus positive, la source une de la multiplicité, elle est en elle même genèse, source absolue du savoir. Cette source ne s’accomplit pas sous la forme d’une taxinomie des sciences, la pensée de la pensée est au contraire la vie. Le sens le plus profond de la Wissenschaftslehre est de dévoiler le réel, non pas comme une chose morte, mais de montrer sa genèse vivante, l'enracinement de la réflexion dans le “réel-vivant”.


c) La scientificité comme unité absolue de l’être et de la pensée :

La tâche de la raison philosophique consiste à ramener tout le divers à l'unité, et c’est d’ailleurs un critère efficace pour établir une nette différence entre l'histoire et la philosophie, l'histoire appréhendant le divers comme facticité. La philosophie a le privilège de construire son Absolu. D'ailleurs, l'erreur de la philosophie jusqu'à Kant tiendrait en cela : poser l'Absolu dans une instance ou un être différent du savoir. Or justement pour Fichte, l'être doit être considéré autrement, car «l’être présuppose une pensée ou une conscience de lui même»[22].
Dans son sens traditionnel, le sens qui prévaut dans toute pensée dogmatique, l'être, est définitivement un faux point de départ. Ajoutons que le terme être n'est jamais premier. Ainsi le lien absolu de la pensée et de l'être, qui constitue l'unité recherchée n'est pas la forme morte de l'être. Pour échapper au dogmatisme, la philosophie doit simplement élucider le simple concept de l'unité. La principale critique fichtéenne dénonce le fait que Kant ne parvienne pas jusqu'à l'unité absolue et ce n'est pas une philosophie achevée qu'il nous donne car il en reste aux disjonctions : il conçoit l'Absolu dans les déterminations de trois Absolus. L'Absolu reste extérieur à la pensée commme source de la connaissance des trois domaines de la philosophie. Pour cette raison, l'Absolu ou les Absolus, dans leur pluralité, comme fondements respectifs de leur domaine, demeurent factices,
Le premier Absolu de la philosophie de Kant nous est délivré dans la Critique de la raison pure, c'est x = l'expérience sensible; le second absolu (dans la Critique de la raison pratique ), c'est z = monde moral ; le troisième absolu, dans la Critique de la faculté de juger c'est y = racine commune des mondes sensibles et suprasensibles. Par rapport à cette composition inachevée des Absolus, la WL de Fichte se place tout près du projet de la Critique de la faculté de juger, à savoir la pensée de l'unité du sensible et de l'intelligible. Fichte dans cette quête du principe absolu de l'Absolu affirme sa plus grande radicalité par rapport à Kant, qui lui semble même coupable d'une certaine paresse (surprenant et terrible reproche pour le père de la philosophie de la bonne volonté et du devoir !) . De sorte que le projet de Fichte semble, dans la perspective kantienne, marqué par l'hybris : Fichte ne proclame-t-il pas qu'il veut comprendre l'incompréhensible comme incompréhensible. L’Absolu n’est pas objet pour une conceptualisation, mais une construction. Ainsi ce que Kant se proposait de penser sur le mode du régulateur, Fichte veut le penser comme source constitutive. Fichte pour cela inverse la méthode habituelle, en partant de «l'inséparabilité immédiate de ces deux sortes de scission»[23].
La première tâche de la WL 1804 est de penser formellement le problème de l'unité. La Conférence III se construit sur l'affirmation que l'unité est posée au départ. L'unité absolue est pensée sous la forme du savoir. Ce savoir est comme en tant qu’Absolu posé comme substance, comme existant pour lui même . Saisir le savoir comme unité absolue, c'est aussi s'empêcher de saisir dans le savoir la dissociation de l'acte de savoir et son objet. Pris dans sa radicalité, il n'y a d'ailleurs pas d'objet du savoir hors du savoir ou sans le savoir, puisque le propre de tout objet du savoir est d'être compris dans ce savoir.
La conception du Savoir comme unité primitive trace le chemin de la WL, justification interne au savoir lui même de l'unité nécessaire des termes. Si le savoir opère intérieurement la preuve de son unité, c'est certes d'une part, parce qu'il n'y a pas d'autre point de vue cohérent possible, et c'est d'autre part que le savoir est véritablement autonome. S'il n' y a pas d'autre point de vue que le savoir, on ne peut pas partir de l'être, tout savoir existe de façon autonome. Le savoir est d'emblée pensé comme un principe génétique, comme la norme de tout contenu . Avec cette démarche, on peut dire que Fichte refuse que les conditions de possibilité du savoir soient différentes du savoir lui-même; Fichte résout avant même la formulation des reproches de Hegel dans la Phénoménologie de l'esprit, la difficulté d'un chemin d'accès au savoir, extérieur au savoir lui même. Partir du savoir évite d'avoir à justifier le point de départ. Kant s'appuie sur les facultés de la connaissance, comme sur des éléments à composer, pour construire le savoir. Dans cette mesure précisément, ces facultés sont analytiquement distinguées du mouvement vivant du savoir, la contingence de l'exposition affaiblit la nécessité de la déduction.
Le projet d’unification totale déjà présent dans l’idéalisme transcendantal chez Kant demande d’appuyer le savoir sur le principe vivant d’un savoir du savoir, réalisant l’unité du savoir théorique et pratique. C’est ce que contient l’idée même de Wissenschaftslehre. Le modèle de la WL est fondamentalement la réflexivité du savoir, où l’objet du savoir est inséparable de l’élaboration interne de l’acte de savoir. Le procédé génétique de la WL impose la réflexion dans l’intuition, c’est-à-dire que toute vision de l’objet contient la constitution réflexive de l’objet. Le phénomène comme objet de savoir, n’est jamais chez Fichte coupé de l’essence, c’est-à-dire de l’identité consciente, l’essence est constitutive du phénomène. Autrement dit, lorsque je sais quelque, je sais que je le sais : la conscience de soi du savoir est constitutive. Le contenu lui-même participe à la prise de possession reflexive du savoir, il est vivifié et ramené à l’identié.
Le modèle de la réflexion prévaut-il aussi chez Husserl ?


§ 3 Le projet de la philosophie comme science rigoureuse chez Husserl

La conception de la science chez Husserl s'appuie sur la primauté du modèle de la vision, tout savoir est d'abord une intuition, et la présence en chair et en os de l'objet. Justement c'est à partir de ce modèle de l’évidence que Husserl examine la valeur des sciences. Le projet phénoménologique de Husserl se veut scientifique, mais la première difficulté pour l'exposer se trouve dans le sens même à donner au mot science. Il faut nécessairement se situer par rapport à la définition historique du mot science, c'est ce que Husserl ne réussit pas pleinement dans les premiers paragraphes des Méditations cartésiennes : «Il est clair que nous empruntons l'idée générale de science aux sciences existantes. Or, dans notre attitude de critique radicale, ces sciences sont devenues des sciences hypothétiques»[24]. Mais «en tant que philosophes qui inaugurons, nous n'accordons de valeur à aucun idéal normatif de la science; et nous ne pouvons en avoir dans la mesure où nous le créons nous mêmes de nouveau»[25].
Dans les passages des Méditations cartésiennes que Fink a retravaillées, et qui ouvrent sur l'idée que la phénoménologie doit refonder la science, se pose la difficulté de la définition de la science recherchée : en effet, dans la mesure même où c'est le terme de la fondation qui nous en donnera le sens plein, il paraît présomptueux et certainement erroné d'en parler. Pourtant si la tâche de fondation du savoir doit avoir lieu, c'est bien qu'une certaine idée de la science préexiste, l'idée même confuse et imprécise d'une nécessaire réforme. Il y a donc dans la décision de fonder le savoir, un impensé principiel qu'il faut saisir.
D'ailleurs c'est le propre de tout projet que de s'accompagner de la conscience de ce qu'il vise. Il est d'autant plus nécessaire que celui qui veut refonder la science ait une idée préconçue de ce dont il parle. Mais le projet de cette science n'est pas n'importe quel projet, ni de n'importe quelle science. La définition d'une science enfin rigoureuse, d'une science des fondements s'oppose d'abord à la difficulté de définir la philosophie, dans la mesure où elle serait cette science. Fink rappelle que « c'est seulement à la fin, lorsque la philosophie a réalisé à travers son accomplissement sa propre réalité effective, que peut réussir la tentative de saisir au moyen du concept l'essence de cette réalité effective et de la porter ainsi elle même à sa véritable intégralité »[26]. Cependant la philosophie, comme activité du philosophe, prétend établir l'insuffisance des sciences existantes à pouvoir représenter la vraie scientificité. Comment justifie-t-elle cette prétention ? Chacun a une vague idée de ce qu'est historiquement la philosophie. Fink distingue entre la philosophie et les « philosophèmes »[27]. La philosophie n'est pas historique, les philosophèmes, les outils des philosophies passées ne sont ranimés que par l'activité actuelle du philosophe. La philosophie est donc moins un corpus constitué de textes morts, qu'une manière vivante pour l'esprit d'accomplir son projet . C'est seulement ainsi assure Fink, que la "confusion babylonienne" des philosophies du passé est surmontée, et que peut être enfin perçue l'intention unitaire, sûre de son but et universelle, de l'humanité visant à une compréhension ultime et absolue d'elle même et du monde, visant la « philosophia perennis »[28]. Dans cette critique de la philosophie comme discipline historique, Fink parvient à dégager le sens propre d'une des caractéristiques de la philosophie, à savoir qu'elle doit nécessairement "s'expliciter elle-même" : voilà donnée une définition provisoire de la philosophie; «la philosophie en tant qu'intention universelle de l'humanité visant une compréhension ultime et radicale de soi et du monde»[29].
La philosphie a été définie à partir de son projet, dans ce que Fink appelle "le pré-concept provisioire de la philosophie", projet qui porte en soi la compréhension universelle de l'homme et du monde. La philosophie est le projet d'une science universelle, mais l'universalité dont il question ici est incomparable avec la valeur d'universalité des sciences positives[30]. La philosophie possède un savoir qui lui est propre, elle n'est pas dite universelle parce qu'elle rassemblerait les sciences positives. En quoi consiste son universalité ? Ce n'est pas l'universel ou "l'univers"[31] de l'étant. Les sciences positives sont toutes concernées par le monde, elles construisent des généralité, "à l'intérieur du cadre des variations possibles du monde ". Elles appartiennent par leur origine au monde[32]. La philosophie, à leur égard, a cette fonction que la tradition lui reconnaît depuis toujours, de s'intéresser au fondement de la scientificité, à partir de l'expérience pré-scientifique; elle s'intéresse à ce que les sciences dites positives délaissent, à savoir la genèse même de la scientificité, à partir du donné que ces dernières abandonnent à la nuit de la non-scientificité. Le philosophe accomplit la mission de comprendre le point de départ des sciences[33]. La philosophie n'a donc pas le même objet que les sciences, d'ailleurs on ne devrait pas dire qu'elle fonde à proprement parler les sciences, car les sciences positives n'ont pas besoin d'un fondement méthodologique que la philosophie leur prêterait gracieusement, mais la philosophie a pour objet «la sphère fondamentale, en tant que telle, dégagée par le problème de la fondation des sciences»[34]. En un mot, il s'agit de révéler les présupposés de l'étude scientifique du monde. D'une certaine manière, Husserl considére la scientificité positive comme une donnée factuelle, une facticité qui ne peut être dépassée qu'en revenant à la sphère de donation primordiale, où la source même de toute pratique scientifique trouve son origine. Il s'agit de faire réapparaître le procédé génétique qui engendre à partir de la vie naturelle, l'intérêt théorétique qui anime les sciences, donc réanimer ce que la science occulte en se posant d'emblée dans la construction abstraite de son modèle. Ainsi nous pouvons mieux cerner le sens de l'universalité, elle ne vaut pas tant en extension, au sens où elle n'englobe pas les objets des autres sciences, mais plutôt en profondeur : c'est l'universalité pré-scientifique des phénomènes qui l'intéresse. La philosophie propose donc un modèle d'universalité concurrent de celui des sciences positives, son universalité est plus radicale, car elle se situe avant la scission des sciences, avant les limitations des horizons épistémologiques. Plus universelle parce que plus originaire !
En même temps, une telle science définit aussi l'homme qui la porte, le philosophe cherche une vérité non pas toute faite, ou qui existerait dans un systéme objectif, il cherche une vérité vivante : en cela la philosophie est présentée par Fink comme «possibilité de mener une vie authentique». La question est posée de l'attache très (trop) humaine de la philosophie; ne faut-il pas considérer la philosophie comme une activité proprement finie, où l'homme ne peut pas se séparer de la fascination de la vie naturelle, tandis que le savant positif, en accédant à un monde de vérités schématiques, échappe à une telle limitation ? Mais le philosophe est celui qui connaît l'origine non idéale, ou non purement scientifique de l'investigation scientifique. Il en comprend les limites, il en connaît la finitude originelle.
Ainsi on peut dire que la définition de la philosophie comme science universelle dessine un modèle de scientificité plus large, plus fondamental que les sciences positives, et qui possède en outre l'exigence d'un conscience de soi inscrite dans l'essence même de son acte. Le modèle du savoir à fonder est donc déterminé par ces deux conditions, l'exigence d'un rapport originaire au monde pré-scientifique, et l'exigence d'une compréhension réflexive.
C'est à partir de ces deux critères que peut avoir lieu la critique des sciences positives et du naturalisme, et la comparaison avec le projet de la Wissenschaftslehre.


§ 4 La critique du naturalisme et de l’empirisme

a) La critique du naturalisme

Le propre du naturalisme scientifique est de réduire toutes les activités de l'esprit à des faits de nature. «Il transforme la raison en un processus naturel»[35] , ce qui a pour résultat d'instituer tout savoir comme relatif. Ainsi "le bien, le beau scientifiques", habituellement pensés comme des valeurs idéalistes, sont certes, d'une part, des productions dignes d'un idéalisme, dans la mesure où elles gagnent une sorte de supériorité sur le réel, mais d'autre part en tant que ces valeurs, fruits de jugements scientifiques, trouvent leur origine dans la nature de l'homme, cet idéalisme "vertueux" se trouve aussitôt rabattu en un naturalisme qui leur enlève toute valeur absolue. L'idéal positiviste qui se fonde seulement sur la manière dont fonctionne l'esprit humain, ne peut être étendu comme tel à tous les domaines car il entraîne avec lui toutes les limitations naturalistes du positivisme, comme autant de préjugés qui vont s'appliquer à la compréhension des questions spirituelles, en traitant l'esprit humain et ses productions comme de vulgaires objets naturels, des choses parmi les choses. La critique philosophique doit donc se défendre de la facilité en refusant de voir l'idéal d'une science totale dans le fonctionnement des sciences positives et naturalistes: l'idéal d'une science absolue et d'une philosophie enfin rigoureuse n'est pas dans ces formes modernes de relativisme et d'appauvrissement du réel. On peut en effet évoquer la science galiléenne et la réduction qu'elle opère[36] : la nature perd toutes ses qualités sensibles et se trouve «travestie par un vêtement d'idées»[37] . De la même façon, la critique des préjugés de la raison ne peut que repousser la solution psychologique, qui n'est qu'une forme déguisée de naturalisme, pensant pouvoir appliquer au domaine de l'esprit le même déterminisme, les mêmes causalités que celles de l’univers physique.
Quel sens doit -on précisément attribuer à la notion de rigueur ? La rigueur qu’on attribue aux sciences de la nature est-elle du même style que la rigueur philosophique ?
Le principal défaut de toutes ces sciences qui suivent une méthode “rigoureuse” classique est leur naïveté : elles reçoivent leur objet sans véritable critique, «toute science de la nature se comporte de manière naïve, étant donné le point de départ qui est le sien: la nature, dont elle fait l'objet de sa recherche est, pour elle, tout simplement là»[38]. Il ne suffit pas de connaître de façon objective ce qui va de soi, les règles de fonctionnement de l'esprit comme celles de la nature pour donner du sens à tous ces phénomène, ou plutôt pour montrer comment le sens émerge en eux. Par rapport à cette existence phénoménale toujours ininterrogée, Husserl propose de poser la question: «que signifie la conscience....comment vise-t-elle le monde des objets»[39] ? La question de l'objectivité trouve son sens dans la conscience, et non pas dans l'objectivité toute constituée. Au delà de la solution naturaliste et de ses échecs la méthode universelle propre à la philosophie est bien annoncée comme phénoménologie[40]. Elle est la science de la conscience sans être toutefois une psychologie au sens commun : il s'agit d'une phénoménologie de la conscience qui s'oppose à une science naturelle de la conscience. La différence immédiate entre psychologie et phénoménologie consiste simplement en ce que la première s'occupe de la conscience empirique, la seconde de la conscience pure. La constitution d'une science générale de l'esprit s'appuie sur l'identification précise de son objet: «tout ce qui est psychique...s'articule..sur une constellation globale, au sein d'une unité "monadique" de la conscience, unité qui, en soi, n'a absolument rien à voir avec la nature, l'espace, le temps, la substantialité et la causalité, et qui, au contraire, dispose de ses propres "formes" tout à fait uniques. Il s'agit d'un flux de phénomènes, qui n'est limité sur aucun des deux versants temporels, accompagné d'une ligne intentionnelle qui le traverse...»[41].
Si la philosophie est si loin de pouvoir suivre les procédés méthodologiques de la définition positiviste et naturaliste de la science, ne faut-il pas la considérer comme absolument étrangère à la définition rigoureuse de la science et par conséquent la rejeter dans les domaines ne pouvant prétendre à aucune scientificité, comme l'art ou la religion, qui ne sont que des “visions du monde”? Cette solution qui laisse "retomber" la philosophie dans le relativisme et le subjectivisme le plus instable ne peut convenir à l'exigence husserlienne d'une construction 'scientifique' de la philosophie. La philosophie pour Husserl n'est pas enfermée dans l'esprit d'une époque et la motivation du philosophe n'a rien d'une aspiration psychologique limitée à son propre souci. Tout au contraire pour Husserl le philosophe est le "fonctionnaire de l'humanité"[42], il a la tâche de préserver l'humanité de la misologie et de son oubli de la racine subjective et transcendantale de ses valeurs. C'est là sa fonction "téléologique". Ensuite, le philosophe atteint par sa réflexion une sphère qui est celle de la vérité traversant le temps.
On ne peut qualifier la philosophie comme recherche de la sagesse de simple vision du monde, car cette recherche est porteuse d'un absolu sérieux. Certes la philosophie ne peut se résoudre au "fanatisme scientiste"[43], mais elle n'en est pas pour autant une simple pratique qui unit un élève et un maître comme dans les sagesses orientales . La philosophie doit revenir à ce qu'elle est, à savoir la science des premiers commencements.
Le concept de science rigoureuse selon Husserl peut d'abord être examiné par comparaison avec les caractères des sciences exactes: leur contenu peut être objet d'enseignement, elles sont en perpétuel essor, elles ont une valeur objective, au sens où leurs résultats ne peuvent être remis en cause par la seule subjectivité , ou bien l'opinion des êtres privés[44]. Il est vrai que leurs apports sont toujours lacunaires, et devant être poursuivis, mais elles ne sont pas d'une façon aussi visible que la philosophie soumises à la controverse: Tout en elle est sujet à controverse, la moindre prise de position est affaire de conviction personnelle, d'interprétation d'école, de "point de vue". Sachant que la rigueur des sciences exactes dépend, outre leur méthode hypothético-déductive, de leur objet, dont la donation semble dépourvue de toute ambiguité, la philosophie peut-elle prétendre à une telle nécessité, apodicticité exigée par Husserl. Question à adresser également à Fichte : la notion de science rigoureuse développée par Husserl n’est-elle pas précisément ce que Fichte poursuit lorsqu’il parle du rapport de l’empirie et des sciences empiriques avec le fondement absolu de la phénoménologie. La rigueur de la Wissenschaftslehre ne consiste-t-elle pas à penser le présupposé transcendantal de tous les phénomènes ? La rigueur ne consiste-t-elle pas dans la réflexion? Comment l’empirie s’inscrit-elle dans la constitution fondamentalement réflexive du savoir ?

b.) Le statut de l’empirie chez Fichte

L’empirie doit être définie comme le donné, mais en même temps le réfléchi. Cette description paraîtra paradoxale si l’on oublie que le donné ne peut être d’une autre constitution que réflexive. Le donné n’est pas une pure factualité, il est bien ce que le “Je pense” réfléchit. En ce sens, l’empirie n’est pas un contenu matériel laissé à lui-même et hétérogène à l’acte de connaissance : il est ce en quoi se réfléchit le sujet, le contenu grâce auquel il prend conscience de lui-même, car il a besoin de ce contenu pour s’apparaître comme puissance de synthèse et exigence d’unité . Bref, l’empirie n’est pas l’autre du sujet réfléchissant . L’empirie appartient aussi à la réflexivité de l’apparition, comme apparition de l’Absolu, selon l’argumentation développée par exemple par la WL 1812. Mais dans la mesure où l’empirie est la condition, le contenu dans lequel l’apparition se reflète, elle porte en soi la disposition à la réflexion, qu’on nommera réflexibilité, ce qui signifie évidemment que le sensible n’est pas extérieur et opposé à ce qui va le réfléchir. L’acte de réflexion étant engagé par le réfléchi, l’un n’est que le revers de l’autre. Comment dire que le réflechissant est la condition du réfléchi, plutôt que le réfléchi la condition du réfléchissant : en d’autres termes, l’a priori est-il condition d’intelligibilité de l’a posteriori, ou l’a posteriori condition de l’a priori ? [45]
L’apparition dans toute sa positivité, sa factualité, n’est réflexion de l’Absolu que si l’apparaître de l’apparition est constitué de façon complète. Cela n’advient à la compréhension que si le réfléchi est effectivement homogène avec l’empirie. Fichte parvient à dériver de l’unité du phénomène ce que Kant n’a pu unifier. Le procédé génétique épuise la différence que la méthode analytique ne peut résorber. La genèse de la réflexion dans l’apparition, c’est-à-dire la description de l’apparition comme apparition de l’Absolu, est la justification totale du statut de l’empirie et de la possibilité de sa connaissance. Ce n’est pas à la rigueur que la Doctrine de la science tenderait à ramener le phénoménal au réflexif, mais c’est en toute rigueur que le phénoménal se résout dans la réflexion.
Interrogeons le statut de l’empirie par rapport au Savoir absolu, le savoir empirique ne constitue pas une chute de l’Absolu. L’empirie est nécessaire à l’apparaître de l’Absolu. Si l’on parvenait à se placer au point de vue de l’Absolu, il ne faudrait pas être désespéré par l’empirie, car l’empire n’est pas l’absence de réflexion. Au contraire, le propos de Fichte est de déduire l’empirie comme forme extrême de la réflexion, comme exténuation de la réflexion. Ainsi les lois organisant le monde empirique semblent nécessairement extérieures, et venir s’appliquer de façon arbitraire sur lui. Enoncer les lois de l’empirie, c’est forcément prendre du recul à son égard. Mais dans cette distance se trouve paradoxalement formulée la liaison entre le savoir absolu et l’empirie. De fait, les lois de l’empirie ou lois de l’expérience sont par définition un moment de la réflexion. Comme l’écrit Fichte dans le cours de 1813 intitulé les Faits de la conscience, « le savoir factuel est seulement à travers la liberté [de l’Absolu], ou l’expérience est le produit du simple être de l’apparition. Le comprendre supérieur, le comprendre de l’essence propre et de la réalité de l’apparition est le produit de la liberté, du développement de la vie à l’intérieur de l’apparition »[46]. L’empirie porte en elle-même, comme dernier degré de la réflexion, sans en avoir évidemment conscience la puissance de la réflexion.
En ce sens, l’empirie ne vaut comme objet de connaissance que si l’on remonte à la source de la phénoménalisation. Une lecture husserlienne de la phénoménologie s’impose et requiert d’étendre le concept de rigueur jusqu’à la considération même du sens du phénomène: une science rigoureuse exige que le phénomène ne soit pas saisi comme inessentiel, mais comme définitivement pré-réflechi, donc justifiable d’une réflexion constitutive. La science rigoureuse qu’est la WL est en ce sens la connaissance de la signification “réflexible” du phénomène. La rigueur consiste donc non pas tant à réfléchir, qu’à apercevoir le donné comme toujours déjà pré-réfléchi. Ainsi le statut de la science qu'on s'accorde à attribuer à la philosophie est-il par là intégralement développé [47].

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Suivant donc une définition hypothétique de la science, analysée en termes de jugement, d'évidence et de fondation, Husserl attribue à la science phénoménologique la recherche d'un fondement apodictique, échappant par définition à toute forme de doute. Mais Husserl reconnaît que la philosophie n'est pas encore la science qu'elle devrait être. C'est parce qu'elle seule construit son accès au fondement qu'on peut la nommer rigoureuse. Que dire finalement de la rigueur communément attribuée aux sciences de la nature ? Elle ne remplit pas l’exigence de la philosophie, qui comme “science rigoureuse“ présuppose une conception génétique du savoir. Aussi pour Husserl cette position de la philosophie comme science rigoureuse présuppose l'élimination de toutes les autres interprétations qui font ou bien de la scientificité une pratique naturaliste, ou bien de la philosophie au mieux une "Weltanschauung". On peut sans difficulté voir que la thématisation de la réduction galiléenne par Husserl fait partie de cette critique de la science dans sa signification naturaliste. Cela entre dans la dénonciation de la scientificité inauthentique (oublieuse de l’entreprise de fondation et de son sens pour la validation de la source absolue du savoir). Cette double critique réaffirme comme l'écrit Husserl, "la critique de la raison qui est la première condition d'une scientificité philosophique"[48]. La démarche de Fichte ne semble pas dans cette perspective démentir le projet d’une philosophie comme science rigoureuse, car il s’agit essentiellement de formuler la constitution purement génétique du savoir.
[1] Les oeuvres de Fichte sont citées dans l’édition de Gesamtausgabe der bayerische Akademie der Wissenschaften, éd. par R. Lauth et H. Gliwitzky, Stuttgart-Bad, Frommann-Holsboog, 1962. (abréviation : GA) ou dans les Sämmtliche Werke éd. par I.H. Fichte 1834-1835, (abréviation: SW), numéro du tome, puis page. La Doctrine de la science s’écrit en abrégé WL, puis l’année de la version concernée. Les oeuvres de Husserl sont citées dans la collection des Husserliana, éd. M. Nijhoff, La Haye et Kluv-wer Academic publishers, Dordrecht/London/Boston, (abréviation: HUA) numéro du tome, puis page.
[2] Fichte (Réflexion et argumentation), Paris, Vrin, 2004, p. 94.
[3] Figures de la philosophie, tome 1, PUF, 1971, p. 21 et 33.
[4] HUA XXIX 28 et 29.
[5] voir le paragraphe 344 (traduction A. Vialatte, Paris, Gallimard, 1950).
[6] Il s’agit évidemment de la justification que l’interprétation néo-kantienne utilise pour fonder sa relecture radicale de Kant.
[7] voir Cassirer Le Problème de la connaissance, tome II, Berlin, Bruno Cassirer-Verlag, 1911, p. 606 à propos de Kant dans son rapport à Hume. La critique sceptique de Kant le met sur la voie de la métaphysique comme science .
[8] Critique de la raison pure, Préface de la première édition ( AK IV 7) (A VII) .
[9] Critique de la faculté de juger, § 68 AK V 384 ; trad. édition folio, p 349.
[10] Critique de la raison pure, AK III 439 (A 664); trad. Pléiade tome 1, p. 1263.
[11] Cf. M. Castillo, La question de la fondation de la philosophie, dans Le Transcendantal et le Spéculatif, J.-Ch. Goddard- éditeur, Paris, Vrin 1999, p. 27
[12] Cf. M. Castillo, Kant L'invention critique, Paris, Vrin, 1997, p. 54 : qui parle de «  reconversion des illusions de la métaphysique en besoin d’unité rationnelle », ou encore à propos de la métaphysique qu’elle permet de « transcendantaliser l’appetit de transcendance en en conservant l’unité en tant que finalité rationnelle » .
[13] GA I . 2. 110 (traduction dans les Essais philosophiques choisis, Paris, Vrin, 1984, p. 20).
[14] GA I. 2. 121 (trad. p.38)
[15] Ibid.
[16] Guéroult, L’évolution et la structure de la Doctrine de la science, thèse soutenue à l’ Université de s-Strasbourg, 1930, Tome 1, p. 157 La philosophie comme science des sciences, c'est la discipline qui définit la scientificité des autres sciences. . Son principe est indémontrable par d'autres principes, ou par d'autres sciences, il est auto-suffisant. Indémontrable, il donc doit être certain par lui même.
[17] Première introduction à la WL nova methodo, SW I . 426
[18] Voir Guéroult op. cit. p.161.
[19] WL 1801, GA II 6 135-136 .
[20] WL 1812 SW X. 317.
[21] WL 1812 S.W. X. 318-319.
[22] WL 1804 , GA II. 8 3-4.
[23] WL 1804 , GA II 8 32.
[24] Méditations cartésiennes § 3 HUA I 49 , trad. fr. Paris, PUF, 1994, p. 50.
[25] ibid. HUA I. § 3.
[26] Fink, Autres rédactions des Méditations cartésiennes, (Band II , 11), trad. fr. Grenoble, Millon, 1998, p. 24.
[27] ibid. trad. p. 24.
[28] ibid. trad. p. 25.
[29] ibid. , trad. p. 25.
[30] voir ibid.( II. 13) trad. p. 26 «le caractère prétendument exemplaire du savoir théorétique et scientifique des sciences mondaines».
[31] Voir ibid. trad. p. 28.
[32] ibid. (II. 15) trad. p. 29 «Cette sphère pré-scientifique est le sol originaire ultime, d'où proviennent toutes les sciences et auquel elles renvoient du point de vue génétique».
[33] Ibid. (II. 17) trad. p. 31 «L'auto-examen et la révision critique de son propre cheminement qu'exige toute science est la tâche de la fondation de l'ensemble des sciences à partir de l'expérience préscientifique et de la pratique de l'expérience.Depuis toujours on a attribué cette tâche à la philosophie. Le retour à l'ensemble de la vie préscientifique n'est encore en aucune manière philosophique s'il est entrepris dans la motivation de répéter le point de départ des sciences, il ne le devient que lorsque le savoir précédant les sciences et leur servant de support en vient pour lui même à la question thématique et devient un problème radical».
[34] ibid. p. 17, trad p. 31
[35] HUA XXV 9 (trad. p.20).
[36] La méthode positive se réduit à « " mettre hors circuit les qualités secondaires", "neutraliser l'aspect purement subjectif du phénomène "en s'en tenant aux qualités premières restantes" » in la Philosophie comme science rigoureuse. HUA XXV 28 , (trad.fr. Paris, PUF, 1989, p. 43).
[37] Cf. Krisis, HUA VI 51-52, trad. p.60.
[38] HUA XXV 13, trad. p.25.
[39] HUA XXV 16, ( trad. p.28)
[40] HUA XXV 16-17. (trad. p.29).
[41] HUA XXV 30, ( p. 45-46).
[42] Voir notamment pour cette expression le § 73 de la Krisis, HUA VI . 270.
[43] La philosophie comme science rigoureuse, HUA XXV 59, trad. p.82.
[44] Cf. HUA XXV 5 (trad.p. 13)
[45] Cf. B. Bourgeois, Le Vocabulaire de Fichte, Paris, éd. ellipses, 2000, p. 9-10.
[46] SW X 419 (notre traduction).
[47] Cf. J. Hyppolite, dans l'article, L'idée fichtéenne de la doctrine de la science et le projet husserlien, Figures de la philosophie, tome 1, PUF (1959) , p. 50.
[48] HUA XXV 6 (trad. p.16).

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