Olivier Lahbib
La philosophie comme Doctrine de la science et comme science rigoureuse.
(De Fichte à
Husserl[1]).
L’ambition suprême de la philosophie
transcendantale consiste d’abord à refonder le savoir en
général et à travers lui les sciences de la nature. Aussi
se pose la question de la prétention de cette philosophie à
formuler les critères de la scientificité et de
l’objectivité scientifique, et l’évaluation de cette
philosophie eu égard à son propre idéal de refondation.
Mais que veut dire «la philosophie en tant que science »? Pourquoi
la philosophie se voudrait-elle scientifique ? A quoi bon envier les
propriétés des sciences de la nature ?
La philosophie
transcendantale définit les conditions auxquelles un savoir doit se
soumettre pour être valide. Il est donc naturel de lui appliquer ses
propres critères de validité; ils se résument en deux
points : d’abord la question de la validité
précisément posée par Emil Lask, disciple -pourrait-on
dire- à la fois de Husserl et de Fichte, en introduction à sa Doctrine des catégories. Selon Emil Lask, la philosophie ouvre la
question de la validité de la validité. En effet, dans le domaine
transcendantal, la validité du savoir suppose que tous ses concepts
soient référés à une intuition, qu’ils soient
non seulement cohérents, mais surtout remplis. Cette exigence doit
être redoublée, lorsque les concepts utilisés sont des
concepts proprement réflexifs. C’est ce que met en oeuvre
l’exigence fichtéenne de fondation ou de la
réflexivité dans la fondation : comment appliquer au savoir
fondateur les exigences mêmes qu’il fait porter au savoir
fondé ? L’interprétation offerte par Isabelle
Thomas-Fogiel[2] sur ce point
paraît essentielle : Fichte, comme il l’affirme lui-même,
considère que tout savoir doit répondre à la
nécessaire adéquation entre le Dire et le faire, celui qui utilise
un principe doit s’y conformer.
Mais un des obstacles à
l’examen de la validité du concept de science se trouve
évidemment dans la polysémie de la notion de science.
Polysémie effective dans les sens différents que Husserl et Fichte
donnent à l’expression de philosophie comme science : Doctrine du
savoir chez Fichte, phénoménologie comme science rigoureuse chez
Husserl.
L’idée de faire dialoguer les philosophies de Fichte
et de Hussel afin de constituter une problématique générale
concernant le statut scientifique de la philosophie n’est pas neuve, mais
émerge notamment dans les articles de Jean Hyppolite. Le sens de son
célèbre article sur L’Idée de la
phénoménologie et la Doctrine de la
science[3] est relativement clair
: nos deux auteurs appartiennent à une lignée commune de
philosophes transcendantaux dont l’ambition est tout en échappant
à la dérive absolutiste de l’idéalisme,
d’arracher la philosophie à l’accusation de simple
“Weltanschauung”. Mais rapprocher Fichte et Husserl sur ces
points cruciaux réactiverait la difficulté essentielle de la
continuité et la cohérence de l’évolution de ces deux
idéalismes transcendantaux. Mais si nous nous concentrons ici sur la
consistance de la définition de la science comme projet de la philosophie
dans la perspective transcendantale, nous devons d’abord définir
la scientificité du savoir dans son essence, avant de considérer
les pratiques des sciences réelles, et le sens de la scientificité
qu’elles proposent. Cela implique justement que le Savoir philosophique
soit compris dans sa différence avec la scientificité des sciences
de la nature.
Ainsi faut-il réserver le qualificatif de “
scientifique ” aux seules sciences positives, ou bien la
phénoménologie ou la Doctrine de la science ou science rigoureuse
méritent -elles également d’être appelées
sciences ? L’enjeu d’une telle question demeurant seulement une
question de vocabulaire ne paraît pas essentielle, car il s’agit
plutôt des conditions sous lesquelles une définition critique de
la science peut être formulée. Il paraît utile de soutenir
la thèse que la scientificité de la philosophie se distingue en
tant que point de vue critique dénonçant la naïveté
du procédé des sciences du réel, saisissant son objet sans
s'interroger sur sa donation, considérant la vérité comme
si elle allait de soi, comme si l'idée de vérité
elle-même ne posait pas problème. La science appartient à
une histoire des problèmes qu'elle n'aperçoit pas. En cela on peut
parler de naïveté pour le scientifique s’il
n’intéressait qu’à des résultats; dans ce cas,
la raison elle même, dans son opération serait
présupposée et non pas
interrogée[4]. Comme
Nietzsche l'écrivait dans le Gai
savoir[5], la science conserve
quelque chose de la croyance dogmatique en la vérité.
Dans cette perspective nous essaierons de comparer les titres
“scientifiques” que s’attribuent la Doctrine de la science et
la phénoménologie. Pour ce faire, nous repartirons de la
définition du savoir chez Kant. et la soumettrons à
l’exigence fichtéenne d’un savoir qui devrait être
à la fois savoir de l’organicité et de la liberté .
Dans cette mesure, la doctrine de la science et de la
phénoménologie transcendantale semblent nous promettre un chemin
plus radical que que le projet kantien.
******
§ 1. Définition du savoir chez Kant
Si
le projet de Kant est de procurer à la science de Newton le fondement
philosophique qui lui manque[6], et
par là de définir les limites de la connaissance scientifique,
la philosophie kantienne ne disqualifie pas complètement la tentation
métaphysique : celle-ci peut demeurer la science première,
dans la mesure où elle demeure pour lui «la science des limites de
la raison humaine, sa tâche [étant] de séparer le royaume de
l'expérience des fictions
transcendantes»[7].
La
nouveauté de la conception de Kant consiste dans le dépassement du
scepticisme et de l’empirisme dans une philosophie qui pense le savoir
comme savoir transcendantal. Kant oppose connaissance historique et
connaissance rationnelle, pour retenir la connaissance rationnelle comme
connaissance par concepts a priori. Ainsi Kant peut définir
d’une façon tout aussi apriorique les limites du savoir. La
philosophie se présente ainsi comme la connaissance de soi de la raison [8]. Mais ce projet trouve
immédiatement l’objection de factualité, car si Kant
prétend définir a priori les limites de l’usage de la
raison dans un savoir valide, il ne parvient pas à produire la
véritable genèse du savoir. C’est bien là pourtant
le message du kantisme : la raison s’instruit elle même. Mais
il manque à la Critique de la raison pure, une
déduction vivante des instruments de pensée. Appliquons donc
à Kant le précepte selon lequel la Raison ne connaît que ce
qu’elle contribue à
élaborer[9].
Pour parler
de la scientificité de la philosophie, il faut comme pour la
scientificité en général, que la connaissance soit
déduite de principes. Pour qu’il y ait réelle
auto-intelligibilité de la philosophie, on doit la comprendre comme la
source du savoir qu’elle produit d’elle même, et donc
qu’elle soit capable de justifier son propre principe. Dans cette
perspective, il faut distinguer les deux domaines de la connaissance a
priori : le savoir peut comprendre théoriquement la nature et
pratiquement la liberté. La raison produit la source une du savoir si
elle dépasse le dualisme de la raison connaissante et de la raison
pratique. Le projet kantien consiste alors explicitement à penser la
validité du passage de la connaissance du sensible à la
connaissance de l’intelligible (pensé ici selon la
détermination pratique) . Mais ce passage est-il connaissable ou
seulement pensable ?
Il s’agit de passer de la nature à la
liberté, de l’être au devoir-être. La
systématicité du kantisme consiste à trouver
l’unité de ces deux termes absolus mais séparés,
qu’il faut médiatiser ; c’est la tâche de la
troisième Critique, avec l’examen de la
téléologie du point de vue de la Critique. Ceci est
précisément l’objet des paragraphes 90-91 de la Critique
de la faculté de juger : ils tentent de définir le statut de
la croyance qui permet de réaliser le pont entre les domaines des deux
premières Critiques. Dans cette mesure, Kant reste fidèle
à l’exige formulée dans la première Critique:
«L’oeuvre de la raison est de constituer systématiquement
l’unité de tous les actes empiriques possibles de
l’entendement, de même que l’entendement relie par des
concepts le divers des phénomènes et les soumet à des lois
empiriques»[10] . Le sens
suprême de la philosophie s’estime dans sa capacité à
justifier l’usage de la raison lorsqu’il s’agit de
s’élever aux plus hautes synthèses.
Mais cette
unité absolue ne peut être pensée que sur le mode du penser
régulateur. Kant dans l’Opus posthumum poursuit le projet
d’une unification systématique de la raison, comme
« auto-production de soi de la
raison »[11]. En ce sens
le projet critique ne se distingue pas du projet métaphysique. La
métaphysique est le besoin d’unité rationnelle
totale[12]. Mais il semble que ce
besoin d’unité ne soit pas effectivement satisfait par Kant. On
sait que Fichte prétend approfondir ce que Kant manifestait
déjà dans la thèse finale de la Critique de la raison
pure, c'est-à-dire la primauté de l'ordre pratique sur l'ordre
de la connaissance, dans la fondation métaphysique du savoir .
La
philosophie comme science suprême aurait donc pour enjeu de garantir sa
propre définition de la scientificité, de son fondement dans la
réflexivité du savoir, du contrôle que le savoir effectue
sur lui-même; cette forme d’auto-surveillance du savoir exclut par
conséquent qu’une puissance extérieure au savoir puisse
l’accomplir. Le savoir philosophique énonce la définition
la plus complète de la science, ou de la scientificité, affirmant
l’auto-suffisance du savoir. Cette détermination supérieure
est la règle de la scientificité, le savoir procure par sa propre
réflexion les normes du vrai. La détermination réflexive
est la loi suprême du savoir. Nous voudrions observer dans la
définition fichtéenne du savoir comme dans la définition
husserlienne, comment ce principe est à l’oeuvre,
c’est-à-dire quelle définition de la scientificité la
philosophie comme savoir du savoir est capable de formuler.
§ 2. La science philosophique comme Doctrine de la
science
Fichte hérite de Kant le projet philosophique
comme projet de genèse du savoir ; ce que les trois critiques kantiennes
n’avaient pu mener à bien, Fichte le reprend d’un point de
vue génétique : il s’agit d’engendre la
diversité du savoir à partir d’une source unique . La
philosophie comme doctrine de la science consiste à produire la
nécessité du savoir à partir de l’acte premier de la
liberté, ACTE absolu, dont tout savoir est en quelque sorte le
commentaire infini. La déduction du théorique à partir de
l’exigence pratique de l’affirmation absolue de la liberté
impose l’exigence d’une construction téléologique du
savoir; les règnes de la liberté et de la nature sont unis dans
une téléologie immanente : la liberté exige
l’intelligibilité de son propre acte. Le télos se trouve
dans l’objet même du savoir; le savoir est savoir de la
liberté.
a) La scientificité à
travers le principe de systématicité :
Pour Husserl comme
pour Fichte, l’idée de science signifie un savoir unifié,
dont l'unité repose sur la puissance d'un seul principe; les sciences
positives ne sont justement que les effets dispersés de cette
unité originaire du savoir. La seule science véritable, ou science
des sciences, comme l'avait entendu Platon dans le Charmide, est la
philosophie, ou ce qui s'appelle pour Fichte Wissenschaftslehre et pour
Husserl la phénoménologie transcendantale
Les
critères fichtéens pour définir la science sont
déjà exposés dans son opuscule de 1794, intitulé :
«Sur le concept de la doctrine de la science ou de ce qu'on appelle
philosophie». Il s'agit de montrer face aux critiques sceptiques que la
philosophie peut être «élevée au rang d'une science
évidente»[13]. En quoi
donc la philosophie d'après la définition du concept de science
est-elle la seule science véritable, en son sens rigoureux ?
Enumérons les critères : D'abord «une science a une forme
systématique», «une science doit être une, un
tout». En conséquence les sciences particulières, dans la
mesure où elles ne s'intéressent qu'à un seul domaine
d'objet ne sont pas la science au sens le plus élevé. La science
nécessaire unit en elle tous les principes et en démontre
l'unité. C'est dire qu'elle doit être la science de la science en
général, et en cela elle se différéncie des autres
sciences dont les principes ne se rejoignent pas. Comme l'écrit Fichte,
«une universelle Doctrine de la science a donc l'obligation de fonder pour
toutes les sciences possibles la forme
systématique»[14].
Comment le principe d’une telle science systématique est-il
fondé ? Ce principe -dit Fichte- doit être certain, «et cela
en lui même et de son propre fait, et être certain par lui
même», car ce principe ne peut pas être démontré
en elle , mais «il est présupposé pour qu'elle soit
possible»(...). «Mais ce principe ne peut pas non plus être
démontré dans une autre science
supérieure»[15].
L'exigence de la démonstration s'éteint devant la reconnaissance
d'une certitude absolue, mais cette proposition peut-elle suffire pour fonder la
philosophie comme science des sciences ? Elle le peut dans la mesure où
la certitude du principe est le résultat d'une sorte
d'auto-démonstration. L'auto-démonstration est en effet la forme
même de toute certitude, le principe de tous les
savoirs[16]. Mais elle n'en est pas
seulement la forme, elle en détermine aussi le contenu, car «cette
forme doit convenir au contenu»: si le principe est véritablement
inconditionné, il doit l'être selon la forme, mais aussi selon le
contenu[17]. Le contenu ne peut pas
être déterminé de l’extérieur par la forme :
la forme de la déduction, de la déductivité absolue,
implique que tout contenu s’identifie à la la simple
réflexivité du savoir.
- La WL communique par sa
simple forme la scientificité à toutes les autres sciences. Sa
généralité consiste dans l' adéquation en elle du
contenu et de la forme, ce qui permet la distinction de la WL et des autres
sciences, qui ont un contenu positif : quelque chose s'ajoute à elles.
Ainsi par exemple «la WL donne comme nécessaire l'espace et le
point, comme limite absolue : elle laisse à l'imagination la pleine
liberté de poser le point où elle veut : dès que cette
liberté est déterminée à mouvoir le point en vue
d'une limitation de l'espace déterminable, et ainsi à tirer une
ligne, nous ne sommes plus dans la WL, mais dans une science
particulière, la géométrie. De même la
représentation d'une nature soumise à des lois, est une action
nécessaire de l'intelligence, et relève de la WL; mais la
détermination et l'application des lois particulières, qui
constituent la science de la nature, n'est possible que par des
expériences»[18].
b) Scientificité comme vie éternelle du savoir
:
La forme pure du savoir est la WL comme source de tout savoir, forme
atemporelle de toute connaissance. Fichte, dans la W.L. 1801 définit ainsi le savoir : «un savoir, une permanence, une
immobilité de l'acte de représenter, sur lequel il se repose en
toute quiétude et se promet de se reposer immuablement(...). [Celui qui
a le savoir] considère son jugement non pas comme un jugement
porté dans l'instant, mais il saisit du regard ce jugement et celui de
tous les êtres rationnels concernant cet objet absolument dans tous les
temps, c'est-à-dire absolument
atemporel»[19]. Cette
éternité n'est pas une éternité de mort, mais une
éternité de vie.
La définition du savoir par Fichte ne
se réfère pas à l’être, mais à la vie,
qu’il faut évidemment ici comprendre dans un sens bien
différent de la vie du "monde de la vie" husserlien. Ainsi
l’être n’est pas l’objet du savoir, car il appartient
à une conception ou même à une vision du monde qui est
pré-philosophique, ou pré-scientifique. Nous nous
référons au Chapitre d'introduction de la
Wissenschaftslehre 1812 . Fichte fixe à ses auditeurs deux
tâches: la première consiste à définir le
savoir. Le savoir, objet de la doctrine de la science, est la totalisation
du réel, cette totalisation est donnée directement ou non par la
pensée ou l'expérience. Le Savoir coïncide avec
l'idée de conscience (Bewusst-Sein) . Ce qu'il faut entendre par
là, c'est la totalisation de l'objectif et du subjectif, du monde
externe et de la vie interne. Cette idée de totalité est
soulignée, elle implique que le savoir (ou la conscience) ne peut se
fermer à aucune forme de réalité. Mais son énergie
totalisante signifie vie, c’est-à-dire au sens où
la vie est la vraie forme de la synthèse, unification du tout dans
l'unité du fondement . Soucieuse de la totalité, puisqu'elle a
pour objet tout ce qui apparaît à notre conscience, la doctrine
de l'apparition se confond déjà avec la doctrine du savoir.
La seconde tâche consiste à définir la
doctrine du savoir : «elle est la doctrine, la théorie ou la
science en général, tout simplement du savoir, non pas dans cette
fluidité et multiplicité, mais comme une unité, totalement
déterminée, toujours semblable à soi, immuable. Mais ce
savoir demeure cependant fluant, vivant, se donnant sa propre figure, mais en
s'imposant des lois
inviolables»[20]. La WL pense
l'unité de tout le savoir, en le soumettant à la loi qui
l'ordonne. Cette loi n'est pas celle d'un arbitraire extérieur, mais,
comme on le sait, de la genèse interne du savoir. Elle est le cadre qui
ordonne la multiplicité du savoir, en cela la doctrine du savoir n'est
pas le "savoir réel", mais son "schéma vide" . Son oeuvre
consiste abstraitement dans la "vacuité du concept", comme "pensée
dans la pensée"; elle donne le "lieu vide" de l'actualisation de la vie
réelle[21]. Mais elle est
aussi, de façon plus positive, la source une de la multiplicité,
elle est en elle même genèse, source absolue du savoir. Cette
source ne s’accomplit pas sous la forme d’une taxinomie des
sciences, la pensée de la pensée est au contraire la vie. Le
sens le plus profond de la Wissenschaftslehre est de dévoiler le
réel, non pas comme une chose morte, mais de montrer sa genèse
vivante, l'enracinement de la réflexion dans le
“réel-vivant”.
c) La
scientificité comme unité absolue de l’être et de la
pensée :
La tâche de la raison philosophique consiste
à ramener tout le divers à l'unité, et c’est
d’ailleurs un critère efficace pour établir une nette
différence entre l'histoire et la philosophie, l'histoire
appréhendant le divers comme facticité. La philosophie a le
privilège de construire son Absolu. D'ailleurs, l'erreur de la
philosophie jusqu'à Kant tiendrait en cela : poser l'Absolu dans une
instance ou un être différent du savoir. Or justement pour
Fichte, l'être doit être considéré autrement, car
«l’être présuppose une pensée ou une conscience
de lui même»[22].
Dans son sens traditionnel, le sens qui prévaut dans toute pensée
dogmatique, l'être, est définitivement un faux point de
départ. Ajoutons que le terme être n'est jamais premier. Ainsi le
lien absolu de la pensée et de l'être, qui constitue l'unité
recherchée n'est pas la forme morte de l'être. Pour
échapper au dogmatisme, la philosophie doit simplement élucider
le simple concept de l'unité. La principale critique fichtéenne
dénonce le fait que Kant ne parvienne pas jusqu'à l'unité
absolue et ce n'est pas une philosophie achevée qu'il nous donne car il
en reste aux disjonctions : il conçoit l'Absolu dans les
déterminations de trois Absolus. L'Absolu reste extérieur
à la pensée commme source de la connaissance des trois domaines
de la philosophie. Pour cette raison, l'Absolu ou les Absolus, dans leur
pluralité, comme fondements respectifs de leur domaine, demeurent
factices,
Le premier Absolu de la philosophie de Kant nous est
délivré dans la Critique de la raison pure, c'est x =
l'expérience sensible; le second absolu (dans la Critique de la
raison pratique ), c'est z = monde moral ; le troisième absolu,
dans la Critique de la faculté de juger c'est y = racine commune
des mondes sensibles et suprasensibles. Par rapport à cette composition
inachevée des Absolus, la WL de Fichte se place tout près du
projet de la Critique de la faculté de juger, à savoir la
pensée de l'unité du sensible et de l'intelligible. Fichte dans
cette quête du principe absolu de l'Absolu affirme sa plus grande
radicalité par rapport à Kant, qui lui semble même
coupable d'une certaine paresse (surprenant et terrible reproche pour le
père de la philosophie de la bonne volonté et du devoir !) . De
sorte que le projet de Fichte semble, dans la perspective kantienne,
marqué par l'hybris : Fichte ne proclame-t-il pas qu'il veut
comprendre l'incompréhensible comme incompréhensible. L’Absolu n’est pas objet pour une conceptualisation, mais une
construction. Ainsi ce que Kant se proposait de penser sur le mode du
régulateur, Fichte veut le penser comme source constitutive. Fichte
pour cela inverse la méthode habituelle, en partant de
«l'inséparabilité immédiate de ces deux sortes de
scission»[23].
La
première tâche de la WL 1804 est de penser formellement le
problème de l'unité. La Conférence III se construit
sur l'affirmation que l'unité est posée au départ.
L'unité absolue est pensée sous la forme du savoir. Ce savoir est
comme en tant qu’Absolu posé comme substance, comme existant pour
lui même . Saisir le savoir comme unité absolue, c'est aussi
s'empêcher de saisir dans le savoir la dissociation de l'acte de savoir et
son objet. Pris dans sa radicalité, il n'y a d'ailleurs pas d'objet du
savoir hors du savoir ou sans le savoir, puisque le propre de tout objet du
savoir est d'être compris dans ce savoir.
La conception du
Savoir comme unité primitive trace le chemin de la WL, justification
interne au savoir lui même de l'unité nécessaire des termes.
Si le savoir opère intérieurement la preuve de son unité,
c'est certes d'une part, parce qu'il n'y a pas d'autre point de vue
cohérent possible, et c'est d'autre part que le savoir est
véritablement autonome. S'il n' y a pas d'autre point de vue que le
savoir, on ne peut pas partir de l'être, tout savoir existe de
façon autonome. Le savoir est d'emblée pensé comme un
principe génétique, comme la norme de tout contenu . Avec cette
démarche, on peut dire que Fichte refuse que les conditions de
possibilité du savoir soient différentes du savoir
lui-même; Fichte résout avant même la formulation des
reproches de Hegel dans la Phénoménologie de l'esprit, la
difficulté d'un chemin d'accès au savoir, extérieur au
savoir lui même. Partir du savoir évite d'avoir à
justifier le point de départ. Kant s'appuie sur les facultés de
la connaissance, comme sur des éléments à composer, pour
construire le savoir. Dans cette mesure précisément, ces
facultés sont analytiquement distinguées du mouvement vivant du
savoir, la contingence de l'exposition affaiblit la nécessité de
la déduction.
Le projet d’unification totale
déjà présent dans l’idéalisme transcendantal
chez Kant demande d’appuyer le savoir sur le principe vivant d’un
savoir du savoir, réalisant l’unité du savoir
théorique et pratique. C’est ce que contient l’idée
même de Wissenschaftslehre. Le modèle de la WL est
fondamentalement la réflexivité du savoir, où
l’objet du savoir est inséparable de l’élaboration
interne de l’acte de savoir. Le procédé
génétique de la WL impose la réflexion dans
l’intuition, c’est-à-dire que toute vision de l’objet
contient la constitution réflexive de l’objet. Le
phénomène comme objet de savoir, n’est jamais chez Fichte
coupé de l’essence, c’est-à-dire de
l’identité consciente, l’essence est constitutive du
phénomène. Autrement dit, lorsque je sais quelque, je
sais que je le sais : la conscience de soi du savoir est constitutive. Le
contenu lui-même participe à la prise de possession reflexive du
savoir, il est vivifié et ramené à l’identié.
Le modèle de la réflexion prévaut-il aussi chez
Husserl ?
§ 3 Le projet de la philosophie comme science rigoureuse chez
Husserl
La conception de la science chez Husserl s'appuie sur la
primauté du modèle de la vision, tout savoir est d'abord une
intuition, et la présence en chair et en os de l'objet. Justement c'est
à partir de ce modèle de l’évidence que Husserl
examine la valeur des sciences. Le projet phénoménologique de
Husserl se veut scientifique, mais la première difficulté pour
l'exposer se trouve dans le sens même à donner au mot science. Il
faut nécessairement se situer par rapport à la définition
historique du mot science, c'est ce que Husserl ne réussit pas pleinement
dans les premiers paragraphes des Méditations cartésiennes : «Il est clair que nous empruntons l'idée générale
de science aux sciences existantes. Or, dans notre attitude de critique
radicale, ces sciences sont devenues des sciences
hypothétiques»[24]. Mais
«en tant que philosophes qui inaugurons, nous n'accordons de valeur
à aucun idéal normatif de la science; et nous ne pouvons en avoir
dans la mesure où nous le créons nous mêmes de
nouveau»[25].
Dans les
passages des Méditations cartésiennes que Fink a
retravaillées, et qui ouvrent sur l'idée que la
phénoménologie doit refonder la science, se pose la
difficulté de la définition de la science recherchée : en
effet, dans la mesure même où c'est le terme de la fondation qui
nous en donnera le sens plein, il paraît présomptueux et
certainement erroné d'en parler. Pourtant si la tâche de fondation
du savoir doit avoir lieu, c'est bien qu'une certaine idée de la science
préexiste, l'idée même confuse et imprécise d'une
nécessaire réforme. Il y a donc dans la décision de fonder
le savoir, un impensé principiel qu'il faut saisir.
D'ailleurs
c'est le propre de tout projet que de s'accompagner de la conscience de ce qu'il
vise. Il est d'autant plus nécessaire que celui qui veut refonder la
science ait une idée préconçue de ce dont il parle. Mais
le projet de cette science n'est pas n'importe quel projet, ni de n'importe
quelle science. La définition d'une science enfin rigoureuse, d'une
science des fondements s'oppose d'abord à la difficulté de
définir la philosophie, dans la mesure où elle serait cette
science. Fink rappelle que « c'est seulement à la fin,
lorsque la philosophie a réalisé à travers son
accomplissement sa propre réalité effective, que peut
réussir la tentative de saisir au moyen du concept l'essence de cette
réalité effective et de la porter ainsi elle même à
sa véritable
intégralité »[26].
Cependant la philosophie, comme activité du philosophe, prétend
établir l'insuffisance des sciences existantes à pouvoir
représenter la vraie scientificité. Comment justifie-t-elle
cette prétention ? Chacun a une vague idée de ce qu'est
historiquement la philosophie. Fink distingue entre la philosophie et les
« philosophèmes »[27].
La philosophie n'est pas historique, les philosophèmes, les outils des
philosophies passées ne sont ranimés que par l'activité
actuelle du philosophe. La philosophie est donc moins un corpus constitué de textes morts, qu'une manière vivante pour l'esprit
d'accomplir son projet . C'est seulement ainsi assure Fink, que la "confusion
babylonienne" des philosophies du passé est surmontée, et que peut
être enfin perçue l'intention unitaire, sûre de son but et
universelle, de l'humanité visant à une compréhension
ultime et absolue d'elle même et du monde, visant la
« philosophia
perennis »[28]. Dans
cette critique de la philosophie comme discipline historique, Fink parvient
à dégager le sens propre d'une des caractéristiques de la
philosophie, à savoir qu'elle doit nécessairement "s'expliciter
elle-même" : voilà donnée une définition provisoire
de la philosophie; «la philosophie en tant qu'intention universelle de
l'humanité visant une compréhension ultime et radicale de soi et
du monde»[29].
La
philosphie a été définie à partir de son projet,
dans ce que Fink appelle "le pré-concept provisioire de la philosophie",
projet qui porte en soi la compréhension universelle de l'homme et du
monde. La philosophie est le projet d'une science universelle, mais
l'universalité dont il question ici est incomparable avec la valeur
d'universalité des sciences
positives[30]. La philosophie
possède un savoir qui lui est propre, elle n'est pas dite universelle
parce qu'elle rassemblerait les sciences positives. En quoi consiste son
universalité ? Ce n'est pas l'universel ou
"l'univers"[31] de l'étant.
Les sciences positives sont toutes concernées par le monde, elles
construisent des généralité, "à l'intérieur
du cadre des variations possibles du monde ". Elles appartiennent par leur
origine au monde[32]. La
philosophie, à leur égard, a cette fonction que la tradition lui
reconnaît depuis toujours, de s'intéresser au fondement de la
scientificité, à partir de l'expérience
pré-scientifique; elle s'intéresse à ce que les sciences
dites positives délaissent, à savoir la genèse même
de la scientificité, à partir du donné que ces
dernières abandonnent à la nuit de la non-scientificité.
Le philosophe accomplit la mission de comprendre le point de départ des
sciences[33]. La philosophie n'a
donc pas le même objet que les sciences, d'ailleurs on ne devrait pas
dire qu'elle fonde à proprement parler les sciences, car les sciences
positives n'ont pas besoin d'un fondement méthodologique que la
philosophie leur prêterait gracieusement, mais la philosophie a pour
objet «la sphère fondamentale, en tant que telle,
dégagée par le problème de la fondation des
sciences»[34]. En un mot, il
s'agit de révéler les présupposés de l'étude
scientifique du monde. D'une certaine manière, Husserl considére
la scientificité positive comme une donnée factuelle, une
facticité qui ne peut être dépassée qu'en revenant
à la sphère de donation primordiale, où la source
même de toute pratique scientifique trouve son origine. Il s'agit de
faire réapparaître le procédé génétique
qui engendre à partir de la vie naturelle, l'intérêt
théorétique qui anime les sciences, donc réanimer ce que la
science occulte en se posant d'emblée dans la construction abstraite de
son modèle. Ainsi nous pouvons mieux cerner le sens de
l'universalité, elle ne vaut pas tant en extension, au sens où
elle n'englobe pas les objets des autres sciences, mais plutôt en
profondeur : c'est l'universalité pré-scientifique des
phénomènes qui l'intéresse. La philosophie propose donc un
modèle d'universalité concurrent de celui des sciences positives,
son universalité est plus radicale, car elle se situe avant la scission
des sciences, avant les limitations des horizons épistémologiques.
Plus universelle parce que plus originaire !
En même temps, une
telle science définit aussi l'homme qui la porte, le philosophe cherche
une vérité non pas toute faite, ou qui existerait dans un
systéme objectif, il cherche une vérité vivante : en cela
la philosophie est présentée par Fink comme
«possibilité de mener une vie authentique». La question est
posée de l'attache très (trop) humaine de la philosophie; ne
faut-il pas considérer la philosophie comme une activité
proprement finie, où l'homme ne peut pas se séparer de la
fascination de la vie naturelle, tandis que le savant positif, en
accédant à un monde de vérités schématiques,
échappe à une telle limitation ? Mais le philosophe est celui qui
connaît l'origine non idéale, ou non purement scientifique de
l'investigation scientifique. Il en comprend les limites, il en connaît la
finitude originelle.
Ainsi on peut dire que la définition de la
philosophie comme science universelle dessine un modèle de
scientificité plus large, plus fondamental que les sciences positives,
et qui possède en outre l'exigence d'un conscience de soi inscrite dans
l'essence même de son acte. Le modèle du savoir à fonder
est donc déterminé par ces deux conditions, l'exigence d'un
rapport originaire au monde pré-scientifique, et l'exigence d'une
compréhension réflexive.
C'est à partir de ces deux
critères que peut avoir lieu la critique des sciences positives et du
naturalisme, et la comparaison avec le projet de la Wissenschaftslehre.
§ 4 La critique du naturalisme et de
l’empirisme
a) La critique du naturalisme
Le propre du
naturalisme scientifique est de réduire toutes les activités
de l'esprit à des faits de nature. «Il transforme la raison en un
processus naturel»[35] , ce qui
a pour résultat d'instituer tout savoir comme relatif. Ainsi "le bien,
le beau scientifiques", habituellement pensés comme des valeurs
idéalistes, sont certes, d'une part, des productions dignes d'un
idéalisme, dans la mesure où elles gagnent une sorte de
supériorité sur le réel, mais d'autre part en tant que ces
valeurs, fruits de jugements scientifiques, trouvent leur origine dans la nature
de l'homme, cet idéalisme "vertueux" se trouve aussitôt rabattu en
un naturalisme qui leur enlève toute valeur absolue. L'idéal
positiviste qui se fonde seulement sur la manière dont fonctionne
l'esprit humain, ne peut être étendu comme tel à tous les
domaines car il entraîne avec lui toutes les limitations naturalistes du
positivisme, comme autant de préjugés qui vont s'appliquer
à la compréhension des questions spirituelles, en traitant
l'esprit humain et ses productions comme de vulgaires objets naturels, des
choses parmi les choses. La critique philosophique doit donc se défendre
de la facilité en refusant de voir l'idéal d'une science totale
dans le fonctionnement des sciences positives et naturalistes: l'idéal
d'une science absolue et d'une philosophie enfin rigoureuse n'est pas dans ces
formes modernes de relativisme et d'appauvrissement du réel. On peut en
effet évoquer la science galiléenne et la réduction qu'elle
opère[36] : la nature perd
toutes ses qualités sensibles et se trouve «travestie par un
vêtement
d'idées»[37] . De la
même façon, la critique des préjugés de la raison ne
peut que repousser la solution psychologique, qui n'est qu'une forme
déguisée de naturalisme, pensant pouvoir appliquer au domaine de
l'esprit le même déterminisme, les mêmes causalités
que celles de l’univers physique.
Quel sens doit -on
précisément attribuer à la notion de rigueur ? La rigueur
qu’on attribue aux sciences de la nature est-elle du même style que
la rigueur philosophique ?
Le principal défaut de toutes ces
sciences qui suivent une méthode “rigoureuse” classique est
leur naïveté : elles reçoivent leur objet sans
véritable critique, «toute science de la nature se comporte de
manière naïve, étant donné le point de départ
qui est le sien: la nature, dont elle fait l'objet de sa recherche est, pour
elle, tout simplement
là»[38]. Il ne suffit
pas de connaître de façon objective ce qui va de soi, les
règles de fonctionnement de l'esprit comme celles de la nature pour
donner du sens à tous ces phénomène, ou plutôt pour
montrer comment le sens émerge en eux. Par rapport à cette
existence phénoménale toujours ininterrogée, Husserl
propose de poser la question: «que signifie la conscience....comment
vise-t-elle le monde des
objets»[39] ? La question de
l'objectivité trouve son sens dans la conscience, et non pas dans
l'objectivité toute constituée. Au delà de la solution
naturaliste et de ses échecs la méthode universelle propre
à la philosophie est bien annoncée comme
phénoménologie[40].
Elle est la science de la conscience sans être toutefois une psychologie
au sens commun : il s'agit d'une phénoménologie de la conscience
qui s'oppose à une science naturelle de la conscience. La
différence immédiate entre psychologie et
phénoménologie consiste simplement en ce que la première
s'occupe de la conscience empirique, la seconde de la conscience pure. La
constitution d'une science générale de l'esprit s'appuie sur
l'identification précise de son objet: «tout ce qui est
psychique...s'articule..sur une constellation globale, au sein d'une
unité "monadique" de la conscience, unité qui, en soi, n'a
absolument rien à voir avec la nature, l'espace, le temps, la
substantialité et la causalité, et qui, au contraire, dispose de
ses propres "formes" tout à fait uniques. Il s'agit d'un flux de
phénomènes, qui n'est limité sur aucun des deux versants
temporels, accompagné d'une ligne intentionnelle qui le
traverse...»[41].
Si la
philosophie est si loin de pouvoir suivre les procédés
méthodologiques de la définition positiviste et naturaliste de la
science, ne faut-il pas la considérer comme absolument
étrangère à la définition rigoureuse de la science
et par conséquent la rejeter dans les domaines ne pouvant
prétendre à aucune scientificité, comme l'art ou la
religion, qui ne sont que des “visions du monde”? Cette solution qui
laisse "retomber" la philosophie dans le relativisme et le subjectivisme le
plus instable ne peut convenir à l'exigence husserlienne d'une
construction 'scientifique' de la philosophie. La philosophie pour Husserl n'est
pas enfermée dans l'esprit d'une époque et la motivation du
philosophe n'a rien d'une aspiration psychologique limitée à son
propre souci. Tout au contraire pour Husserl le philosophe est le "fonctionnaire
de l'humanité"[42], il a la
tâche de préserver l'humanité de la misologie et de son
oubli de la racine subjective et transcendantale de ses valeurs. C'est là
sa fonction "téléologique". Ensuite, le philosophe atteint par sa
réflexion une sphère qui est celle de la vérité
traversant le temps.
On ne peut qualifier la philosophie comme recherche
de la sagesse de simple vision du monde, car cette recherche est porteuse d'un
absolu sérieux. Certes la philosophie ne peut se résoudre au
"fanatisme scientiste"[43], mais
elle n'en est pas pour autant une simple pratique qui unit un
élève et un maître comme dans les sagesses orientales . La
philosophie doit revenir à ce qu'elle est, à savoir la science des
premiers commencements.
Le concept de science rigoureuse selon
Husserl peut d'abord être examiné par comparaison avec les
caractères des sciences exactes: leur contenu peut être objet
d'enseignement, elles sont en perpétuel essor, elles ont une valeur
objective, au sens où leurs résultats ne peuvent être remis
en cause par la seule subjectivité , ou bien l'opinion des êtres
privés[44]. Il est vrai que
leurs apports sont toujours lacunaires, et devant être poursuivis, mais
elles ne sont pas d'une façon aussi visible que la philosophie soumises
à la controverse: Tout en elle est sujet à controverse, la
moindre prise de position est affaire de conviction personnelle,
d'interprétation d'école, de "point de vue". Sachant que la
rigueur des sciences exactes dépend, outre leur méthode
hypothético-déductive, de leur objet, dont la donation semble
dépourvue de toute ambiguité, la philosophie peut-elle
prétendre à une telle nécessité, apodicticité
exigée par Husserl. Question à adresser également
à Fichte : la notion de science rigoureuse développée par
Husserl n’est-elle pas précisément ce que Fichte poursuit
lorsqu’il parle du rapport de l’empirie et des sciences empiriques
avec le fondement absolu de la phénoménologie. La rigueur de la Wissenschaftslehre ne consiste-t-elle pas à penser le
présupposé transcendantal de tous les phénomènes ?
La rigueur ne consiste-t-elle pas dans la réflexion? Comment
l’empirie s’inscrit-elle dans la constitution fondamentalement
réflexive du savoir ?
b.) Le statut de l’empirie chez Fichte
L’empirie doit être définie comme le donné,
mais en même temps le réfléchi. Cette description
paraîtra paradoxale si l’on oublie que le donné ne peut
être d’une autre constitution que réflexive. Le donné
n’est pas une pure factualité, il est bien ce que le “Je
pense” réfléchit. En ce sens, l’empirie n’est
pas un contenu matériel laissé à lui-même et
hétérogène à l’acte de connaissance : il est
ce en quoi se réfléchit le sujet, le contenu grâce auquel il
prend conscience de lui-même, car il a besoin de ce contenu pour
s’apparaître comme puissance de synthèse et exigence
d’unité . Bref, l’empirie n’est pas l’autre du
sujet réfléchissant . L’empirie appartient aussi à
la réflexivité de l’apparition, comme apparition de
l’Absolu, selon l’argumentation développée par exemple
par la WL 1812. Mais dans la mesure où l’empirie est la
condition, le contenu dans lequel l’apparition se reflète, elle
porte en soi la disposition à la réflexion, qu’on nommera
réflexibilité, ce qui signifie évidemment que le sensible
n’est pas extérieur et opposé à ce qui va le
réfléchir. L’acte de réflexion étant
engagé par le réfléchi, l’un n’est que le
revers de l’autre. Comment dire que le réflechissant est la
condition du réfléchi, plutôt que le
réfléchi la condition du réfléchissant : en
d’autres termes, l’a priori est-il condition
d’intelligibilité de l’a posteriori, ou l’a posteriori
condition de l’a priori ? [45]
L’apparition dans toute sa positivité, sa factualité,
n’est réflexion de l’Absolu que si l’apparaître
de l’apparition est constitué de façon complète.
Cela n’advient à la compréhension que si le
réfléchi est effectivement homogène avec l’empirie.
Fichte parvient à dériver de l’unité du
phénomène ce que Kant n’a pu unifier. Le
procédé génétique épuise la
différence que la méthode analytique ne peut résorber. La
genèse de la réflexion dans l’apparition,
c’est-à-dire la description de l’apparition comme apparition
de l’Absolu, est la justification totale du statut de l’empirie et
de la possibilité de sa connaissance. Ce n’est pas à la
rigueur que la Doctrine de la science tenderait à ramener le
phénoménal au réflexif, mais c’est en toute
rigueur que le phénoménal se résout dans la
réflexion.
Interrogeons le statut de l’empirie par rapport au Savoir absolu,
le savoir empirique ne constitue pas une chute de l’Absolu.
L’empirie est nécessaire à l’apparaître de
l’Absolu. Si l’on parvenait à se placer au point de vue de
l’Absolu, il ne faudrait pas être désespéré par
l’empirie, car l’empire n’est pas l’absence de
réflexion. Au contraire, le propos de Fichte est de déduire
l’empirie comme forme extrême de la réflexion, comme
exténuation de la réflexion. Ainsi les lois organisant le monde
empirique semblent nécessairement extérieures, et venir
s’appliquer de façon arbitraire sur lui. Enoncer les lois de
l’empirie, c’est forcément prendre du recul à son
égard. Mais dans cette distance se trouve paradoxalement formulée
la liaison entre le savoir absolu et l’empirie. De fait, les lois de
l’empirie ou lois de l’expérience sont par
définition un moment de la réflexion. Comme l’écrit
Fichte dans le cours de 1813 intitulé les Faits de la conscience,
« le savoir factuel est seulement à travers la liberté [de
l’Absolu], ou l’expérience est le produit du simple
être de l’apparition. Le comprendre supérieur, le comprendre
de l’essence propre et de la réalité de l’apparition
est le produit de la liberté, du développement de la vie
à l’intérieur de l’apparition
»[46]. L’empirie porte
en elle-même, comme dernier degré de la réflexion, sans en
avoir évidemment conscience la puissance de la réflexion.
En ce sens, l’empirie ne vaut comme objet de connaissance que si
l’on remonte à la source de la phénoménalisation. Une
lecture husserlienne de la phénoménologie s’impose et
requiert d’étendre le concept de rigueur jusqu’à la
considération même du sens du phénomène: une science
rigoureuse exige que le phénomène ne soit pas saisi comme
inessentiel, mais comme définitivement pré-réflechi, donc
justifiable d’une réflexion constitutive. La science rigoureuse
qu’est la WL est en ce sens la connaissance de la signification
“réflexible” du phénomène. La rigueur consiste
donc non pas tant à réfléchir, qu’à apercevoir
le donné comme toujours déjà
pré-réfléchi. Ainsi le statut de la science qu'on
s'accorde à attribuer à la philosophie est-il par là
intégralement développé [47].
******
Suivant donc une définition hypothétique de la science,
analysée en termes de jugement, d'évidence et de fondation,
Husserl attribue à la science phénoménologique la recherche
d'un fondement apodictique, échappant par définition à
toute forme de doute. Mais Husserl reconnaît que la philosophie n'est pas
encore la science qu'elle devrait être. C'est parce qu'elle seule
construit son accès au fondement qu'on peut la nommer rigoureuse. Que
dire finalement de la rigueur communément attribuée aux sciences
de la nature ? Elle ne remplit pas l’exigence de la philosophie, qui
comme “science rigoureuse“ présuppose une conception
génétique du savoir. Aussi pour Husserl cette position de la
philosophie comme science rigoureuse présuppose l'élimination de
toutes les autres interprétations qui font ou bien de la
scientificité une pratique naturaliste, ou bien de la philosophie au
mieux une "Weltanschauung". On peut sans difficulté voir que la
thématisation de la réduction galiléenne par Husserl fait
partie de cette critique de la science dans sa signification naturaliste. Cela
entre dans la dénonciation de la scientificité inauthentique
(oublieuse de l’entreprise de fondation et de son sens pour la validation
de la source absolue du savoir). Cette double critique réaffirme comme
l'écrit Husserl, "la critique de la raison qui est la première
condition d'une scientificité
philosophique"[48]. La
démarche de Fichte ne semble pas dans cette perspective démentir
le projet d’une philosophie comme science rigoureuse, car il s’agit
essentiellement de formuler la constitution purement génétique du
savoir.
[1] Les oeuvres de Fichte sont
citées dans l’édition de Gesamtausgabe der bayerische
Akademie der Wissenschaften, éd. par R. Lauth et H. Gliwitzky,
Stuttgart-Bad, Frommann-Holsboog, 1962. (abréviation : GA) ou dans les
Sämmtliche Werke éd. par I.H. Fichte 1834-1835,
(abréviation: SW), numéro du tome, puis page. La
Doctrine de
la science s’écrit en abrégé WL, puis
l’année de la version concernée. Les oeuvres de Husserl sont
citées dans la collection des Husserliana, éd. M. Nijhoff, La Haye
et Kluv-wer Academic publishers, Dordrecht/London/Boston, (abréviation:
HUA) numéro du tome, puis page.
[2] Fichte (Réflexion et
argumentation), Paris, Vrin, 2004, p. 94.
[3] Figures de la
philosophie, tome 1, PUF, 1971, p. 21 et 33.
[4] HUA XXIX 28 et
29.
[5] voir le paragraphe 344 (traduction
A. Vialatte, Paris, Gallimard, 1950).
[6] Il s’agit
évidemment de la justification que l’interprétation
néo-kantienne utilise pour fonder sa relecture radicale de Kant.
[7] voir Cassirer
Le
Problème de la connaissance, tome II, Berlin, Bruno
Cassirer-Verlag, 1911, p. 606 à propos de Kant dans son rapport à
Hume. La critique sceptique de Kant le met sur la voie de la métaphysique
comme science .
[8] Critique de la
raison pure, Préface de la première édition ( AK IV
7) (A VII) .
[9] Critique de la
faculté de juger, § 68 AK V 384 ; trad. édition
folio, p 349.
[10] Critique de la raison
pure, AK III 439 (A 664); trad. Pléiade tome 1, p.
1263.
[11] Cf. M. Castillo,
La
question de la fondation de la philosophie, dans
Le Transcendantal et le
Spéculatif, J.-Ch. Goddard- éditeur, Paris, Vrin 1999, p.
27
[12] Cf. M. Castillo,
Kant
L'invention critique, Paris, Vrin, 1997, p. 54 : qui parle de
« reconversion des illusions de la métaphysique en besoin
d’unité rationnelle », ou encore à propos de la
métaphysique qu’elle permet de « transcendantaliser
l’appetit de transcendance en en conservant l’unité en tant
que finalité
rationnelle » .
[13] GA
I . 2. 110 (traduction dans les
Essais philosophiques choisis,
Paris, Vrin, 1984, p. 20).
[14] GA I. 2. 121 (trad. p.38)
[15] Ibid.
[16] Guéroult,
L’évolution et la structure de la Doctrine de la science,
thèse soutenue à l’ Université de s-Strasbourg, 1930,
Tome 1, p. 157 La philosophie comme science des sciences, c'est la
discipline qui définit la scientificité des autres sciences. . Son
principe est indémontrable par d'autres principes, ou par d'autres
sciences, il est auto-suffisant. Indémontrable, il donc doit être
certain par lui même.
[17] Première introduction
à la WL nova methodo, SW I . 426
[18] Voir Guéroult
op. cit. p.161.
[19] WL 1801, GA
II 6 135-136 .
[20] WL 1812 SW
X. 317.
[21] WL 1812
S.W. X. 318-319.
[22] WL 1804 , GA II. 8
3-4.
[23] WL 1804 , GA II 8
32.
[24] Méditations
cartésiennes § 3 HUA I 49 , trad. fr. Paris, PUF, 1994,
p. 50.
[25] ibid. HUA I. §
3.
[26] Fink,
Autres rédactions
des Méditations cartésiennes, (Band II , 11), trad. fr.
Grenoble, Millon, 1998, p. 24.
[27] ibid.
trad. p. 24.
[28] ibid. trad. p.
25.
[29] ibid. , trad. p.
25.
[30] voir ibid.( II. 13) trad. p.
26 «le caractère prétendument exemplaire du savoir
théorétique et scientifique des sciences mondaines».
[31] Voir ibid. trad. p.
28.
[32] ibid. (II. 15) trad. p. 29
«Cette sphère pré-scientifique est le sol originaire ultime,
d'où proviennent toutes les sciences et auquel elles renvoient du point
de vue génétique».
[33] Ibid. (II. 17) trad. p. 31
«L'auto-examen et la révision critique de son propre cheminement
qu'exige toute science est la tâche de la fondation de l'ensemble des
sciences à partir de l'expérience préscientifique et de la
pratique de l'expérience.Depuis toujours on a attribué cette
tâche à la philosophie. Le retour à l'ensemble de la vie
préscientifique n'est encore en aucune manière philosophique
s'il est entrepris dans la motivation de répéter le point de
départ des sciences, il ne le devient que lorsque le savoir
précédant les sciences et leur servant de support en vient pour
lui même à la question thématique et devient un
problème radical».
[34] ibid.
p. 17, trad p. 31
[35] HUA XXV 9 (trad.
p.20).
[36] La méthode positive se
réduit à « " mettre hors circuit les qualités
secondaires", "neutraliser l'aspect purement subjectif du
phénomène "en s'en tenant aux qualités premières
restantes" » in la
Philosophie comme science rigoureuse. HUA XXV
28 , (trad.fr. Paris, PUF, 1989, p.
43).
[37] Cf.
Krisis, HUA VI
51-52, trad. p.60.
[38] HUA XXV 13,
trad. p.25.
[39] HUA XXV 16, ( trad.
p.28)
[40] HUA XXV 16-17. (trad.
p.29).
[41] HUA XXV 30, ( p.
45-46).
[42] Voir notamment pour cette
expression le § 73 de la
Krisis, HUA VI . 270.
[43] La philosophie comme science
rigoureuse, HUA XXV 59, trad.
p.82.
[44] Cf. HUA XXV 5 (trad.p.
13)
[45] Cf. B. Bourgeois,
Le
Vocabulaire de Fichte, Paris, éd. ellipses, 2000, p. 9-10.
[46] SW X 419 (notre
traduction).
[47] Cf. J. Hyppolite, dans l'article,
L'idée fichtéenne de la doctrine de la science et le projet
husserlien, Figures de la philosophie, tome 1, PUF (1959) , p.
50.
[48] HUA XXV 6 (trad. p.16).