Idéalisme transcendantal, philosophie de la nature romantique, psychanalyse. (Transzendentaler Idealismus, romantische Naturphilosophie, Psychoanalyse)

Odo Marquard

Verlag für Philosophie/Jürgen Dinter, 1986, Köln,

XVII + 498 pages., index rerum, index nominum, (64.00 DM.) 215,00F.

Le livre de Marquard se présente sous la forme d’une argumentation excessivement dense, secondée par une quantité impressionnante de notes (2040 notes, 214 pages). Même en dehors de sa thèse principale, le texte constitue une véritable encyclopédie bibliographique et historique du déclin de la philosophie transcendantale en Allemagne.

La thèse principale de Marquard se résume de la manière suivante : l’attrait philosophique actuel de la psychanalyse repose sur son rapport généalogique au déclin de la philosophie transcendantale. Il s’agira donc de retracer la généalogie philosophique de la psychanalyse, en partant de la philosophie transcendantale, et en suivant les étapes de la métamorphose de la « philosophie romantique de la nature » en « psychologisme thérapeutique ».

Ce mouvement parcourt trois étapes, déterminées par trois questions. Comment une philosophie de l’histoire naît-elle d’une philosophie non-historique de l’histoire ? Comment celle-ci en vient-elle à se transformer en philosophie de la nature ? Et comment la philosophie de la nature conduit-elle au psychologisme ? Ces trois étapes sont scandées par trois concepts de la nature : la « nature-contrôle » (nature comme objet de la science), la nature romantique (nature esthéthisée) et la nature pulsionnelle (nature « naturelle »).

La réponse à la première question part de l’« interregnum » philosophique de l’idéalisme allemand. La philosophie transcendantale est traversée par une tendance à l’historisme qu’elle réfute, et qui la mène vers une philosophie de l’histoire, à l’écart de l’histoire (geschichtsferne Geschichtsphilosophie). Il s’agit d’une philosophie pessimiste de l’histoire. Dirigée uniquement vers la remémoration, elle est essentiellement « anamnèse » (Schelling)(1). La philosophie transcendantale (Kant, Fichte, Schelling) dispose d’une philosophie politique, mais elle n’est pas encore philosophie politique. Ainsi, la philosophie transcendantale s’avère impuissante face au non-moi.

Différentes possibilités se dessinent dès lors : retour à la métaphysique, transition vers une philosophie de l’histoire, réconciliation de la métaphysique et de la philosophie de l’histoire (Hegel). Mais, dans le contexte de sa thèse, Marquard s’intéresse exclusivement à la philosophie de la nature, en tant qu’assomption explicite, mais ambivalente, du rapport au non-moi. L’assomption du non-moi parcourt quatre étapes : l’esthétisation de la nature (esthétique), l’équivalence de l’esthétique et de la nature (philosophie de la nature), l’accentuation de la nature par rapport à l’esthétique (désenchantement de la nature romantique), et l’acceptation de la nature sous forme de nature pulsionnelle (psychologisme thérapeutique, psychanalyse). Les quatre étapes représentent quatre variations de ce que Marquard nomme « la raison indirecte ». Cette raison indirecte est conçue comme « auto-défense » transcendantale du jugement réflexif.

Ainsi, « le tournant esthétique est une conséquence de l’impuissance de la raison transcendantale » (op.cit., p.137), qui joue la « possibilité » contre la déception de la réalité. L’esthétisation de la philosophie transcendantale appelle les tendances réelles (efficientes) de la possibilité, et c’est la nature qui apparaît comme possibilité réelle de l’homme. Pour Schelling, la philosophie est anamnèse de la pré-histoire naturelle du moi. La philosophie libère la nature (natura naturans) de l’inhibition que lui opposent ses propres produits (natura naturata). Afin de se réaliser, la nature (natura naturans) doit donc recourir à des formations substitutives, elle devient spirituelle. Schelling esthétise la nature en vertu du concept de génie.

Le concept d’une nature non-esthétisée revient ainsi à la médecine. Schelling lui-même avait par ailleurs entamé une théorie de la maladie (Première esquisse d’un système de la philosophie de la nature). Mais, c’est le médecin qui vient assister la philosophie romantique de la nature en tant que « gardien de la santé transcendantale ». Les figures emblématiques de ce retour de la nature sont John Brown et Mesmer. Parmi les philosophes de la nature, on trouve aussi bon nombre de médecins (Oken, Baader). Ainsi, par exemple, Johannes Müller (1801-1858), professeur de Helmholtz, de Du Bois-Reymond, de Brücke et de Ludwig.

Le principal travail d’anthropologisation de la philosophie de la nature a été mis en œuvre par C.G. Carus. D’après Carus, la psychologie ne peut pas faire l’économie de la vie organique qui s’y manifeste. La nature inconsciente précède la conscience et la fonde. Il existe donc un savoir en-deçà du moi, et qui se manifeste dans le sommeil et les rêves. Dans ses cours de psychologie (1829/30), Carus remarque : « La clé de la connaissance de l’essence de la vie psychique consciente se situe dans la région de l’être inconscient ». Cette psychologie requiert une méthode génétique afin de garantir une « histoire du développement de l’âme ». Elle devient histoire naturelle (rationnelle)(2) de la conscience de soi. À l’instar de la pensée de Schelling, l’historisation de la nature va ici de pair avec la naturalisation de l’histoire.

Le désenchantement de la nature romantique se caractérise par la dés-esthétisation de la nature. Ce mouvement qui commence avec la philosophie (positive) de Hegel, du dernier Schelling et de Comte, constitue en même temps à la sortie de la philosophie (199). La nature esthéthisée de la philosophie transcendantale ¾ celle de l’harmonie, de la téléologie, de l’historicité rationnelle ¾ , cède à une nature pulsionnelle crue et l’histoire naturelle romantique fait place à une « compulsion de répétition » naturelle (post-historique) inquiétante et destructrice, qui affecte la réalité humaine. C’est le moment des pensées critiques de Schopenhauer et de Nietzsche. Leur rejet du progrès signifie en même temps la négation de la raison dans l’histoire. La raison, la conscience, se trouvent ravalées au rang de simple « idiosyncrasie de certaines espèces animales » (Nietzsche), et la nature se situe au niveau de l’antagonisme du combat des pulsions. Elle cesse de représenter la solution des antinomies de la raison, pour devenir elle-même source irréductible des problèmes. On comprend dès lors pourquoi le « second psychologisme » se conçoit d’emblée comme « psychologisme thérapeutique ».

Quand il semble vain d’espérer une négation de la nature par un « saint » (Schopenhauer), ou son affirmation par un surhomme (Nietzsche), quand la nature ne peut plus être domptée par un psychologisme explicatif (Herbart, Fechner, Weber, Helmholtz, etc.) ou compréhensif (Dilthey), la médecine quitte sa position d’assistant et se substitue à la philosophie. La défaite du psychologisme philosophique intronise le psychologisme médical, thérapeutique. La psychanalyse freudienne trouve ses sources philosophiques dans cette métamorphose. Elle se présente comme une sorte de « philosophie transcendantale de la nature sous les conditions du concept de nature désenchantée » (224). C’est pour cette raison, et non pas en raison d’un prétendu positivisme, que Freud recourt à une naturalisation de l’histoire. La psychanalyse est doctrine des pulsions, et même doctrine de la libido, c’est-à-dire des pulsions « les plus pulsionnelles ». La nature de Freud constitue une « blessure narcissique » pour l’homme.

À l’instar de la philosophie schellingienne, continue Marquard, la psychanalyse est anamnèse, conscientisation du non-conscient. Mais à l’inverse de Schelling, Freud ne peut plus recourir à une nature pacifiante, à un organisme harmonisant. Ainsi, l’anamnèse de la nature menaçante devient en même temps nécessité de révision. D’après Marquard, la tension entre la tendance à la révision et la limite infranchissable de l’anamnèse expliquent l’impuissance de la psychanalyse, qui se fait jour dans le pessimisme de son père. Si la théorie freudienne de la sublimation, en tant que destin de pulsion, est clairement post-romantique, elle ne réactualise pas moins trois solutions typiquement schellingiennes face à la menace de cette nouvelle conception de la nature. On y trouve tout d’abord, l’idée de la pulsion indéterminée qui, dans son polymorphisme, s’avère infiniment déterminable, et qui rappelle « l’activité absolue de la nature », « la pulsion du changement infini ». Ensuite, Freud reprend à son compte la conception de la réalisation et de la spiritualisation par inhibition. Finalement, il est possible de reconnaître la notion schellingienne de « réalisation substitutive » dans la conception freudienne de la formation substitutive, et de la formation de compromis. Ces similarités ne conduisent néanmoins pas Marquard à l’affirmation d’une quelconque identité entre les deux pensées. Il n’est même pas question pour lui d’affirmer une influence directe, qui manque par ailleurs de toute preuve chez Freud. Selon Marquard, l’affinité des deux pensées repose sur l’identité historique du problème philosophique ainsi que sur la fonction historique de la théorie, c’est-à-dire de la compréhension de l’histoire à partir du non-rationnel. L’écart historique qui sépare les deux théories conditionne en même temps la spécificité de la théorie psychanalytique par rapport à la philosophie transcendantale. Elle se caractérise par l’extension du domaine pulsionnel de l’intimité de l’individu au social et au culturel. Pour la théorie freudienne, la pulsion règne sur l’ensemble du domaine de la raison. Ainsi, l’on pourrait penser que dans la psychanalyse, la philosophie transcendantale de la nature survit dans la prolongation de sa propre mort.

L’aspect mécanistique de la théorie psychanalytique s’avère incompréhensible dès lors qu’elle prend le sens d’une «reconduction» (Zurückführung) des phénomènes à une réalité physique. D’après Marquard, la théorie freudienne n’est pas mécanistique, mais elle est bel et bien « théorie de la reconduction » (zurückführende Theorie), c’est-à-dire théorie historique. La psychanalyse appartient à une tradition philosophique qui se caractérise par ses réticences à l’égard de la mécanistique, mais qui ne cesse de susciter des accusations de déterminisme mécaniste chez ses adversaires.(3)

La généalogie de la psychanalyse que nous présente Marquard paraît convaincante. Rappelons qu’il ne s’agissait pas d’affirmer une « influence directe » de la philosophie transcendantale, mais de déceler, au sein même de la théorie freudienne, les motifs qui la rapprochent de la philosophie contemporaine. De ce point de vue, Marquard inaugure une interprétation de la psychanalyse bien plus profonde que celle à laquelle nous ont habitué Jones et Erikson. Le livre nous semble incontournable, aussi bien quant à l’histoire de la psychanalyse qu’il retrace, que quant à la question de l’épistémologie psychanalytique qu’il soulève.

(1) Friedrich Wilhelm Joseph Schelling, Sämtliche Werke, 1856-1861, Stuttgart, Cotta, tome X, pp. 94, 95.

(2) Afin que la raison puisse naître de la nature, la nature doit évidemment elle-même être rationnelle.

(3) C’est le cas aussi bien pour la Critique du jugement kantienne (cf. §78), pour la philosophie de la nature de Schelling (cf. Einleitung zu dem Entwurf eines Systems der Naturphilosophie, 1799, §3), que pour la théorie de Freud (cf. « Die Widerstände gegen die Psychoanalyse », 1925, in Gesammelte Werke, tome XIV, pp.102-103).

© octobre 1999 Thierry SIMONELLI