Michel Paty[1]
Rationalités comparées
des contenus
mathématiques
La philosophie dans le champ de l'histoire des sciences.
Sur les travaux de Roshdi Rashed
(Colloque des sciences arabes, Damas (Syrie), 1-4 novembre
2002.)
Résumé.
D’une manière générale, le champ des
mathématiques considérées dans leur développement
historique est fertile en problèmes épistémologiques et
philosophiques. Les recherches de Roshdi Rashed sur l’histoire des
mathématiques arabes présentent à cet égard un
intérêt tout particulier en ce qu’elles explicitent nombre de
ces problèmes, exemplifiés et précisés par le
travail d’exhumation des textes et de leur compréhension
historique. On propose, tout d’abord, un relevé de thèmes
philosophiques rencontrés dans le champ de l’histoire des
mathématiques arabes, notamment dans les travaux de Rashed. On tente
ensuite, en suivant quelques uns de ces travaux, de caractériser les
types de problèmes posés et de solutions proposées qui
permettent, en arithmétique, algèbre, géométrie et
optique, ainsi qu’en astronomie, de dessiner les figures de la
rationalité mathématique, aux époques
considérées. On se penche également, par rapport à
la formulation de ces problèmes, sur la question des changements et
des innovations, et sur leur rapport aux conceptions et traditions
antérieures, en vue d’apporter des éléments à
ce que pourrait être, pour ce domaine, une philosophie de la
découverte au sens propre. On prolonge et conclut cette
réflexion en évoquant d’un point de vue philosophique les
questions, qui sous-tendent ce qui précède, de
l’invention scientifique (ici, mathématique) et des modifications des formes de rationalité qui la rendent
possible.
Plan.
1.
Introduction. - 2. Thèmes philosophiques dans le champ de
l’histoire des mathématiques arabes.- 3. Le problème des
découvertes. - 4. La question de la rationalité. - 5.
Problèmes et solutions : figures de la rationalité
mathématique.- 6. Remarques de conclusion.
1. Introduction
Comme le sous-titre de cet exposé l’indique, je
voudrais aborder un thème de réflexion philosophique
suscité, ou éclairé, par des travaux d’histoire des
sciences arabo-islamiques, pour faire entrer, en quelque sorte, en dialogue, non
seulement la philosophie des sciences et l’histoire des sciences, mais des
leçons philosophiques des sciences et de l’histoire des sciences
correspondant à des périodes (sinon des domaines) bien
différentes : celles de la tradition mathématique arabe et
celles des sciences mathématiques et physico-mathématiques
modernes et contemporaines. D’une manière générale,
le champ des mathématiques considérées dans leur
développement historique est fertile en problèmes
épistémologiques et philosophiques. Les recherches sur les
mathématiques arabes, et au premier plan celles de Roshdi Rashed,
présentent à cet égard un intérêt tout
particulier en ce qu’elles
explicitent nombre de ces
problèmes,
exemplifiés et précisés par le
travail d’
exhumation des textes et de leur
compréhension
historique.
Ce caractère, qui n’est après tout
pas si commun dans les travaux d’histoire des sciences, m’avait
retenu lorsque, voici une quinzaine d’années, j’ai eu
à faire une étude, pour une revue de philosophie, sur les
résultats importants que notre ami avait obtenus dans le domaine de
l’histoire des mathématiques arabes et gréco-arabes (il
s’agissait, pour ces dernières, de la découverte des livres
de Diophante perdus en grec et traduits en arabe). Cette étude est parue
en 1985, dans la revue
Archives de philosophie, sous le titre
« La tradition mathématique
arabe »
[1], ce qui
était, bien entendu, une allusion directe à la leçon de
l’œuvre de Joseph Needham sur l’histoire des sciences en Chine.
Mais à l’époque, qui nous semble déjà bien
lointaine, il n’était pas encore évident pour tout le monde
que l’on puisse aussi parler d’une « tradition »
pour les sciences arabes, et notamment pour les mathématiques, dans un
sens analogue à celui que Needham avait à bon droit forgé
pour les sciences de la civilisation chinoise. Dans ce sens, mon article avait
une fonction militante, dans un contexte dont les moins jeunes de ceux qui sont
ici se souviennent, et il était particulièrement bien venu que ce
soit une revue de philosophie notoire comme les
Archives qui
l’accueille. Je me souviens de l’intérêt marqué
à l’égard du sujet par le Père Marcel Régnier,
son directeur d’alors, malgré les pressions instantes qui lui
avaient été faites de ne pas donner suite à la
publication
[2]. Que ce me soit ici
l’occasion de rendre hommage à sa rectitude intellectuelle
d’authentique philosophe.
Ayant eu, pour la circonstance qui nous
rassemble aujourd’hui, l’occasion de me plonger à nouveau
dans les travaux de Roshdi Rashed, j’ai pu mesurer, même si ma
lecture aura été bien loin d’être exhaustive (à
cause du court délai, mais surtout du volume de l’œuvre,
désormais immense, qui s’est considérablement
augmentée depuis cette période difficile), combien le thème
de la tradition mathématique et scientifique arabe est
avéré, étayé par le grand nombre de travaux
effectués par les chercheurs en histoire des sciences de ce domaine. Et,
d’autre part, combien la méthode
« historico-rationnelle », de Roshdi Rashed y a toujours
été en œuvre et a manifesté sans relâche sa
fécondité, dont témoigne la bibliothèque
entière qu’il a déjà constituée
(j’entends une bibliothèque écrite et commentée par
lui) en près d’une quarantaine d’années de recherches,
posant de solides jalons pour son augmentation à venir, disciples aidant.
Nous sommes donc en présence, avec Rashed et ses élèves,
d’une école, au niveau français et international (qui
s’étend jusqu’au Japon), d’une véritable et
dynamique école (et déjà
tradition dans le sens
précité) d’histoire des sciences arabes, qui fait revivre,
en les ayant arrachées à l’oubli, des œuvres, en
interaction et en succession au long de plusieurs siècles, offertes
à notre lecture, d’ailleurs déjà
préparées pour notre intellection d’aujourd’hui, par
les analyses et reconstitutions, et dont chacun peut désormais tirer des
leçons. La plus évidente de ces leçons, commune pour tous,
c’est la perspective plus complète – ce qui signifie aussi
moins appauvrie, en considération des autres œuvres humaines qui
nous ont été perdues dans d’autres cultures – que cet
ensemble d’œuvres, cette
tradition caractérisée
dans le temps et dans l’espace, nous procure désormais sur les
sciences et leur histoire.
Il est d’autres leçons, plus
spécifiques quant aux problématiques historiques, culturelles et
philosophiques, et je vais en évoquer brièvement quelques unes,
avant de m’étendre davantage sur l’une d’entre elles,
à savoir la
nature de la rationalité sous-jacente à
ces sciences, et que ces dernières éclairent par leurs
caractéristiques et par leur mouvement. Cette question de la
rationalité, que j’ai moi-même rencontrée dans mes
propres recherches d’épistémologie et d’histoire des
sciences sur des auteurs, des œuvres et des problèmes plus proches
de nous dans le temps, est de fait appelée par toute réflexion que
l’on peut faire sur les
changements et les
découvertes en science et par là, plus profondément,
sur l’
intelligibilité et sur la
créativité scientifique. C’est une question de
nature philosophique, difficile dans son principe même dès lors
qu’on doit prendre en considération à la fois le contenu
rationnel et structuré des connaissances et le mouvement qui les
entraîne : nous y reviendrons. Ma préoccupation pour cette
question ne pouvait qu’être immédiatement avivée
à la lecture (ou, pour certains d’entre eux, à la relecture)
des travaux de Roshdi Rashed et de ses collègues de ce domaine
jusqu’ici assez mal connu, qui nous mettent devant les yeux des situations
de connaissances scientifiques qui sont des situations de découverte, de
compréhension rationnelle, de transformation, de refondation, et qui ont
directement à voir avec ce que j’appellerai plus loin des
«
transformations », ou des
«
élargissements » des formes de la
rationalité elle-même.
Je m’efforcerai, tout
d’abord, de faire un relevé de quelques thèmes
philosophiques rencontrés dans le champ de l’histoire des
mathématiques arabes ou arabo-islamiques, notamment dans les travaux de
Roshdi Rashed. J’aimerais ensuite, en suivant quelques uns de ces travaux,
tenter de caractériser les types de problèmes posés et de
solutions proposées, en arithmétique, algèbre,
géométrie et optique, et ce pourrait être aussi en
astronomie, qui permettent de dessiner les figures des rationalités
mathématiques aux époques considérées. Je ne
pourrais bien entendu que l’esquisser, en renvoyant aux ouvrages qui en
traitent, où ces figures se trouvent au moins en filigrane, mais souvent
explicites. Je m’arrêterai enfin à celui de ces
problèmes que j’ai mentionné, qui concerne les changements
et les innovations par rapport aux conceptions antérieures, en vue
d’apporter des éléments à ce que pourrait être
une
philosophie de la découverte scientifique au sens
propre, voire même une philosophie de la
création
scientifique. Car ce n’est pas l’un des moindres
intérêts de ces œuvres du passé qu’elles nous
montrent, par leurs contenus mêmes, l’apparition de conceptions et
de procédures parfaitement neuves et originales. Cette réflexion
sera centrée sur la question des
modifications des formes de
rationalité qui rendent cette découverte ou création
possible.
2.
Thèmes philosophiques dans le champ de l’histoire des mathématiques
arabes.
Je ne m’attarderai pas sur les raisons qu’il y a
à relever les
thèmes philosophiques dans le champ de
l’histoire des mathématiques arabes : elles sont
évidentes, au même titre que pour tout champ d’histoire des
sciences et pour le champ des sciences actuellement en cours
d’élaboration. Mais il existe pourtant des particularités
propres à ce champ précis, dues à sa nature (et,
considérant le propos particulier qui est ici le mien, les
mathématiques présentent une ouverture directe
privilégiée vers les problèmes de la rationalité).
Ces particularités sont dues, également, à sa situation
propre dans
l’histoire de l’histoire des sciences (c’est à cet égard, un domaine assez récent). Elles
tiennent enfin à sa richesse, exceptionnelle, dans une série
significative qui se tient avant celles des sciences modernes et après
celle des sciences grecques anciennes et héllénistiques, et qui
est aussi à la jonction d’autres séries comme les sciences
indiennes (et peut-être chinoises ?).
Parmi ces thèmes,
indiquons en premier lieu pour mémoire celui, réflexif et de
caractère général, mais qui pourtant ne va peut-être
pas de soi, de
la dimension philosophique des objets de sciences reconnus
dans l’histoire. Identifier ce thème constitue en soi tout un
programme sur la philosophie de la connaissance et des sciences, si l’on
considère les tendances marquantes de cette dernière au long de
presque tout le siècle écoulé, avec la séparation
d’une philosophie à dominance analytique et de l’histoire des
sciences. Cette séparation consciente et assumée se justifiait (de
Reichenbach à Popper, et à des penseurs plus récents sous
des formes diverses) de l’idée que la découverte en science
ne serait ni logique ni rationnelle, l’un de ses avatars, il est vrai
modulé, étant la notion de « reconstruction
rationnelle » (Lakatos). Dans toute cette période, les
philosophes qui ont pu concevoir que c’est l’objet de la recherche
et du travail scientifique lui-même (et donc aussi l’objet de la
découverte), qui porte sa rationalité, n’ont pas
été légion. Je voudrais mentionner, parmi les quelques
brillantes exceptions, pour les sciences mathématiques, Jean
Cavaillès, Jean-Toussaint Desanti, Jules Vuillemin, Gilles Gaston
Granger. Ce dernier, en particulier, a formulé les concepts
épistémologiques de « travail scientifique »
et de « style », qui sont directement adaptés
à la prise en compte, par la philosophie, des objets de la
« science réelle », permettant d’éviter
l’enfermement dans le choix entre un « synthétique a
priori » kantien figé ou sa dissolution
empiriste-logique
[3].
D’une manière générale, la réflexion
sur ces thèmes philosophiques participe de ce que l’on pourrait
appeler une « philosophie de l'histoire des sciences ». Mais
une telle expression reste à discuter : nous concevons, à la
lumière même des leçons (le plus souvent négatives)
des rapports de la philosophie et de l’histoire (et d’une certaine
« philosophie de l’histoire »), que ce
philosopher-là se doit d’être avec son objet dans une
relation non pas d’
extériorité, mais de
réflexivité. Plusieurs contributions de Roshdi Rashed
lui-même sont de cette nature, et illustrent ou nourrissent
d’ailleurs quelques uns des autres thèmes que je veux maintenant
évoquer.
Une série de ces autres thèmes (distincts
et liés entre eux) est celle des
champs de rationalité,
des
styles scientifiques, des
traditions scientifiques et des
écoles de pensée, qui constituent autant de concepts
épistémologico-historiques. J’en ai parlé
ailleurs
[4], et je n’y reviens
pas ici, sinon pour souligner combien les travaux de Roshdi Rashed en
fournissent une exemplification permanente. C’est
précisément en abordant sous l’angle de telles notions,
transcrites dans leurs implications quant aux œuvres, dans les contenus
propres de celles-ci et dans leurs rapports aux autres, qu’il a pu rendre
l’ampleur et les structures profondes des travaux des
mathématiciens arabo-islamiques. Aussi bien avec le commencement de
l'algèbre dû à al-Kwarizmi qu’avec ses
« recommencements » à la jonction de
l'arithmétique et de la géométrie, ou de l'analyse
numérique, ou de la théorie des nombres, ou de l'analyse
combinatoire, on constate une cohérence dans la formulation des
problèmes, qui montre bien que ces œuvres ne sont pas des
contributions accidentelles, indépendantes et isolées, mais
qu’elles révèlent la densité et la continuité,
et aussi les reprises, d'une véritable école ou tradition, dont
les lignes de forces sont constituées par la rationalité des
problèmes et des approches poursuivies, que l’on peut suivre
d’une œuvre à une autre.
Des cas semblables peuvent
être constatés en histoire des sciences dans différents
domaines. Ils permettent, par eux-mêmes ou de manière comparative,
par les types d’énoncés, les modes d’approche et de
résolution, de concevoir comment, moyennant l’acceptation
d’une certaine « clôture
épistémologique », d'autres problèmes leur sont
reliés, et comment d’autres méthodes peuvent être
développées pour les résoudre. On doit considérer
qu’il existe une certaine « nécessité
rationnelle », qui se laisse constater dans les œuvres, et
à partir de laquelle il est même possible faire des
prédictions sur des résultats devant avoir été
produits, dans un domaine comme celui des sciences arabes où cependant
bien des documents restaient et restent encore ignorés. On relève
en même temps une diversité dans les approches des
différents auteurs (dans leurs « styles »), voisines,
voire convergentes, rendues possibles dans un même champ de
rationalité. Le problème, caractérisé
rationnellement, « appelle » en quelque sorte sa solution,
qui peut fort bien toutefois n’être pas unique et définitive,
par effets de diversité des « styles », mais aussi
pour des raisons qui peuvent être contingentes (ce qui est notamment
souvent le cas dans les sciences de la nature). Les différences peuvent
aussi survenir comme effet des ré-interprétations ou re-fondations
qui renvoient à des modifications structurelles des formes mêmes de
la rationalité
[5]. Il reste que
la conception de
champs de rationalité, dans lesquels s'orientent
des approches - rationnelles - caractérisées par des
styles, s’oppose à celle de
reconstruction
rationnelle, qui implique une unicité choisie
a posteriori, et
donc non historique. (Cela n’interdit pas, bien entendu, de pratiquer des
reconstructions rationnelles dans le sens de constructions axiomatiques, mais
l’on se situe alors délibérément en-dehors du champ
de l’histoire).
Une autre série thématique concerne
les problèmes de
réception, de
transmissions,
d’
influences d’une tradition à une autre, voire
d’une culture à une autre. Je ne m’y attarderai pas non plus
ici, sinon pour rappeler que Roshdi Rashed a beaucoup travaillé et
réfléchi sur les problèmes de la transmission de la
pensée scientifique grecque à celle du monde arabe. On se
reportera, en particulier à son livre
Entre arithmétique et
algèbre (1984), et à son ouvrage de 1992,
Optique et
mathématique, notamment au premier chapitre intitulé
« Problems of the transmission of Greek scientific thought into
Arabic : examples from mathematics and
optics »
[6]. Ces
transmissions d’une tradition culturelle à une autre se font
parfois avec altérations ou pertes d’information (comme dans le cas
de la théorie des fractions décimales et de l’extraction de
la racines nièmes d’un nombre, ainsi que de la résolution
des équations numériques).
La périodisation en
histoire des sciences est un autre thème, certes avant tout
historique, mais d’intérêt philosophique, d’autant plus
qu’il tient directement aux changements structurels dans la connaissance
d’une discipline
donnée
[7]. Roshdi Rashed
a proposé, dans son article sur « La périodisation des
mathématiques classiques », des considérations sur le
« chaînon intermédiaire » entre les
mathématiques anciennes et modernes, évidemment bien
informées, notamment à la lumière des contenus des
œuvres qu’il a lui même exhumées et analysées, et
dont la connaissance manquait jusque récemment ; mais à la
faveur aussi d’une analyse fine des œuvres mathématiques des
xvii
e et xviii
e siècles européens. Cette
conjonction permet de mieux rendre compte des continuités et de ruptures,
ces dernières ne se situant souvent pas où on les
pensait
[8].
Un autre
thème ou problème, particulièrement souligné par
Rashed, est celui de l’
« application des
mathématiques », terme consacré depuis
l’Antiquité jusqu’au xviii
e siècle à
des sciences comme l’optique géométrique ou
l’astronomie. Il faudrait évoquer ses riches travaux sur ces sujets
et notamment sur le premier, qui commencent avec sa série
consacrée à l’optique selon Ibn al-Haytham (Alhazen). Pour
la réflexion sur ce thème, je renvoie notamment à
l’article « Lumière et vision : l’application
des mathématiques dans l’optique d’Ibn
al-Haytham »
[9]. On y
comprend comment l’« application des
mathématiques » pouvait être un enjeu pour la
connaissance de l’optique comme science propre, même sans
qu’il fût question de se prononcer sur la nature de la
lumière (plus précisément, sur ce qui fait sa
nature
physique). Il ressort de l’analyse de Rashed que l’application
de la géométrie aux questions d’optique constituait un
blocage épistémologique pour une approche des
phénomènes lumineux en tant que tels, et qu’on doit à
Ibn al-Haytham d’avoir repensé l’optique à partir
d’une conception originale de la lumière, en
ré-évaluant le rapport entre optique géométrique et
optique physique. Nous en reparlerons plus bas.
L’astronomie
suscite, dans le même contexte, des considérations semblables,
concernant le rapport entre l’astronomie mathématique et
l’astronomie physique, portant sur la conception théorique (voir
celle d’Ibn al-Haytham étudiée par Régis Morelon), et
conduisant à une nouvelle conception de l’observation, telle que
celle développée par al-Tusi au xiii
e siècle.
Il est intéressant de voir ici
l’« application » s’accompagner d’un
changement de point de vue sur la science qui est l’objet de
l’application, ce qui déjà la fait déborder le statut
d’une simple « application » dans le sens banal. Le
terme « applications des mathématiques », qui reste
malgré tout satisfaisant pour les connaissances et les méthodes de
cette époque, ne le sera plus ultérieurement, lorsque se
constitueront l’une après l’autre les sciences
mathématisées du monde physique, en commençant par la
mécanique et l’astronomie, avec l’élaboration de
leurs principes et de leurs concepts et grandeurs propres. Au xviii
e siècle, concernant la physique, ce n’est plus tant
d’« application » qu’il s’agit, mais de
« constitution mathématique de la physique »,
même si une telle expression n’existe pas encore (on parle alors de
« mathématiques mixtes », puis de
« sciences physico-mathématiques »). D’Alembert
utilise, certes, le terme « application » pour
désigner l’importation des éléments d’une
branche des mathématiques dans une autre, comme, par exemple,
l’« application de l’algèbre à la
géométrie », comme dans la géométrie des
courbes, qui « demande nécessairement l’usage de
l’algèbre », mais à condition d’expliciter
« les principes de cette
application »
[10].
Celle-ci s’effectue dans la mesure où il s’agit
d’exprimer des rapports de volumes, de surfaces, de lignes en termes de
rapports de grandeurs. D’Alembert parle aussi de
l’« application de la géométrie et du calcul
[différentiel et intégral] aux phénomènes de la
nature », en quoi consistent les « sciences
physico-mathématiques », et il souligne
régulièrement qu’elle est soumise à des conditions
qui tiennent à la nature physique de ces phénomènes et des
objets considérés. Ces applications successives s’effectuent
selon le chemin inverse de l’abstraction, par reconstruction allant des
objets les plus simples aux plus
complexes
[11].
On voit par
là que le sens du mot « application » tel qu’il
est utilisé dans ces expressions au siècle des Lumières est
autre que son acception immédiate (directe), et ce n’est
déjà plus tant une
application qu’une
imbrication, surtout lorsqu’il est question des corps physiques,
avec d’abord la science du mouvement. Les grandeurs qui les
décrivent ne sont pas données dans une transparence
mathématique, mais sont
constituées par des relations
mathématiques (comme dans la définition de
l’accélération et des forces accélératrice et
motrice, proposées par d’Alembert dans le
Traité de
dynamique à partir de considérations physiques sur les
grandeurs d’espace et de temps, et de la nature mathématique des
grandeurs continues et différentiables utilisées, définies
à partir de ces
dernières)
[12].
Poursuivons notre inventaire des thèmes philosophiques dans le domaine
des sciences arabo-islamiques. Celui de«
l’analyse et
la synthèse » est très central, considérant
les sciences de l’époque, mais aussi ses antécédents
et ce qui en serait promis à la postérité, au
xvii
e siècle (considérant par exemple, les
pensées de Descartes et de Leibniz, mais aussi la référence
qu’y fait Newton dans ses
Principia, en liaison à sa
conception des rapports entre la mécanique et la
géométrie), et ultérieurement, notamment au
xviii
e siècle. C’est un thème
« à la frontière des mathématiques, de la logique
et de la philosophie », comme l’écrit R. Rashed, qui a
notamment donné deux textes qui lui sont expressément
consacrés, séparés par un assez grand intervalle de temps,
marquant la constance de la préoccupation et un approfondissement du
thème à la faveur de l’élargissement de la
connaissance des œuvres. Ce sont, d’une part, de 1991,
« L’analyse et la synthèse selon Ibn
al-Haytham » et, plus récemment, en 2002,
«
L’Art analytique : entre histoire et philosophie
des
mathématiques »
[13].
Les questions abordées sont en réalité traversées
par deux thèmes. L’un relève de
l’épistémologie des mathématiques, et concerne
l’existence et la construction de solutions : nous y
reviendrons à propos du problème de la rationalité
mathématique. L’autre, philosophique, se rapporte au fait de
pouvoir penser ce qui n’était pas jusqu’alors pensable, et
concerne un « art analytique » dont l’exigence
n’est pas sans évoquer pour nous l’idée de
«
mathesis universalis » au sens de Descartes. Il se
rapporte au problème de la découverte et des conditions, sur la
rationalité, de l’invention de connaissances nouvelles : nous
y reviendrons aussi.
La pensée des
rapports entre les
mathématiques et philosophie, chez les savants et les philosophes de
l’époque considérée, constitue un autre thème.
La préoccupation pour l’analyse et la synthèse s’y
rattache, mais il comporte aussi, plus généralement, des approches
explicitement philosophiques d’autres savants, comme, par exemple,
Avicenne (avec l’étude « Mathématique et
philosophie chez
Avicenne »
[14]. Et encore,
la pensée et l’œuvre d’al-Kuhi,
prédécesseur d’Ibn al-Haytham, réfutant des
conceptions aristotéliciennes à l’aide de notions
géométriques. Al-Kuhi donne, en particulier, un argument
géométrique de type projectif (à savoir la correspondance
à l’aide d’un mouvement géométrique
réalisé par un « compas optique » entre les
points d’un demi cercle et les points d’une branche
d’hyperbole), pour mettre en défaut la doctrine
aristotélicienne de l’infini. On peut également mentionner
les relations étroites qui existent alors entre la pensée de
l’analyse combinatoire et la métaphysique (étudiées
par Rashed dans son article « Combinatoire et
métaphysique »
[15].
D’autres thèmes, plus généraux, s’imposent
d’eux-mêmes, tels que celui de la
critique de la notion de
science occidentale (étudié par Rashed dès ses
premières recherches), et les perspectivesouvertes par la prise
en compte de «
la diversité culturelle » sur
l’exacte appréciation, et peut-être les
re-définitions, de notions comme celles de science,
d’universalité, etc. Je ne les reprendrai pas ici, mais ils
constituent une dimension importante des leçons que l’on peut tirer
de ce domaine de l’histoire des
sciences
[16].
Je rajoute
in fine un autre thème, annoncé dans l’introduction,
préparatoire aux réflexions sur la rationalité :
Le
problème de la nouveauté et de la découverte en
science. C’est à lui que j’en viens maintenant, en
manière d’introduction aux développements qui vont suivre.
3. Le problème des
Découvertes
Le thème de la
découverte est
d’une importance première dans les travaux de Roshdi Rashed sur les
sciences arabo-islamiques, avec celui de la
transmission que nous avons
mentionné précédemment. C’est, en effet, l’un
des apports considérables de ses travaux d’avoir montré que
l’héritage des mathématiques de cette tradition ne fut pas
seulement, comme les commentateurs l’ont longtemps prétendu,
d’avoir été un intermédiaire entre la pensée
grecque et la renaissance et la science classique européennes. Cependant,
l’on n’a pas encore tiré les leçons philosophiques de
ces faits historiques. Mais c’est là une situation assez
générale, qui tient à l’histoire et à
l’état présent des rapports entre histoire des sciences et
philosophie des sciences. Si la découverte reste une
réalité factuelle indéniable en histoire des sciences,
celle-ci étant à proprement parler faite de découvertes qui
renouvellent les sciences et les font progresser, il s’en faut que ce
processus, inhérent à toute science vivante et à toute
activité scientifique, ait été considéré en
tant que tel par la philosophie. Il est vrai que la possibilité
même de la découverte de connaissances nouvelles, qui comprend
l’extension du champ de ce qui est connu, mais aussi la
réorganisation des connaissances acquises quand elles sont placées
sous un nouveau point de vue, pose le problème de la
rationalité de ces connaissances, notamment dans le processus
même de leur surgissement. Si, comme l’a considéré la
plus grande partie de la philosophie des sciences contemporaine, la
rationalité digne de l’attention de la philosophie se ramène
à la seule logique, il reste évidemment peu de place pour une
philosophie de la découverte, et encore moins de la création,
scientifique.
La notion de découverte et de nouveauté dans
les connaissances est évidemment d’une importance première
en histoire des sciences et, à cet égard, l’histoire des
sciences arabes ne fait pas exception. Il est clairement établi
désormais, notamment par l’œuvre de R. Rashed pour
l’histoire des mathématiques, que le champ des mathématiques
arabes est fait de découvertes, et non seulement de traductions et de
transmissions. (Voir, par exemple, l’« invention de
l’algèbre » et ses
« renouvellements » à la rencontre de
l’arithmétique et de la
géométrie
[17]).
D’un autre coté, dans l’« entre-deux » de
l’histoire des sciences et de la philosophie des sciences, la notion de
« paradigme » au sens de Thomas Kuhn dénie pour la
« science normale », toute importance à la notion de
découverte. « La science normale ne se propose pas de
découvrir des nouveautés, ni en matière de théorie,
ni en ce qui concerne les faits, et, quand elle réussit dans sa
recherche, elle n'en découvre pas », déclare
l’auteur de
La structure des révolutions
scientifiques[18]. On est en
droit de se demander ce que donnerait une lecture kuhnienne du champ des
sciences arabes. On parlerait de science normale, aristotélicienne,
ptoléméenne, euclidienne, de traduction, et on omettrait
d’aller y regarder de près. Or, il est désormais
démontré que la science, et notamment les mathématiques,
bouge beaucoup entre le ix
e et le xiii
e siècle, au
Sud de la Méditerannée, sans qu’on puisse parler de
révolution pour autant, sauf peut-être, on le verra, pour
l’optique d’Ibn al-Haytham, encore qu’elle ait
été masquée par la persistance d’une manière
traditionnelle de présentation. Il faudrait peut-être
d’ailleurs examiner sous cet angle d’autres innovations trelatives
à l’algèbre, à la géométrie
algébrique : s’agit-il de révolutions au sein de la
tradition ? Mais, de fait, la catégorie de « science
normale » se révèle, ici comme en bien d’autres
situations, inutilisable.
Par ailleurs, la question de la
découverte est fort peu prise en compteen philosophie, pour des
raisons diverses
[19], mais dont une
raison est la difficulté inhérente à la
problématique de la « nouveauté » même,
dont le concept semble se détruire de lui-même, assimilé
dans la pratique et la reformulation dès sa première apparition.
Il est fréquent que les savants qui innovent n’aient pas
eux-mêmes conscience de la nature de leur innovation. L’importance
d’un élément réellement nouveau apparaît
surtout au niveau structurel d’un ensemble de modifications, comme on le
verra sur le sujet qui nous retient aujourd’hui.
On peut
évoquer, parmi de multiples cas, celui de l’apparition de l'analyse
locale et de la dérivée dans l'oeuvre
d'al-Tusi
[20], qui représente
un important chaînon dans le développement de la
géométrie algébrique après al-Khayyam, entre
Appollonius et Descartes. Al Tusi instaure l'analyse locale et analytique des
courbes, introduit l'utilisation des transformations affines, étudie les
maxima d'une fonction au voisinage d'un point, et donne pour la première
fois la forme de ce que l'on appellera plus tard la dérivée, en
l’utilisant de façon systématique (c’est une
dérivée muette, présente dans les faits, mais sans les
dénominations, sans le concept). Un élément de
nouveauté se trouve effectivement présent, mais comment le
caractériser sans anachronisme ? Son importance passa (probablement)
inaperçue sur le moment, bien qu'il ne s'agisse de rien de moins que de
l'invention d'un nouvel objet mathématique. Elle est également
inaperçue d'une approche historique
a-posteriori qui prend son
information et ses critères d'une tradition établie
différemment
[21].
L’algèbre
d’al-Kwarizmi est un autre cas d’école. Sa nouveauté
est d’être une véritable « pensée de
l’algèbre » (l’expression est de R. Rashed), se
démarquant de la tradition arithmétique précédente,
caractérisée par l’autonomie, et la
généralité (de l’inconnue, mais surtout des
opérations, accomplie par les successeurs d’al-Kwarizmi, par
l’« arithmétisation de
l’algèbre »), et l’unité. R. Rashed parle,
précisément, de «
la nouveauté du type de
rationalité mathématique » acquise avec
l’algèbre de
al-Kwarizmi
[22]. Et, à propos
de l’œuvre d’al-Tusi qui, parti du programme de Khayyam,
développa l’étude locale et analytique, il emploie
l’expression de « nouvelle phénoménologie de
l’objet
mathématique »
[23].
Le point de vue que nous adopterons ici est celui d’une
rationalité de la découverte, considérée dans
son historicité même. Cela nous oblige à quelques
considérations générales préliminaires sur la
question de la rationalité.
4. La question de la rationalité
Tour d’abord, il faut constater que l’on parle bien,
avec quelque raison, non pas d’une rationalité, mais de
rationalités diversifiées (par exemple, les rationalités
mathématiques, ou les rationalités scientifiques. Elles
diffèrent suivant les champs disciplinaires (selon la
spécificité des critères de scientificité pour
chacun), suivant les périodes historiques, les contextes de culture. Mais
aussi suivant les approches individuelles, dans un champ de problèmes
donnés et communément accepté. On peut aussi
considérer spécifiquement la rationalité d'un
problème ou d'un champ de problèmes donnés, et tenir compte
de la diversité des approches scientifiques possibles relatives à
un même champ de rationalité ; on ne saurait non plus oublier
que la découverte d'un élément nouveau de connaissance
résulte toujours d'une approche singulière.
Jean
Ladrière parle à cet égard du
«
polymorphisme de la raison » et de son
«
historicité intrinsèque », indiquant
que « la raison se construit dans les pratiques en lesquelles elle se
reconnaît et elle se découvre elle-même en se
construisant. ». A quoi il ajoute : « La science joue
un grand rôle dans ce processus d'auto-constitution de la raison. Dans la
forme de rationalité qu'elle met en œuvre se révèlent
des traits essentiels de la raison, qui s'imposent à la réflexion
comme des données particulièrement
significatives »
[24].
C’est
pourtant un aspect que la « philosophie scientifique » du
xx
e siècle a largement ignoré, si l’on excepte
quelques auteurs, parmi lesquels le Bachelard du
Rationalisme
appliqué, Ladrière avec
Les enjeux de la rationalité
(Le défi de la science et de la technologie aux cultures) [25] et quelques autres, en fin de compte
assez peu nombreux. Ladrière montre comment, même avec les
définitions assez étroites (à mes yeux) du courant
analytico-poppérien, la raison et la rationalité dépassent
les critères que l'on peut en
proposer
[26]. Lui-même,
toutefois, se restreint à ces courants dans son analyse de la
rationalité scientifique, et il ne mentionne pas la possibilité
d'en apprendre plus sur la rationalité par l'histoire des sciences
d'autres périodes et d'autres cultures.
Si l’on peut parler
à bon droit de diversité des formes rationnelles, de
« rationalités régionales » (Bachelard), voire
de « polymorphisme de la raison » (Ladrière),
c’est que la raison n'est pas une entité fermée, un
système clos. Avant tout structurelle et fonctionnelle, elle est ouverte
sur une nécessité qui lui échappe. Nous ne savons pas
caractériser la raison d'une manière totalement analytique, bien
que nous sachions comment elle fonctionne, à l'usage. La raison est une
fonction de l'esprit. Elle nous échappe en ce sens que nous ne sommes pas
maîtres de sa définition, de la direction qu'elle nous fait prendre
par rapport à de nouvelles ou futures utilisations d'elle, et par rapport
à la conception que nous nous faisons et nous ferons d'elle.
Plus
précisément, elle comporte une dimension critique, et ce
« principe de criticisme », dans l’ordre cognitif, est
« ordonné à une visée de
vérité »
[27],
qui non seulement la fait juger de la validité de propositions (telles
que des énoncés de problèmes et de leurs solutions), mais
encore s’intéresse à leur plus grande
intelligibilité. Ces jugements sont sous-tendus par d’autres
éléments cognitifs fonctionnels, mais qui peuvent rester
implicites, tels que l’idée d’adéquation de la
représentation à son objet, celle de mise en rapport
(signification originelle de l’
analogie), celle
d’unité qui sous-tend le mouvement de toute la pensée
représentative vers une plus grande intelligibilité, mais aussi
celles de distinction et de différence, d’ailleurs liées
à l’idée d’analyse dont nous aurons à reparler,
car elle est singulièrement éclairée par les
mathématiques.
Une philosophie de la rationalité et de
l’invention mathématique rendrait explicites les changements
survenus dans l’activité cognitive, et en particulier dans les
sciences, en termes des propriétés de l’entendement, qui
constituent les structures de la rationalité. Elle y chercherait les
conditions de possibilité de ces changements. Mais les philosophes
actuels, s’ils constatent les changements dans les connaissances, ne les
rapportent que très rarement à des modifications dans la structure
de la raison elle-même, qu’ils auraient plutôt tendance
à considérer comme immuable. Pendant des décennies
l’on parlait, pour la dénier, de « logique de la
découverte », identifiant logique et raison ou raisonnement, et
la logique étant immuable, ainsi que Kant la définissait comme
« un canon pour l’entendement ou la raison, applicable à
toute pensée et susceptible de
démonstration. »
[28]
La raison reste encore elle-même difficile à penser en tant
que structure mentale fonctionnelle et sujette à des modifications. Il
semble que l’on confonde ici la fonction et les formes, qui feraient la
structure, et les garanties de l’entendement. Modifier la forme ferait que
la structure se délite. Et cependant bien des faits de la
réalité et de l’expérience humaine montrent que les
formes conçues comme étant celles de la raison ne sont pas les
mêmes partout et ne sont pas immuables, mais que la fonction
correspondante reste universelle (elle est attestée par la
possibilité de communiquer et par l’égalité des
capacités potentielles de chacun : elle reste, en somme, selon le
mot de Descartes, « la chose du monde la mieux
partagée »).
L’histoire des sciences, et en
particulier celle des mathématiques, montre un élargissement sans
cesse plus grand de leur champ, de leurs objets, des types de relations entre
ces objets et de leurs transformations, des passages d’un domaine des
mathématiques à un autre, témoignant pour une unité
des mathématiques qui se révèle chemin faisant et qui
s’éclaire plus encore après coup. Au soubassement de ces
changements se tiennent les structures des rationalités
mathématiques qui fondent l’intelligibilité, et c’est
la demande d’intelligibilité qui constitue le moteur immanent du
progrès des mathématiques. Autant dire que
l’élargissement du champ des mathématiques (parmi les
sciences) est suscité par des modifications des normes
d’intelligibilité qui sont elles-mêmes corrélatives de
modifications et d’affinements des formes de rationalité
mathématique (et il en va, semble-t-il, de même pour les autres
sciences, selon leurs rationalité propres).
La rationalité
ne concerne pas seulement la
rigueur (qui se tient du côté
de la logique), mais aussi l’
intuition, par laquelle
Poincaré considérait que le monde mathématique a à
voir avec le réel
[29], et qui
est impliquée dans l’invention, sans laquelle il n’y aurait
pas de mathématiques. L’intuition permet de « combler
l’abîme qui sépare le symbole de la
réalité ». Hilbert, Cavaillès,
considéraient également l’intuition comme permettant
d’atteindre les
contenus des mathématiques. Dans la
considération des contenus, le logique est débordé par le
rationnel, et celui-ci travaille sur des objets (abstraits) donnés dans
l’intuition
[30].
Cavaillès situait l’assise fondamentale des mathématiques
dans leur construction
même
[31]. Cette construction
opère rationnellement, ce qui garantit leur objectivité comme
celle du devenir mathématique.
Ces mathématiques, comme
contenus de connaissance, portent une nécessité immanente, dont
Cavaillès proposait de rendre compte par une
philosophie du
concept. La question restait cependant posée du rapport entre la
philosophie du concept et les conditions de possibilité, dans la
structure du rationnel lui-même, de l’élaboration de
nouvelles idées théoriques. Je tente, pour notre part, d’y
répondre en admettant un développement extensif des formes de
rationalité mathématique, qui se transforme tout en gardant sa
fonction, c’est-à-dire en maintenant ce qui fait son
identité même, mais aux propriétés élargies.
Cela garantit une telle conception de la pluralité des
rationalités, mathématiques et autres, contre toute espèce
de relativisme, en particulier en raison de l’immanence de ce mouvement
qui réalise une propriété nécessaire de la raison.
Cette considération est étayée sur les leçons de
l’histoire des mathématiques
elles-mêmes
[32]. Soit dit en
passant, c’est précisément sur une conception de cette
nature que, me semble-t-il, se fonde R. Rashed dans sa pratique et sa
méthode de recherche, étudiant la logique des raisons à
l’œuvre dans l’histoire des mathématiques, et en faisant
un instrument heuristique de découverte en histoire des
sciences.
Il en va de manière assez semblable dans le domaine des
sciences de la nature, notamment la physique, qui présente probablement
ces traits sous la forme la plus simple (et la plus proche dans son expression
des mathématiques, surtout pour la physique moderne et contemporaine,
d’expression très mathématisée) :
l’élargissement de son champ, de ses objets et de ses
méthodes est également corrélatif de modifications
structurelles des rationalités en jeu. L’un des facteurs de cet
élargissement est
l’assimilation rationnelle
d’éléments d’origine empirique : un fait
d’abord constaté mais incompris, inexpliqué, nous devient,
par suite d’une assimilation rationnelle, intelligible. On le voit, par
exemple, avec (dans le domaine de la modernité) l’attraction
newtonienne à distance, qui dérange d’abord, puis devient
principe d’explication d’une théorie aussi puissante que la
mécanique céleste (notamment aux xix
e et
xix
e siècles). Ce n’est évidemment pas le
rationnel qui s’est dissous dans l’empirique, mais le fait ou
l’hypothèse empirique qui a changé de nature en devenant
rationnel, assimilé par une rationalité constructive qui, ce
faisant, change elle-même dans sa forme, tout en gardant sa fonction
d’intelligibilité
[33].
Sans être exhaustifs, nous pouvons tenter de caractériser
quelques uns des facteurs d’évolution des formes de la
rationalité, en nous en tenant à l’ordre cognitif, dans le
domaine des mathématiques arabes.
5. Problèmes et solutions :
figures de la rationalité
mathématique
Le champ des sciences arabo-islamiques, en particulier des
mathématiques telles qu’elles nous ont été
révélées récemment par les travaux de Roshdi Rashed,
de ses collègues et de ses élèves, fournit de nombreux cas
qui présentent des traits du genre auquel nous venons de faire allusion,
et se laissent assez facilement analyser de la manière indiquée.
J’en choisirai deux, particulièrement illustratifs des
rapports entre des découvertes fondamentales, structurelles, et
l’élargissement des formes de rationalité
mathématique.
Le premier exemple concerne l’optique
d’Ibn al Haytham (Alhazen). Ce savant des x
e-xi
e siècles inaugura une nouvelle méthode de penser le rapport des
mathématiques et de la physique, ou du moins cette part de la physique
qu’est l’optique, lorsqu’il formula le principe de la
propagation rectiligne de la lumière, « pour la première
fois (...) en toute généralité » selon les mots
de R. Rashed qui lui a consacré de pénétrantes
études et nous a donné des éditions commentées de
ses textes, avec traduction en
français
[34]. Ibn al Haytham
se proposait, dans son
Livre de
l’Optique[35], de
« composer mathématiques et physique », au niveau du
monde sublunaire, et il y parvint en mettant en évidence les
conditions physiques requises pour
traiter
géométriquement les rayons lumineux. Pour ce faire, il
procéda à ce que R. Rashed décrit à juste titre
comme un « renversement du point de vue traditionnel », en
remettant en cause la doctrine en vigueur du « rayon
visuel », qui constituait une sorte d’obstacle
épistémologique à la prise en considération du
caractère physique et de la matérialité de la
lumière, et de sa propagation en ligne droite. Il considéra la
lumière non plus comme une
émanation de l’œil,
comme dans la doctrine traditionnelle depuis l’Antiquité du
« rayon visuel », mais comme une
entité (dans
son vocabulaire aristolélicien, une « qualité
substantielle » ou « accidentelle »), qui se
propage des corps lumineux ou illuminés vers
l’œil
[36].
Ibn al
Haytham dégageait ainsi le problème de la propagation de la
lumière de celui de la vision, en séparant les conditions
respectives de l’une et de l’autre. Il était dès lors
possible de formuler les propriétés qui font la
matérialité de la lumière (de l’« agent
lumineux ») et les caractères de sa propagation, de sa
réflexion, de sa réfraction, en faisant appel à des notions
comme celles de corps opaques ou transparents, etc. Ibn al-Haytham
caractérise la lumière comme matière « de
feu », en invoquant l’expérience de l’inflammation
d’objets sur lesquels elle est concentrée. C’est aussi
l’expérience qu’il invoque pour conclure à sa
propagation rectiligne (rais de lumière sortant d’une ouverture,
visée à l’aide d’une règle le long d’un
rayon lumineux), et aux propriétés de la réflexion par les
corps opaques et de la réfraction dans les corps
transparents
[37].
En quelque
sorte, c’est la formulation (argumentée rationnellement et sur une
base expérimentale) du caractère physique de la lumière, et
indépendant de la vision, qui a permis à Ibn al Haytham de
formuler une optique qui est en même temps physique et
géométrique. L’optique physique fournit le support
matériel de l’optique géométrique et en garantit la
légitimité. R. Rashed indique que, dans cette nouvelle conception,
« le rapport entre géométrie et optique est un
isomorphisme de structure, et nullement une synthèse » comme on
le concevait avant ce savant. « Désormais »,
écrit-il, « l’optique géométrique peut
être interprétée en termes d’une optique physique qui
assure l’existence et l’indépendance de l’agent
lumineux et fonde ses
propriétés »
[38].
Les propriétés de la lumière sont désormais
posées comme étant de nature mécanique, dynamique, et son
mouvement conçu en analogie avec celui d’un corps grave :
c’est par ce côté, et par la réflexion et la
réfraction de la lumière (dont les caractéristiques,
également étayées sur l’expérimentation, sont
interprétées en analogies aux chocs et aux mouvements des corps),
que les mathématiques sont introduites en optique physique (même si
cet usage de l’analogie reste ici assez flou).
On ne saurait je
crois, surestimer l’importance de l’innovation introduite par Ibn al
Haytham en optique. C’est bien d’une véritable
révolution de la pensée de l’optique qu’il
s’agit, et l’on pourrait sans doute à bon droit qualifier le
changement de perspective qu’il introduit de
« copernicien », et parler de
«
révolution copernicienne » (avant la
lettre), bien que le terme n’ait pas été, à ma
connaissance, employé à son égard. On y trouve le
même décentrement par rapport à l’homme, observateur
ou sujet de la connaissance, avec la mise à distance de l’objet
étudié comme autonome, la soumission argumentée à
des lois mathématiques, et l’ouverture d’un nouvel univers
pour la pensée scientifique, avec les innombrables conséquences
qui en résulteront...
Le commentaire que l’on peut en faire
du point de vue de la question de la rationalité s’impose de
lui-même. Par delà la levée d’un « obstacle
épistémologique » (qui ne peut être jugée
qu’
a posteriori), on constate, dans les modalités de cette
pensée en acte, un élargissement de la perspective qui
dégage, en le formulant comme tel, un objet de science dans sa
matérialité et dans son autonomie, et en même temps dans sa
capacité à être étudié et décrit, y
compris à être conçu selon la géométrie, comme
on le fait des corps par leurs figures, tout en ignorant quelle est exactement
sa nature physique substantielle ou accidentelle... Autrement dit, une forme
nouvelle de rationalité se fait jour, qui rend possible la pensée
d’une
optique physique (à travers la
matérialité du rayon lumineux et les propriétés des
corps qui lui sont associés) concomitante d’une
optique
géométrique, dont elle constitue, en quelque sorte le
support.
J’emprunterai le second exemple à l’histoire
des mathématiques, et au même Ibn al Haytham, qui fut
véritablement un savant universel, de la carrure des plus grands. Cet
exemple se rapporte à un autre facteur d’évolution de la
rationalité, dont on trouverait d’autres cas pour d’autres
problèmes et d’autres moments historiques (y compris en dehors du
seul domaine des mathématiques), à savoir la
résolution de problèmes qui paraissaient
insolubles tant que l’on n’avait pas dépassé
les limites étroites de leur formulation en un état cognitif
donné. L’histoire des mathématiques en fourmille
d’exemples, des nombres irrationnels des Grecs aux fonctions fuchsiennes
de Poincaré, ou à la manière de ce dernier de
« penser autrement » les solutions des systèmes
d’équations différentielles (en développant
l’« approche qualitative » des problèmes par
l’étude du comportement des solutions et des familles de
solutions). On en trouve aussi maint exemples dans le développement des
mathématiques arabes. Dans telle étude des problèmes
solides dont il cherche les solutions par l’intersection de coniques,
où il s’interroge sur l’existence des solutions en
étudiant le comportement à l’infini
(c’est-à-dire les asymptotes de l’hyperbole utilisée),
Ibn al-Haytham fait montre d’une inventivité d’une nature
assez semblable, qui modifie les données initiales du problème en
les transformant, ouvrant ainsi la voie de solutions inédites.
Ibn
al-Haytham aborde ces problèmes dans ses deux traités successifs
L’analyse et la synthèse et
Les Connus, que R. Rashed
examine dans son étude de 1991 sur « L’analyse et la
synthèse selon Ibn al
Haytham »
[39]. Il a
prolongé tout récemment ce travail par un autre, sur
« L’art analytique : entre histoire et philosophie des
mathématiques », qui prend en compte les travaux de disciples
et successeurs d’Ibn al-Haytham, dont il a entre-temps, découvert,
étudié, traduit et publié les œuvres
[40]. Dans son premier essai, R. Rashed
étudie la pratique mathématique d’Ibn al-Haytham et de ses
prédécesseurs de langue
arabe
[41], qui traitaient de
problèmes non constructibles à la règle et au compas, mais
pouvant l’être à l’aide de coniques ou de courbes
transcendantes. Jusqu’alors la construction par règle et compas
assurait d’elle-même l’existence, qui était
« en quelque sorte définie par la
construction »
[42]. Mais
le dépassement de la construction géométrique des points
d’une courbe à l’aide de la règle et du compas
dissociait ces deux notions mathématiques, que la nouvelle situation
rencontrée obligeait désormais à distinguer.
C’est chez Ibn al-Haytham qu’apparaît la
nécessité de justifier l’existence d’une solution
après avoir résolu la construction, de « transformer la
construction en preuve logique d’existence ». Cela demandait de
recourir à des considérations sur les
« propriétés primordiales des courbes », qui
relèvent d’une géométrie de situation, d’une
« proto-topologie »
[43].
De tels objets sont des « objets inexprimables » du point de
vue mathématique même et du point de vue méthodologique,
« car ces propriétés primordiales doivent être ou
bien postulées, ou déduites d’autres
propriétés elles-mêmes
postulées »
[44] (voir la solution de pbs solides par Ibn al-Haytham, évoqués plus
haut). Autrement dit, il fallait
inventer autre chose que ce que
l’on connaissait en mathématiques.
C’est ce qui
ressort clairement des analyses qu’en donne R. Rashed, notamment dans le
texte sur « L’analyse et la synthèse selon Ibn
al-Haytham »
[45]. Il
montre comment cette innovation met en jeu de nouvelles notions - qui sont en
fait des concepts -, comme l’intérieur et l’extérieur
d’une courbe, la concavité ou la convexité, le comportement
asymptotique, ainsi qu’une notion implicite mais effective, celle de
continuité. Cette dernière est mise en œuvre par un
recours au mouvement en géométrie, posé dès la
définition même des objets. Il s’agit donc d’une
pensée différente des objets de la géométrie, qui
revient, selon notre perspective, à
modifier le substrat du
rationnel qui fonde l’intelligibilité des figures et de leurs
propriétés. Si le mouvement coordonné (à vitesse
uniforme selon deux directions) par lequel on construit les courbes est ainsi
amené à pénétrer « les notions primitives
de la géométrie », c’est en raison de
l’exigence posée que les objets de la géométrie sont
invariants dans les transformations dues au mouvement, ce qui leur
confère un statut
d’existence
[46].
C’est ainsi, par exemple, qu’Ibn al-Haytham définit la
droite comme « la ligne telle que si on fixe deux quelconques de ses
points et si on la fait tourner, sa position ne change pas ». Un effet
de cette introduction effective de la continuité par le mouvement est de
l’amener à utiliser des « propriétés
appartenant à une géométrie de situations, ou [...]
propriétés topologiques », selon les termes de R.
Rashed. Ces nouvelles approches qui correspondent à une nouvelle
configuration d’intelligibilité entraînent des
conséquences sur les problèmes abordés, mais aussi, plus
généralement, une autre manière de penser en
géométrie avec des effets durables, tels que le rôle du
concept de continuité, mais peut-être aussi l’idée
d’invariance des figures dans les transformations d’espace.
« Le connu chez les mathématiciens est ce qui ne change
pas », exposait Ibn al Haytham, et l’existence était
assurée par l’invariance dans de tels mouvements. Il faudrait aussi
se reporter à d’autres textes d’Ibn al Haytham
, ses
Commentaires sur les postulats des Eléments d’Euclide et ses
Doutes sur la résolution des doutes dans les Eléments,
cités par Boris A. Rosenfeld et Adolf P. Youschkevitch, dans le chapitre
sur la géométrie de l’
Histoire des sciences
arabes[47]. Dans le second de
ces textes, Ibn al Haytham écrit, en se référant au
premier : « Nous nous sommes assurés dans les
Commentaires sur les postulats, de l’existence mathématique
des quantités telles que les solides, les surfaces et les lignes ;
ils existent dans l’œil de l’esprit et cette existence se fait
en faisant abstraction des corps palpables ». Et :
« Les choses qui existent en imagination existent vraiment et
absolument, car la forme qui se façonne elle-même dans
l’imagination est réelle puisqu’elle ne disparaît ni ne
change. » Cette autre façon de penser l’existence
mathématique est évidemment corrélative
d’implications philosophiques, et concerne directement la
rationalité mathématique sous-jacente à ces
approches.
Il n’est pas exclu de penser que cette manière
d’aborder la géométrie en relation au mouvement aura eu une
influence sur la postérité, d’une part par son effet sur la
pensée du mouvement en tant que tel, qui fait intervenir le temps
(déplacements dans l’espace suivant le temps), et d’autre
part par sa distinction ultérieure d’avec les déplacements
seulement spatiaux à quoi s’en tiendraient les
considérations de la géométrie proprement dite.
L’idée de formuler la continuité par le mouvement serait
centrale dans l’élaboration par Newton de sa
géométrie temporelle infinitésimale, la doctrine
« des premières et dernières raisons des
grandeurs », équivalent géométrique de sa
méthode des fluxions mise en œuvre pour les problèmes de
mécanique
[48]. L’effet
de cette innovation newtonienne devait ainsi être double : la
formulation explicite de la mécanique comme science du mouvement des
corps dans l’espace et dans le temps, et la spécification
ultérieure
a contrario de la géométrie
indépendamment des variations temporelles. Ces effets seraient pleinement
pris en compte au xviii
e siècle, comme on le voit, notamment,
dans les considérations de d’Alembert, tant dans son
Traité de dynamique que dans ses articles de
l’
Encyclopédie.
Un des traits caractéristiques
de l’innovation que constituent ces nouveaux concepts mis en œuvre en
géométrie, c’est leur
cohérence les uns
vis-à-vis des autres et par rapport aux différents
problèmes abordés, dans tout le champ mathématique
concerné, dépassant la pensée d’un seul auteur. (Je
renvoie ici à quelques éléments évoqués au
début). La notion de
convexité, par exemple, tient un
rôle fondamental aussi bien chez Ibn al-Haytham que chez al-Tusi, guidant
ce dernier vers l’étude des
maxima et
minima des
courbes : en introduisant les transformations affines, il se trouva en
mesure d’écrire pour la première fois la forme de ce qui
devait être plus tard conceptualisé comme la
dérivée
[49]. Cette
cohérence signale l’aspect véritablement
systémique de cette nouvelle pensée
géométrique, aspect qui nous renvoie aux soubassements mêmes
de cette pensée, c’est-à-dire à la
structure de la
rationalité qui permet de la concevoir : il fallait bien que
cette structure se modifie en accompagnant le travail de création des
nouveaux concepts qui autorisaient une meilleure intelligibilité avec la
maîtrise des problèmes considérés.
Former de
telles notions, c’était penser l’impensable et en même
temps le fonder, comme le laisse entendre la co-formulation de l’existence
et de la construction des objets considérés, objets inexprimables
jusqu’alors. Cette opération s’accompagne de modifications de
l’intelligibilité qui la rendent effectivement possible, et qui
s’expriment directement par « une autre
manière » de caractériser l’existence des
solutions mathématiques..
Il n’est pas très
étonnant, dès lors, que ces innovations de structure en ce qui
concerne la connaissance, qui affecte la rationalité mathématique
correspondante, se trouvent réfléchies dans la pensée de
l’auteur lui-même en considération de portée
générale et méthodologique. C’est, selon R. Rashed,
l’intérêt des mathématiciens de cette période,
et notamment d’Ibn al Haytham, pour les « problèmes
inconstructibles » (à la règle et au compas), qui porte
ce dernier vers la question de l’analyse et de la synthèse.
« Les « connus » désignent des
propriétés invariables, indépendamment de la connaissance
que nous en avons. (...) [Ibn al Haytham écrit aussi dans
L’Analyse et la synthèse] que le but de l’analyste est
précisément d’aboutir à ces notions connues, et que
c’est seulement lorsqu’il atteint ces notions que sa tâche
s’achève et que la synthèse ppeut être engagée.
(...) La discipline géométrique qui porte sur “les
connus” semble donc être destinée à relier les
chapitres particuliers de la géométrie, ce qui la rend plus
générale et plus substantielle que chacun de ces
chapitres ». Cette discipline des « connus »
dessine avant l’heure des notions comme la géométrie
descriptive, la géométrie des coordonnées, la
proto-topologie. Ainsi, l’analyse et la synthèse (comme
métamathématique et perspective philosophique) se fonde sur une
discipline mathématique dont est esquissée la
nécessité, aux yeux d’Ibn al Haytham. Telle est la
conclusion de l’article de
1991
[50]. Mais il est indiqué
aussi qu’elles correspondent à une question plus
générale, posée par d’autres mathématiciens et
philosophes, aspect que développe la conférence de 2002
(« L’art analytique : entre histoire et philosophie des
mathématiques »), à la lumière de
l’étude de nouveaux textes révélés et
examinés depuis, d’autres mathématiciens, comme Ibn Sinan,
et de la position propre d’Ibn al Haytham par rapport à ceux-ci.
(Il s’agissait de l’extension de l’analyse et de la
synthèse au-delà de la seule
géométrie).
5. Remarques de conclusion.
Un autre facteur d’évolution de la rationalité
à considérer serait la réorganisation d’un
corpus de savoir rationnel en fonction de l’acquisition de nouvelles
connaissances. De telles réorganisations sont marquées ici encore,
et de manière flagrante, par leur caractère systémique qui,
comme dans le cas de figure précédent, laisse directement voir que
c’est la rationalité elle-même qui prend en charge, par sa
propre réorganisation, ces changements conceptuels et théoriques.
Des exemples de réorganisations de cette nature nous sont
également proposés dans le champ des mathématiques arabes,
par exemple lorsque l’algèbre, l’arithmétique, la
géométrie se rencontrent et se nourrissent mutuellement, ces
rencontres et nutritions mutuelles s’étendant également
à l’optique, à l’astronomie et à la statique
– plus tard, à la mécanique et aux autres sciences
physiques.
Il est possible de concevoir, par la connaissance historique
des faits de science indiqués et de nombreux autres semblables, que les
changements de concepts et de représentations, que l'on peut ramener au
niveau de l'entendement, par le jeu des objets et des opérations,
correspondent à des élargissements successifs des
éléments de rationalité dans la pensée, qui
permettent d'assimiler l’expérience des données, tant celles
des formes (ou objets formels) que celles du monde de l'empirie.
La
rationalité, qui caractérise les modalités de l'approche
scientifique et les contenus de science, n'est pas uniforme et univoque pour
tous, même dans la perspective d'un unité et d'une
universalité de la raison humaine. Le rationnel n'est pas univoque et
déborde largement le logique ; il peut prendre, dans les
modalités de la compréhension, appui sur l'intuition
intellectuelle, qui n’est pas formulable en termes explicites, et qui
porte sur des « conditions initiales » intellectuelles (pour
employer une métaphore malgré tout parlante) qui sont très
différentes selon chacun. On constate (par exemple, par des études
comparatives sur la diversité d'approches d'un même problème
scientifique à une époque donnée) l'existence, dans
l'activité et la pensée scientifique, de styles propres à
chaque savant, à chaque chercheur, correspondant à
différentes manières d'assimiler les savoirs disponibles ou
reçus et de concevoir et formuler les problèmes à
résoudre. Cette diversité de styles correspond à
différentes manières de comprendre l'ensemble des aspects d'un
champ scientifique donné, de s'en donner l'intelligibilité, et
d’exercer ses capacités créatrices.
Cette
diversité pose le problème de l'objectivité et de
l'unicité de la connaissance scientifique : pour la connaissance
acquise, certes, mais surtout dans la mesure où elle pointe vers son
futur. Ce futur est non déterminé, ce qui laisse devant la
pensée objectivante la marge d'une ouverture, parfois béante,
à ce qui n'est pas encore connu.
Il reste, malgré les
nombreuses question non résolues sur ce thème, que le rationnel,
même différent, modifié, nourri
d’éléments venus du monde empirique, garde la
capacité d'être reconnu pour tel (rationnel), moyennant des
traductions de l'une à l'autre de ses formes. Et que c’est cette
propriété qui donne la possibilité de décrire et de
communiquer les connaissances scientifiques acquises, y compris quand nous
tentons de comprendre les œuvres de science écrites dans un tout
autre contexte historique, et que nous éprouvons, selon les jugements de
notre propre entendement, que nous comprenons leurs raisons.
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[1] équipe REHSEIS
(UMR 7596), CNRS et Université Paris 7-Denis Diderot, Centre Javelot,
F- 75251 Paris-Cedex 05. Courriél :
paty@paris7.jussieu.fr
[2] Michel
Paty, La tradition mathématique arabe,
Archives de Philosophie 50, 1987 (cahier 2, avril-juin), 199-217 (Paty [1987]) ; Repris dans M.
Paty,
L’analyse critique des sciences, ou le tétraèdre
épistémologique (sciences, philosophie,
épistémologie, histoire des sciences), L'Harmattan, Paris,
1990 (Paty [1990a]), chapitre 6, p. 87-104.
[3] J’avais publié
l’année précédente, dans la revue
La
Recherche, un article plus résumé sous le titre « La
tradition retrouvée des algébristes arabes », qui avait
suscité une correspondance polémique de la part du P. Pierre
Costabel, puis ma réponse :
La Recherche, 16, 1985 (n°
167, juin), 820-821 suivi d'une correspondance avec P. Costabel,
ibid.
(n° 169, septembre), 1103-1104) (Paty [1985])
.
[4] Voir, notamment, Gilles
Gaston Granger,
Essai d’une philosophie du style, Armand Colin,
Paris, 1968 (Granger [1968]) ; M. Paty, L'endoréférence d'une
science formalisée de la nature,
in Dilworth, Craig (ed.),
Intelligibility in science, Rodopi, Amsterdam, 1992, p. 73-110 (Paty
[1992]).
[5] M. Paty,
L’analyse critique des sciences, ou le tétraèdre
épistémologique,
op. cit. (Paty [1990]), chapitre
4.
[6] M. Paty,
Intelligibilité et historicité (Science, rationalité,
histoire),
in Saldaña, Juan José (ed.),
Science and
Cultural Diversity. Filling a Gap in the History of Science, Cadernos de
Quipu 5,México, 2001, p. 59-95 (Paty [2001]) ; Des
fondements vers l'avant. Sur la rationalité des mathématiques et
des sciences formalisées, Contribution au
Colloque International
«Aperçus philosophiques en logique et en mathématiques.
Histoire et actualité des théories sémantiques et
syntaxiques alternatives», Nancy, 30 sept.-4 oct. 2002, sous presse
(Paty [à paraître b]) ;
La raison créatrice et le
problème des fondements de la connaissance, en préparation
(Paty [en prép.]).
[7] R.
Rashed, Problems of the transmission of greek scientific thought into
arabic : examples from mathematics and optics,
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27, 1989, 199-209 (Rashed [1989]) ; repris dans R. Rashed,
Optique et
mathématique,
Recherches sur l’histoire de la pensée
scientiifique en arabe, Variorum, Ashgate Publ., Aldershot (UK), 1992
(Rashed [1992]), chap. 1.
[8] Roshdi Rashed, La périodisation des mathématiques classiques,
Revue de synthèse, 4è série, n° 3-4, 1987,
349-360 (Rashed [1987]) ; repris dans R. Rashed,
Optique et
mathématiques,
op. cit. (Rashed [1992]), chap. 8.
[9] R. Rashed,
Optique et
mathématiques,
op. cit (Rashed [1992]), chap.
8.
[10] R. Rashed,
Optique et
mathématiques,
op. cit (Rashed [1992]), chap.
4.
[11] Jean D’Alembert,
Essai sur les éléments de philosophie ou sur les principes des
connaissances humaines, Paris, 1758 ; Ré-éd., suivie des
Eclaircissements, par Richard N. Schwab, Olms Verlag, Hildesheim, 1965
(D’Alembert [1758]1965), p. 465. Voir aussi « Eclaircissement.
De l’application de l’algèbre à la
géométrie »,
in ibid., p. 341-345.
[12] D’Alembert
précise que « les différents sujets de physique ne sont
pas également susceptibles de l’application de la
géométrie » (
ibid., p. 468). Sur
l’abstraction des objets, voir l’analyse donnée, dans le
Discours préliminaire de l’Encyclopédie, de la
genèse des connaissances par abstraction : D’Alembert,
Discours préliminaire de l'Encyclopédie, 1751 ;
éd. introduite et annoté par Michel Malherbe, Vrin, Paris, 2000
(d’Alembert [1751]).
[13] Jean d'Alembert,
Traité de dynamique, David, Paris, 1743 ; 2ème
éd., modif. et augm., David, Paris, 1758 (D’Alembert [1743]) ;
M. Paty, L’élément différentiel de temps et la
causalité physique dans la dynamique de Alembert,
in Allard,
André & Morelon, Régis,
et al. (eds.), Livre de
Mélanges en hommage à Roshdi Rashed (Paty [à
paraître,a])
[14] Respectivement : L’analyse et la synthèse selon Ibn al-Haytham
(
in Optique et mathématique,
op. cit. (Rashed
[1992]), chap. 14, reprenant un article de 1991), et «
L’Art
analytique : entre histoire et philosophie des
mathématiques », Conférence donné à Paris
(Rashed [2002]).
[15] In :
Optique et mathématique,
op. cit. (Rashed
[1992], chap. 15).
[16] In :R. Rashed,
Entre Arithmétique et
algèbre.
Recherches sur l’histoire des mathématiques
arabes, Belles Lettres, Paris, 1984 (Rashed
[1984a]).
[17] In R.
Rashed,
Entre Arithmétique et algèbre,
op. cit. (Rashed [1984a]). Voir M. Paty,
L’analyse critique des sciences,
op. cit. (Paty [1990]), p. 79-86 ; L'universalité de la
science. Une idée philosophique à l'épreuve de l'histoire,
Mâat. Revue Africaine de Philosophie, 1ère année,
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[18] Roshdi Rashed,
Entre
Arithmétique et algèbre,
op. cit. (Rashed
1984])
[19] Thomas Kuhn,
The
structure of scientific revolutions (1962) ; Second ed. enl.,
University of Chicago Press, Chicago, 1970. Trad. fr.,
La structure des
révolutions scientifiques, Flammarion, Paris, 1972 (Kuhn[1962]1970)
.
[20] Je
renvoie à quelques considérations esquissées à ce
propos dans M. Paty, (Paty [1999]).
[21] R. Rashed, édition
des
Oeuvres mathématiques de Sharaf-al-Din-al-Tusi, Les Belles
Lettres, Paris, 1986, 2 vols. (Rashed
[1986]).
[22] J’ai
évoqué cet exemple, emprunté aux travaux de R. Rashed, dans
M. Paty,
L’analyse critique des sciences,
op. cit. (Paty
[1990]), p. 19, 20. Et l’exemple suivant,
ibid., p.
89-90.
[23] R. Rashed,
Entre
arithmétique et algèbre,
op. cit. (Rashed [1984a])
(souligné par moi, MP). Je ne reviens pas sur ces considérations,
évoquées précédemment dans M. Paty,
L’analyse critique des sciences,
op.cit., p. 89-101.
[24] R. Rashed, édition
des
Oeuvres mathématiques de Sharaf-al-Din-al-Tusi,
op.
cit. (Rashed [1986), vol 1, p. xiv ; La périodisation des
mathématiques classiques,
Revue de synthèse, 4è
série, n° 3-4, 1987, 349-360 (repris dans R. Rashed,
Optique et
mathématique,
op. cit. (Rashed [1992]), chap. 8.
[25] Jean Ladrière,
Rationalité,
in Lecourt, Dominique (éd.),
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d'histoire et de philosophie des sciences, Presses Universitaires de France,
Paris, 1999, p. 799-801 (Ladrière [1999]).
[26] Gaston Bachelard,
Le
rationalisme appliqué, Presses Universitaires de France, Paris,
1949 ; 1970 (Bachelard [1949] ; Jean Ladrière,
Les enjeux de
la rationalité. Le défi de la science et de la technologie aux
cultures, Aubier-Montaigne/Unesco, Paris, 1977 (Ladrière
[1977]).
[27] Jean
Ladrière, Rationalité,
op. cit. (Ladrière
[1999]).
[28] Ibid.
[29] Immanuel
Kant,
Die Metaphysik der Sitten (1797) ; trad. fr. et notes par
Joëlle et Olivier Masson,
Métaphysique des mœurs,
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Pléiade, Gallimard, Paris, vol. 3, p. 447-791 (Kant
[1797]).
[30] Henri
Poincaré, La logique et l’intuition dans la science
mathématique et dans l’enseignement,
L’Enseignement
mathématique 1, 1889, 157-162 (Poincaré [1889]) ; repris
dans H. Poincaré,
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1916-1965, vol. 11, p. 129-133.
[31] M. Paty, Des Fondements
vers l’avant. Sur la rationalité des mathématiques et des
sciences formalisées, Contribution au
Colloque International
«Aperçus philosophiques en logique et en mathématiques.
Histoire et actualité des théories sémantiques et
syntaxiques alternatives», Nancy, 30 sept.-4 oct. 2002, sous presse
(Paty [à
paraître,b]).
[32] Jean
Cavaillès,
Remarques sur la formation de la théorie abstraite
des ensembles (Thèse complémentaire, 1937, 1
e éd, 1938),
in J. Cavaillès,
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mathématique, Hermann, Paris, 1962, p. 23-174. (Cavaillès
[1938]). Voir aussi Gilles Gaston Granger,
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2003 (Granger [2003]), chapitre
8.
[33] M. Paty, Des Fondements
vers l’avant,
op.
cit.
[34] M. Paty,
Intelligibilité et historicité (Science, rationalité,
histoire),
in Saldaña, Juan José (ed.),
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[35] R. Rashed,
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géométrique et doctrine optique chez Ibn al Haytham (1970), repris
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[36] Ibn al
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par ailleurs une doctrine de l’œil et de la vision) ; Discours
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[37] R. Rashed,
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[38] Ibn al Haytham,
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cit.
[39] R. Rashed,
Lumière et vision : l’application des mathématiques
dans l’optique d’Ibn al-Haytham, initialement paru dans R. Rashed
(éd.),
Mathématiques et philosophie, de
l’Antiquité à l’âge classique, livre
d’hommage à Jules Vuillemin, Paris, 1991 ; repris dans R.
Rashed,
Géométrie et optique,
op. cit. (Rashed
[1992]), chapitre 4,p. 27,
28.
[40] R. Rashed,
L’analyse et la synthèse selon Ibn al Haytham (1968), repris dans
R. Rashed,
Géométrie et optique, 1992, chapitre 14, p.
131-149 (p. 134).
[41] R.
Rashed, L’art analytique : entre histoire et philosophie des
mathématiques, Conférence au Congrès conjoint de la
Division d’histoire des sciences (DHS) et de la Division de logique,
méthodologie et philosophie des sciences (DLMPS) de l’Union
internationale d’histoire et philosophgie des sciences (UIHPS),
«
Vers une nouvelle alliance ? », Paris, 3-5
octobre 2002.
[42] R. Rashed,
L’analyse et la synthèse selon Ibn al Haytham,
op. cit.,
chap. 14, p. 134.
[43] R.
Rashed,
ibid.
[44] R.
Rashed,
ibid.
[45] R.
Rashed,
ibid., p.
135.
[46] Ibid.
[47] Cet aspect
est surtout développé par Ibn al-Haytham dans son traité
sur les
Connus.
[48] Roshdi Rashed et Régis Morelon (éds.),
Histoire des sciences
arabes, Seuil, Paris, 3 vols, 1997, vol. 2, p. 135 (Rashed et Morelon
[1997]).
[49] Newton, Isaac,
Philosophiae Naturalis Principia Mathematica, London, 1687 ;
2ème éd., 1713 ; 3ème éd., 1726 ;
éd. par Alexandre Koyré et I. Bernard Cohen, Cambridge University
Press, Cambridge, 1972 (Newton [1687]1726), Livre 1. Il est intéressant
de remarquer que Newton se réfère à la question de
l’analyse et de la synthèse pour justifier son approche des
problèmes de la mécanique (
ibid,
préface).
[50] Al-Tusi,
Oeuvres mathématiques, édition et trad. fr. R. Rashed,
Belles Lettres, Paris, 1986, 2 vols, et commentaires de R. Rashed (Rashed
[1986]).
[51] R. Rashed,
L’analyse et la synthèse selon Ibn al Haytham,
op. cit., p.
143, 146, 147.