Séminaire donné dans le cadre du Groupe de Recherches
Epistémologiques, Maison Auguste Comte, Paris,samedi 16
février 2008.On propose une présentation et des éléments
d’analyse du livre de Lelita Benoit, Sociologie comtienne.
Genèse et devenir, Traduit du portugais (Brésil) par Lygia
Araujo Watanabe, préface de Marilena Chaui, L’Harmattan, Paris,
2007, 340 p.
Ce livre, traduit de l’original en langue
portugaise paru au Brésil en 1999 (Sociologia Comteana : gênese
e devir, Discurso Editorial, Coleção
« Clássicos e comentadores », São Paulo, 1999,
428 p.), représente l'aboutissement d'une recherche de plusieurs
années, rigoureuse et documentée, à partir des textes
publiés mais aussi d’archives (notamment celles de la Maison
Auguste Comte à Paris). Cette recherche avait été soutenue
quelque temps auparavant avec succès comme thèse de doctorat au
Département de Philosophie de l'Université de São Paulo
(USP) en 1997. La directrice de la thèse, Marilena Chaui, professeur
à l’USP, spécialiste de philosophie politique (et
internationalement connue notamment pour ses travaux sur Spinoza), a
préfacé le livre, dans ses deux éditions, en portugais et
en français.
C'est un ouvrage riche, original, qui ouvre des
perspectives neuves sur la pensée du fondateur du positivisme dont on
aurait pu croire, surtout au Brésil où ses idées furent
fort influentes comme on le sait (au point d’inspirer la devise du drapeau
national, «Ordem e progresso», Ordre et Progrès),
que le tour en avait déjà été fait. Un ouvrage qui
sert déjà de référence au Brésil, et
bientôt dans les pays francophones, et qui devrait atteindre une audience
plus large encore et marquer désormais les études comtiennes.
L’ouvrage est aussi, ce qui n'est pas négligeable, fort
agréable à lire. Les notes d'érudition, très
fournies, sont données en bas de page, ce qui permet à la fois une
continuité de la lecture du texte principal et son illustration par des
développements soit explicatifs, soit comparatifs. La bibliographie porte
sur toutes les matières concernées par la constitution de l'oeuvre
de Comte, de la politique aux sciences particulières et à leur
histoire.
Dans un travail antérieur soutenu comme thèse de
« mestrado » (mastère), Lelita Oliveira Benoit avait
abordé l'oeuvre d'Auguste Comte en suivant le fil de la raison positive
qui la sous-tend et trouvé que, sous l'apparence systémique et la
volonté systématique qui sont comme la marque propre du Cours
de philosophie positive, du Système de politique positive, et
de leur auteur lui-même, l'unité en est, en vérité,
déchirée (« dilacerada ») par des
contradictions[2].
Sa curiosité sans doute piquée par cette constatation,
l’auteure s'est alors intéressée à la genèse
et à l'évolution de l'idée centrale de la pensée de
Comte qu'est la constitution d'une science sociale, la sociologie, et
à en analyser les fondements épistémologiques.
La
méthode d'analyse des textes mise en oeuvre par Lelita Benoit combine
intelligemment le travail sur le sensdonné par le texte lui-même,
selon l'analyse structurale, familière aux philosophes paulistes[3] (qui ont bénéficié desenseignements, en histoire de la
philosophie, de Victor Goldschmit et de Martial Guéroult notamment, et de
leursdisciples brésiliens directs), avec l'utilisation de la
correspondance et de manuscrits inédits. Ceux-ci contribuentfortement,
tout d'abord, à éclairer les intentions du fondateur du
positivisme, du moins dans sa versioncomtienne, puisque d'autres doctrines,
relativement voisines, ont fleuri sous le même vocable au xixe
siècle, deStuart Mill à Ernst Mach. Ils aident également
à faire connaître les influences reçues par Comte, et
à resituer lecontexte intellectuel et politique, voire certaines
circonstances individuelles, Il est ainsi possible de mettre le sensinterne de
l'oeuvre tel que le fait ressortir l'étude structurale en rapport avec
celui plus global que lui donnel'époque, selon la méthode
historique.
Le livre est conçu en quatre parties, qui
correspondent aux étapes de l'élaboration de la science sociale
comtiennetelle que Lelita Benoit est amené à la la
considérer, diagnostiquant quatre modes successifs de
caractérisationd'objet et de méthode (modes que l'auteure qualifie
de « paradigmes »). C'est d'abord le projet d'une
économiepolitique (première période), auquel se substitue
bientôt la conscience de l'importance de la dimension historique(seconde
période), ensuite subordonnée à la représentation
organique (et « naturelle ») dont le modèle est
labiologie, science montante de l'époque (troisième
période), et enfin (couronnement ou suprême transformationd'une
science en idéologie ?), sa soumission à l'esprit religieux sous
l'égide d'une laïque « religion de l'humanité».
Cette quatrième période correspond à la partie la plus
succincte du livre ; ce fut, soit dit en passant (mais ce n'était pas
dans lepropos du livre de s'y attarder), celle qui eut le plus de
répercussions dans le pays d'adoption privilégié de
ladoctrine comtienne que fut le Brésil au XIX' siècle et durant
une bonne partie du XX'.
Lelita Benoit, munie de sa méthode
d’analyse, est en particulier en mesure de donner un éclairage
inédit sur la genèse initiale de la pensée de Comte, en
examinant les premiers textes (ceux de la période qui va de 1817 à
1826) avec autant de rigueur que ceux de la maturité. Parmi ces textes
figurent notamment les articles, souvent négligés par des
commentateurs aussi prestigieux que Henri Gouhier et R. Mauduit,
rédigés par Comte en 1817-1819 et publiés sous la signature
de Henri de Saint Simon, dont il était le secrétaire particulier,
dans le troisième volume de l’éphémère revue
de ce dernier, l’Industrie.
L’étude de ces
textes et des suivants, jusqu’en 1826, qui occupe les quatre premiers
chapitres, soit un bon tiers du livre, montre, d’une part, les germes
essentiels de la pensée comtienne qui se développeront ensuite,
avec l’affirmation d’entrée de la nécessité
d’une science sociale (une sociologie) pourvue de
critères de scientificité au même titre que les autres
sciences reconnues, cette nouvelle science étant d’abord
conçue sur le mode d’une économie politique. Comme
l’auteur nous l’indique, le terme « sociologie »
apparût à vrai dire pour la première fois dansle Cours de
philosophie positive de Comte (47e Leçon, publiée en 1838 dans
le second des six volumes dont la parution s‘échelonna de1832
à 1842).
Cette étude éclaire, d’autre part,
par-delà les aspects personnels, la raison profonde de l’opposition
bientôt marquée par Comte à son maître Saint-Simon au
début tant admiré, avec qui il rompit en 1824 : le projet de
Comte était d’abord intellectuel, il voulait une science pure de
la société, alors que celui de Saint-Simon était
d’une théorie sociale liée à une pratique sociale,
pour des changements politiques immédiats. Les textes de cette
période comprennent en particulier le « Plan des travaux
scientifiques nécessaires pour réorganiser la
société », de 1822, qui fut l’occasion de la
rupture entre Comte et Saint-Simon, ce dernier l’ayant republié
sans l’avertir dans une réédition de son Catéchisme des industriels parue en 1824. La complexité des
rapports de Comte àSaint-Simon, qu'il servit, qu'il admira, et qui
l'insupporta, est assez bien illustrée par l'étrange attitude de
Comte,qui adressa deux lettres anonymes à la direction de la revue L'Industrie, proposant une critique théorique desoptions de la
revue (alors qu'il en rédigeait lui-même la plupart des articles
!).
Ce qui était en jeu dès ses premières
réflexions, c'était la pensée d'un nouveau système
social pour cette période qui venait après la Révolution
française, période marquée par l'avènement de
l'industrie. Dans ce système social,que Comte appelait de ses voeux et
à l'avènement duquel il voulut consacrer sa vie, la politique
aurait partie liéeavec une morale, terrestre, et non plus inspirée
par la religion chrétienne, dans la perspective d'une
conceptionradicalement positive de la connaissance. Comte posait
déjà ce qui devait être l'une des thèses-clé
de son oeuvre,notamment de sa future sociologie, celle du « relativisme
comme principe absolu »
[4], qui
marquait la prise dedistance à l'égard de l'universel des
Lumières, par le rejet des « absolus » (comme, par exemple,
l'égalité des droits),qu'il estimait nécessaire de
tempérer et relativiser par la considération des contextes
sociaux. Il considérait que,dans la société industrielle,
le contrat social serait signé non par des « êtres abstraits
», mais par des producteursde biens de consommation, répartis selon
une division sociale qu'il caractérisait de façon à vrai
dire toutintellectuelle (et non selon une analyse de l'organisation sociale
comme le ferait plus tard Karl Marx).
C’est donc, dans cette
première phase «pré-positiviste», autour de
l’économie politique qu’il voyait la science sociale
comme devant être organisée, à l'âge de la
société industrielle, dans une perspective
«libérale» selon laquelle ce n'est plus la forme du
gouvernement qui importe, mais la question des richesses, de leur production et
de leur utilisation, et la formation corrélative d'une opinion publique
capable d'influencer les décisions politiques. La production serait
remise à l'initiative privée, le rôle de l'état
n'étant plus que celui de la favoriser, étant admis que cette
production devait se faire dans une société d’ordre,
où la lutte des classes serait bannie et où les révoltes
seraient impossibles. Comte s'était donc tourné vers les penseurs
de l'économie politique dans la perspective d'utiliser et de mettre en
pratique leurs thèses tout en en faisant la critique.
Cette
science sociale conçue autour de l’économie politique,
demandait, pour être pourvue d’une assise véritablement
scientifique, et constituée en science positive (Comte parlait alors de
«physique sociale»), de réorganiser l’ensemble des
connaissances selon la perspective choisie, ce qui correspondait au projet
d’une nouvelle Encyclopédie comme science des connaissances et de
leurs applications.
Cette nouvelle Encyclopédie, dont on peut
considérer que les ouvrages monumentaux ultérieurs de Comte
constituent la réalisation, moyennant des modifications de parcours,
notamment quant aux référents épistémologiques,
était conçue en rupture avec celle des Lumières, dont elle
devrait cependant s’inspirer, ne fût-ce que pour la critiquer. Comte
acceptait cependant pour une part l'héritage direct des Lumières
pour ce qui est dessciences comme les mathématiques, la physique et
l'astronomie dans la formulation où elles étaient parvenues
àla fin du xviiie siècle, formulation désormais classique
pour nous, mais qui était également déjà
considérée comme telle àl'époque de Comte. Le projet
comtien comportait leur pleine acceptation, tout en restant étranger
à une bonnepartie de leurs progrès récents. Il retenait
aussi, à la suite de la pensée des Lumières et de
l'Encyclopédie ded'Alembert et Diderot, le rôle de ces
sciences sur l'éducation des esprits, comme en témoigne son Cours d'astronomiepopulaire et même son édition de la Géométrie de Descartes. (Ces aspects sont peu
développés dans le livre deL. Benoit).
Mais surtout
l'Encyclopédie positiviste devait faire la critique des conceptions des
encyclopédistes desLumières, au titre de l'examen des tentatives
antérieures de réorganisation des connaissances.
Or, en
étudiant (vers 1822) dans cet esprit l’Esquisse d’un
tableau historique des progrès de l’esprit
humain[5],
ouvrage posthume (rédigé en 1793) de Condorcet, qui fut
l’inventeur de l'idée d'une « mathématique
sociale » et parailleurs engagé dans la Révolution
française, Comte y trouva des éléments qui permettaient de
dépasser lesinsuffisances de l'économie politique pour fonder la
science sociale. Il y trouva notamment la dimension del'histoire, qui
domina dès lors la seconde phase de ses élaborations. Les
insuffisances du point de vue del'Economie lui apparurent aussi à travers
sa prise de conscience de la misère de la classe ouvrière, et sa
convictionde ce que la réorganisation sociale doit réaliser
l'harmonie entre les inégaux, ce qui impliquait à ses yeux
l'exigenced'une réforme morale et de la présence d'un
« pouvoir spirituel ». L'harmonie sociale, pour laquelle
l'Economie politique seule restait impuissante, requérait un projet
éducatif, à l'intention des dirigeants comme des ouvriers ou
prolétaires.Comte s'ouvrait ainsi à une conception de la
théorie sociale attentive aux leçons de l'histoire, aussi bien
pour laphilosophie que pour la politique.
La lecture de l'Esquisse de Condorcet lui donnait la dimension théorique de la nouvelle
perspective qu'il commençait d'entrevoir. Il en retint avant tout
l'idée d'une loi naturelle du développement de l'histoire de
l'humanité, c'est-à-dire d'une science positive de la
politique conçue un processus historique. La rencontre de la
pensée de Condorcet fut donc d’une importance considérable
pour Comte à cette étape de l’élaboration de
sesidées, à tel point qu'il se proclama son fils spirituel
(notamment dans le Système de politique positive).
Comte
adopta la méthode de Condorcet, qu'il reprit dans ses traités, et
dont il s'inspira dans sa « loi des trois états» bien connue,
selon laquelle l'évolution historique de l'humanité comporte trois
états successifs, religieux,métaphysique, puis positif. Cette loi
est basée sur l'idée d'une histoire des sciences, dont Comte
établit parailleurs la nécessité et la
possibilité[6].
Cependant, malgré l'importance de cette influence, Comte se
séparait demanière fondamentale de Condorcet en répudiant
ses objectifs révolutionnaires. Mais, s'il était résolument
(etviscéralement) opposé à l'idée d'une
révolution indéfinie, il rejetait symétriquement
l'idée de contre-révolution d'un Joseph de Maistre, le retour
historique en arrière lui paraissant impossible. Il n'était pas
question,pour lui, de refaire l'histoire, et la Révolution demeurait un
fait historique dans le mouvement vers le progrès,mais il jugeait venu le
temps de rétablir l'ordre et de faire l'économie de
révolutions futures.
En tout état de cause, la science
politique du xixe siècle devrait, selon lui, suivre le schème
général de l’évolution des sciences parvenues
à l’âge positif.
Ce fut ensuite, dès 1828,
à la biologie que revint le rôle d'inspiratrice principale de la
pensée de Comte : s'il exprima très tôt l'idée
que la science sociale devait partir des facultés de l'homme individuel,
cette idée ne secristallisa que lorsqu'il eut connaissance des
découvertes récentes de la biologie, et notamment de la
physiologiehumaine, qu'il lut notamment dans les traités de
François Joseph Victor Broussais et aussi de Marie FrançoisXavier
Bichat, et surtout qu'il apprit en suivant les leçons de Henri Marie
Ducrotay de Blainville. Il voyaitdésormais la physique sociale comme une
branche de la physiologie, et l'histoire de la civilisation comme lasuite
nécessaire de l'histoire naturelle de l'homme. Cette influence
décisive prise par la biologie sur la pensée deComte a
été soulignée par Georges Canguilhem, parlant de la «
philosophie biologique » de cet auteur. LelitaBenoit replace celle-ci
dans la suite de l'évolution de ses conceptions, montrant en particulier
comment Comte utilisa lathéorie cérébrale de son temps,
dominée par la phrénologie de Franz Josph Gall (théorie de
la localisation des fonctions cérébrales dans diverses
régions du cerveau), pour fonder la réalité sociale sur le
déterminisme des actes
humains[7] et
pourorienter le problème philosophique de l'éducation.
Par là, le social devenait naturel et ses lois étaient
conçues comme aussi nécessaires que celles de la
gravitationuniverselle. Comte pouvait réaffirmer, ce faisant, son
« relativisme comme loi absolue », mais en le chargeantd'une
connotation nouvelle, celle du caractère non absolu des lois, la science
sociale étant fondée, comme lesautres sciences, sur l'observation.
Et, curieusement, la devise « Ordre et progrès » pouvait
se prévaloir de lapriorité épistémologique, en
matière de science sociale, de la Statique sur la Dynamique,
fondée sur une lecturenon pas de la Physique, comme on aurait pu le
penser a priori à considérer la terminologie
employée,mais de la Biologie. C'est le progrès (dynamique) dans
l'ordre (statique), la Statique en Biologie étant la science qui
décrit l'organisationet la spécialisation des organismes animaux
supérieurs, c'est-à-dire, de fait, l'Anatomie.
La
dernière phase du parcours fut, comme on l'a indiqué plus haut, la
Religion (de l'Humanité), retrouvée par Comte comme l'ultime
justification de son système pour fonder la Sociologie, ce système
étant couronné par l'affirmation positiviste. Cette phase a partie
liée avec son expérience d'éducation populaire (entreprise
depuis 1830), et avec une re-évaluation (à titre seulement de
modèle général, mais non quant au contenu) de l'ordre
social de l'Eglise catholique au Moyen-âge. Elle a partie liée
également à certains événements personnels de la vie
de Comte sur lesquels Lelita Benoit n'a pas désiré
s'étendre, restant fidèle, sans aucun doute avec raison, à
sa méthode de lecture herméneutique des textes dans leur
historicité. Nous ne saurons rien de l'influence affective-mystique de
Clothide de Vaux sur la dernière orientation
épistémologique prise par le maître du
Positivisme[8].
Mais nous aurons suivi un fil plus rationnel, lisible selon des
temporalités diverses qui l’éclairent au fur et à
mesure, et qui nous aura permis de prendre tout le sens d’une
pensée dans le cours même de sa constitution, dans ses
méandres mais aussi dans son intention générale et sa
direction d’ensemble très tôt
balisée[9].