[1] D’où par
exemple le choix précis du verbe reconnaître dans le passage célèbre : “ La
Nature commande à tout animal, et la Bête obéit. L’homme éprouve
la même impression,
mais il se reconnoît libre d’acquiescer,
ou de resister”,
Discours sur l’origine et les fondements de
l’inégalité parmi les hommes, Œuvres complètes,
t. III, pp.141-142, mis en italiques par nous. Toutes nos références à l’œuvre
de Rousseau sont prises dans l’édition de La Pléiade.
[2] Emile, Livre
IV, O.C., t. IV, p.585, mis en italiques par nous.
[3] Dans
Anthropologie
et histoire au siècle des Lumières (éd. Albin Michel,
1995, 1
ère éd. chez Maspéro, 1971), chapitre
L’anthropologie de Rousseau, spécialement p.333 (éd. Albin
Michel) où la définition de l’homme par la liberté est
opposée à celle par la sociabilité ou par la raison : “ On
peut donc dire que Rousseau se sépare définitivement et de Buffon
et de Diderot quand il définit l’homme par “ sa qualité d’agent
libre ”, et non par cette “ faculté raisonnable ”...
Comme l’a bien montré René Hubert, l’anthropologie
des philosophes ne renonçait pas à l’idée de “ sociabilité naturelle ” ”.
[4] Cette
originalité apparaît cependant très liée à Descartes
chez qui on trouvait une conception tout à fait semblable de la liberté,
expérimentable seulement par connaissance directe et personnelle, conception
qui lui faisait répliquer à Gassendi en le renvoyant ironiquement à sa
propre liberté : “ Ne soyez donc pas libre, si bon vous
semble ”, cela juste après lui avoir déclaré sur
la question de la preuve de la liberté : “ car cela
est tel que chacun le doit plutôt ressentir et expérimenter en
soi-même que se le persuader par raison ”,
Réponses
aux Cinquièmes objections, Œuvres philosophiques, Classiques
Garnier, t. II, pp.824-825. Même si, certes, Descartes, en même
temps, associait la raison à cette liberté dans sa définition
de l’homme, ce que refusera Rousseau.
[5] “ Mais, quand
les difficultés qui environnent toutes ces questions, laisseroient quelque
lieu de disputer sur cette différence de l’homme et de l’animal,
il y a une autre qualité très spécifique qui les distingue,
et sur laquelle il ne peut y avoir de contestation, c’est la faculté de
se perfectionner ”,
Second Discours, 1
ère partie,
O.C., t. III, p.142.
[6] Ibidem, p.142.
[7] Emile, Livre
IV, pp.504-505, O.C, t. IV.
[8] Anthropologie et
Politique, Les principes du système de Rousseau, p.288 (éd.
Vrin, 1983, 1ère éd :1974)., mis en italiques par nous.
V. Goldschmidt semble ici vouloir s’opposer à l’affirmation
de Jacques Derrida dans
De La Grammatologie : “ La
liberté est donc la perfectibilité ” (Les éd.
de Minuit, 1967, p.260), propos qui était repris et approuvé par
M. Duchet dans son livre déjà cité (p.339).
[9] “ Perfectibility
thus operated effectively –and not merely in potentiality- in the pure
state of nature ”, R. D. Masters,
The political philosophy of
Rousseau, p.150, Princeton, New Jersey, Princeton University Press, 1968.
Victor Goldschmidt le cite et le traduit à la p.293 de son ouvrage : “ Sans
doute peut-on dire, avec R.D. Masters, que la “ perfectibilité agit
effectivement –et non pas seulement en puissance- dans le pur état
de nature ” ”.
[10] Anthropologie
et Politique, p.260.
[11] Emile, Livre
I, O.C., t. IV, p.281.
[12] Second Discours,
1
ère partie, O.C., t. III, p.135.
[13] Ibidem, mis en italiques
par nous.
[14] “ [...]ils
ont des besoins, il faut qu’ils apprennent à y pourvoir. Il faut
qu’ils apprennent à manger, à marcher, à voler.
Les quadrupédes qui se tiennent sur leurs pieds dès leur naissance
ne savent pas marcher pour cela ; on voit à leurs prémiers
pas que ce sont des essais mal-assurés ; les sereins échappés
de leurs cages ne savent point voler, parce qu’ils n’ont jamais
volé ; tout est instruction pour les êtres animés
et sensibles. ”,
Emile, suite de la p.281 citée précédemment.
On voit que tous ces apprentissages spontanés et naturels ne sont que
des “ mises en route ” des facultés animales propres à chaque
fois à l’espèce en question, et qu’ils consistent
non à s’ouvrir à l’altérité mais à se
rapprocher au contraire de soi-même pour en prendre possession, ce pour
quoi un certain temps est toujours nécessaire.
[15] Second Discours,
1
ère partie, O.C., t. III, p.135.
[16] “ Les
Hommes dispersés parmi eux [les animaux], observent,
imitent leur
industrie, et s’élévent ainsi jusqu’à l’instinct
des Bêtes ”, ibidem, phrase déjà citée,
mis en italiques par nous.
[17] Idem, p.141.
[18] “ il
s’unissoit avec eux en troupeau, ou tout au plus par quelque sorte d’association
libre qui n’obligeoit personne, et qui ne duroit qu’autant que
le besoin passager qui l’avoit formée[...] Il est aisé de
comprendre qu’un pareil commerce n’éxigeoit pas un langage
beaucoup plus rafiné, que celui
des Corneilles ou des Singes, qui
s’attroupent à peu près de même. ”,
idem, 2
nde partie, pp.166-167, mis en italiques par nous. Remarquons
au passage qu’ainsi l’animal présiderait aux premières
formes de regroupement humain aux deux niveaux à la fois du but et du
motif d’une part (celui de la chasse du gibier qu’il représente)
et, de l’autre, de l’idée même et de la forme de l’association
(“ qui s’attroupent
à peu près de même. ”).
Certes l’homme se constitue en se distinguant de l’animalité mais
en même temps il commence à le faire dans le cadre de cette animalité,
en prenant appui sur elle et sur les modèles qu’elle lui fournit.
C’est en quelque sorte en s’attachant davantage à l’animal
par l’imitation, et même à tous les animaux, qu’il
commence par là-même à s’en arracher en se dissociant
de sa propre animalité interne.
[19] Cette première
actualisation de la perfectibilité dans l’état de nature
soutenue par R.D. Masters l’a été également par
Jean-Marie Beyssade (“ Rousseau et la pensée du développement ”,
article dans un recueil en hommage à Victor Goldschmidt
Entre Forme
et Histoire, éd.Klincksieck, 1988).
[20] Emile, O.C.,
t. IV, livre II, p.360.
[21] “
L’art
périssoit avec l’inventeur ; Il n’y avoit ni éducation
ni progrès, les générations se multiplioient inutilement ;
et chacune partant toujours du même point, les Siécles s’écouloient
dans toute la grossiéreté des premiers âges, l’espéce étoit
déjà vieille, et l’homme restoit toujours enfant. ”,
Second
Discours, 1
ère partie, O.C., t. III, p.160, mis en italiques
par nous. Il n’y a pas véritable contradiction ici avec la lente évolution
qui va apparaître dans le même état de nature au début
de la seconde partie où
prend précisément effet
cette actualisation de la perfectibilité par l’imitation inter-humaine.
Mais la différence entre la description de l’état de nature
dans la première partie et celle du début de la seconde semble
surtout résider non pas tant dans une progression chronologique –déjà en
soi problématique par rapport à l’espèce d’éternité accordée
apparemment à cet état dans la première partie- que dans
un changement de point de vue. Cet état d’une partie à l’autre
serait bien toujours le même, mais, alors qu’il était envisagé dans
son caractère statique -certes dominant- dans la première, il
le serait dans ses aspects dynamiques -existant bel et bien- dans la seconde.
C’est ce que montre par exemple la différence de l’évocation
de l’invention du feu dans la première partie, où l’accent
se porte avant tout sur la quasi impossibilité de la transmettre aux
autres générations, et dans la seconde où cette acquisition
semble au contraire d’emblée collective alors que, pourtant, elle
se situe à un stade antérieur à la socialisation : “ Le
tonnerre, un Volcan, ou quelque heureux hazard leur fit connoître le
feu, nouvelle ressource contre la rigueur de l’hyver ”, idem,
2
nde partie, p.165. Cependant, même dans la première
partie, Rousseau semble ménager la possibilité de nuances ultérieures : “ Combien
de siécles se sont peut-être écoulés avant que les
hommes ayent été à portée de voir d’autre
feu que celui du Ciel ? Combien ne leur a-t-il pas falu de différens
hazards pour apprendre les usages les plus communs de cet élement ?
Combien de fois ne l’ont-ils pas laissé éteindre, avant
que d’avoir acquis l’art de le reproduire ? Et combien de
fois peut-être chacun de ces secrets n’est-il pas mort avec celui
qui l’avoit découvert ? ”, idem, 1
ère partie,
p.144. On voit que, tout en soulignant une extrême difficulté,
le vocabulaire n’est pas celui de la radicale impossibilité : “ Combien
de fois ” ne signifie pas “ toujours ”, et “ peut-être ” n’est
pas l’équivalent de “ à coup sûr ”.
Ces nuances par contre seront effacées dans la conclusion plus globalisante
et rhétorique de cette première partie que nous avons citée
au début de cette note.
[22] Idem, 2
nde partie,
p.166, mis en italiques par nous.
[23] Ainsi, Jean-Louis
Lecercle remarque-t-il en note en dessous du passage en question, p.110 : “ Donc
les hommes vivent déjà en société, puisqu’aucune
invention de l’homme isolé ne peut être transmise à ses
enfants. ” ; et, une page plus loin, dans une nouvelle note à propos
des premiers attroupements humains (pour la chasse) : “ Nous
semblons revenir ici à un état antérieur à ce qui
est décrit p.110[...] La pensée manque ici de netteté,
chose exceptionnelle chez Rousseau. ” (publié aux éd.
sociales, Les Classiques du Peuple, éd. de 1971).
[24] Second Discours,
2
nde partie, O.C., t. III, p.165.
[25] Par exemple pour
l’évocation célèbre de l’apparition de la
propriété qui ouvre la seconde partie, juste avant les lignes
que nous venons de citer, et Rousseau conclut cette évocation anticipée
en soulignant que, maintenant –c’est-à-dire précisément
pour notre passage-, il va au contraire suivre l’ordre le plus strict
: “ Reprenons donc les choses de plus haut et tâchons
de rassembler sous un seul point de vue cette lente succession d’évenemens
et de connoissances, dans leur ordre le plus naturel. ”, idem, p.164.
[26] “ tout
l’obligea de s’appliquer aux exercices du corps ; il falut
se rendre agile, vite à la course, vigoureux au combat.
Les armes
naturelles qui sont les branches d’arbre, et les pierres, se trouvérent
bientôt sous sa main. Il apprit à surmonter les obstacles de la
Nature[...] ”, idem, p.165, mis en italiques par nous. Il n’y
a pas à ce niveau de perfectibilité véritable, mais seulement
des acquisitions que les animaux, les singes ainsi pour les pierres, peuvent également
faire, puisque “ les armes ” sont encore ici parfaitement “ naturelles ”,
ce qu’elles ne vont plus être au paragraphe suivant.
[27] “ Cette
application réitérée des êtres divers à lui-même,
et les uns aux autres, dut naturellement engendrer dans l’esprit de l’homme
les perceptions de certains raports. ”, ibidem.
[28] “ Les
nouvelles lumieres qui résultérent de ce développement[...] ”,
ibidem.
[29] Quelles sont ces
difficultés ? Rousseau nous les présente au début
de la seconde partie, et elles sont de deux ordres différents. Il y
a d’abord celles qui sont liées à la situation naturelle
en général : “ mais il se présenta bientôt
des difficultés ; il fallut apprendre à les vaincre :
la hauteur des Arbres, qui l’empêchoit d’atteindre à leurs
fruits, la concurrence des animaux qui cherchoient à s’en nourrir,
la férocité de ceux qui en vouloient à sa propre vie,
tout l’obligea... ” (ibidem, p.165) ; il y a ensuite
celles qui sont essentiellement liées à la pression démographique
d’une humanité qui, parce qu’elle survit très bien
dans la nature, qu’elle y exerce déjà une certaine supériorité vis-à-vis
des autres animaux, connaît une certaine prospérité : “ A
mesure que le Genre-humain s’étendit, les peines se multipliérent
avec les hommes. La différence des terrains, des Climats, des saisons,
put les forcer à en mettre dans leurs maniéres de vivre. Des
années stériles, des hyvers longs et rudes, des Etés brulans
qui consument tout, exigérent d’eux une nouvelle industrie. Le
long de le mer, et des Rivieres ils inventérent la ligne, et le hameçon[...] ”,
ibidem. On voit que le second ordre de causes est celui déjà d’une
action de l’humanité sur elle-même par la pression démographique
qui pousse les hommes les uns par les autres et les conduit à affronter
des milieux plus rudes qu’autrement ils n’affronteraient pas (ce
qui donc relie largement le premier ordre de causes au second) ou à exploiter
plus difficilement le milieu qui est le leur (“ les peines se multipliérent
avec les hommes ”), ce qui, du coup, sollicite leur perfectibilité et
les premières inventions techniques. Remarquons de plus que cette densité démographique
croissante rend de fait de plus en plus difficile de ne pas observer les autres
hommes.
[30] Car comment passer
d’un seul coup d’une incompétence absolue en la matière à la
capacité subite de construire les cabanes, si ce n’est en ayant
déjà développé des capacités artisanales
et des outils nécessaires à une telle réalisation, donc
déjà une culture technique élémentaire ? Et
comment également basculer brusquement de l’indifférence
affective totale à la douceur de relations familiales resserrées sans
facteur intermédiaire ?
[31] Encore peut-on s’interroger
sur le véritable ordre de succession de ces associations éphémères
et des familles car ces dernières -du moins limitées au couple étroit
de l’homme et de la femme avec leurs enfants les plus récents,
et sans doute pour une durée seulement provisoire- semblent parfois
dans le texte précéder les premières. En effet, montrant
que la possibilité de ces associations se fonde sur la prise de conscience
de la similarité profonde entre les hommes, cela grâce à l’observation
réitérée de leurs conformités, Rousseau évoque
l’importance pour une telle comparaison de la relation entre les sexes
qu’il semble alors considérer comme plus durable qu’il ne
l’avait fait jusque là : “ Les conformités que
le temps put lui faire appercevoir entre eux,
sa femelle et lui-même[...] ”,
idem, 2
nde partie, p.166, mis en italiques par nous. L’usage
ici du possessif “ sa ” n’est peut-être pas
véritablement significatif et n’a peut-être qu’une
valeur de généralité et non celle d’un lien individualisé et
durable, du moins est-il équivoque. De plus, cette hypothèse
se confirme peut-être par le vocabulaire que choisit Rousseau plus loin
quand il décrit “ la première révolution ” inaugurant
l’âge des cabanes. Il emploie alors en effet l’expression
d’ “ établissement ” : “ Ce
fut-là l’époque d’une premiére révolution
qui forma l’établissement et la distinction des familles[...] ”.
Or, un établissement est loin d’être forcément une
première apparition, mais peut être seulement la fixation de quelque
chose d’antérieur. Les premières familles seraient alors “ nucléaires ” et
nomades, mais, même provisoires, elles seraient bien au delà du
simple moment d’accouplement qu’évoquait encore le début
de la deuxième partie : “ Le besoin satisfait,
les deux sexes ne se reconnoissoient plus, et l’enfant même n’étoit
plus rien à la Mére sitôt qu’il pouvoit se passer
d’elle. ”, idem, p.164.
[32] “ Tout
commence à changer de face. Les hommes errans jusqu’ici dans les
Bois, ayant pris une assiéte plus fixe, se rapprochent lentement, se
réunissent en diverses troupes, et forment enfin dans chaque contrée
une Nation particuliére[...] ”, idem, p.169.
[33] “ De
grandes inondations ou des tremblemens de terre environnérent d’eaux
ou de précipices des Cantons habités ; Des revolutions du
Globe détachérent et coupérent en Iles des portions du
Continent. On conçoit qu’entre des hommes ainsi rapprochés,
et forcés de vivre ensemble, il dut se former un Idiome commun[...]
Ainsi il est très possible qu’après leurs premiers essais
de Navigation, des Insulaires aient porté parmi nous l’usage de
la parole ; et il est au moins très vraisemblable que la Société et
les langues ont pris naissance dans les Iles, et s’y sont perfectionnées
avant que d’être connües dans le Continent. ”,
idem, pp.168-169.
[34] “ chaque
homme ne voyant guéres ses semblables que comme il verroit des Animaux
d’une autre espéce[...] ”, idem, note XV, p.219 (se
rapportant à la 1
ère partie, p.154).
[35] C’est déjà le
cas pour les associations éphémères de chasse, précédées,
comme on l’a déjà vu, par une reconnaissance de la parenté de
l’homme avec l’homme.
[36] “ Les
nouvelles lumieres qui résultérent de ce développement,
augmentérent sa supériorité sur les autres animaux,
en
la lui faisant connoître. Il s’exerça à leur
dresser des piéges, il leur donna le change en mille maniéres,
et quoique plusieurs le surpassassent en force au combat, ou en vitesse à la
course ; de ceux qui pouvoient lui servir ou lui nuire, il devint avec
le tems le maître des uns, et le fleau des autres. ”, idem, pp.
165-166, mis en italiques par nous.
[37] “ C’est
ainsi que le premier regard qu’il porta sur lui-même, y produisit
le premier mouvement d’orgueil ; c’est ainsi que sachant encore à peine
distinguer les rangs, et se contemplant au premier par son espéce, il
se préparoit de loin à y prétendre par son individu. ”,
ibidem, suite du passage précédent.
[38] Emile, livre
IV, Profession de foi, O.C., t. IV, p.600.
[39] Cette importance
de la dimension rhétorique, particulièrement dans le discours
du 18
ème siècle, constitue l’hypothèse
de travail qu’un livre de Jeff Loveland applique avec fécondité à Buffon :
Rhetoric
and natural history, Buffon in polemical and literary context, SVEC, VOLTAIRE
FOUNDATION OXFORD, 2001.