DOGMA

Jean-Luc Guichet

L’homme et la nature chez Rousseau

L’homme de la nature, un homme absolument isolé ou détenteur déjà d’une certaine culture ?


(Article publié dans la Revue des sciences philosophiques et théologiques, tome 86, janvier-mars 2002.)


L’objet de cet article est de proposer quelques nuances dans la vision devenue classique des rapports entre état de nature, perfectibilité, sociabilité et culture, dans Le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes de Rousseau. Le point de vue général consiste en effet à opposer avec rigidité ces différentes notions comme étant celles qui structurent le canevas fondamental de toute la philosophie rousseauiste. Le pur état de nature est tenu pour un état inerte de simple potentialité dans lequel sommeille la perfectibilité humaine dont l’éveil est effet et cause à la fois de la société naissante et, avec elle, de toute culture et de toute histoire. Cet état, dans cette perspective, apparaît donc comme absolument vide de tous les éléments qui surviendront ultérieurement et s’oppose à l’état social dans un rapport de discontinuité et d’exacte symétrie, le second état de nature -où commencent les premières formes sociales antérieures à tout contrat- constituant une certaine transition. Cette conception, bien sûr, est tout sauf fausse, et elle est confortée par le travail long et patient de compréhension de l’œuvre rousseauiste auquel ont participé les plus grands commentateurs. Il ne s’agit donc pas de la réfuter, mais simplement d’en relativiser les contours qui, pensons-nous, sont loin d’être aussi abrupts et tranchés que cela dans l’esprit de Rousseau.
Tout semblant partir de la notion de perfectibilité, c’est d’abord à elle que nous allons nous attacher.


1-L’intuition de la liberté

Rappelons d’abord l’essentiel.
Pour Rousseau, le cœur de la spécificité humaine est la liberté. Cependant, c’est là une thèse d’ordre métaphysique, énoncée d'emblée comme une évidence, mais qui s’avère indémontrable. C’est une intuition, une saisie de soi comme étant irréductible à un mécanisme ou déterminisme quelconques. Elle ne peut donc valoir d’abord que pour soi, même si elle ouvre sur une dimension universelle, étant supposée valoir aussi pour tout homme. Elle exige ainsi pour s’effectuer l’acte personnel de chacun, un acte non seulement de réflexion, mais aussi de sincérité. Nul ne peut attester à ma place de ma liberté. Si l’on peut sur le plan juridico-politique, comme le déclare Le Contrat social, “ forcer d’être libre ”, cela n’a plus de sens sur le plan de la liberté intérieure, on ne peut m’imposer contradictoirement de me sentir libre. Du coup, la base métaphysique qui déjà reculait ma liberté dans une intériorité inaccessible pour autrui se double d’une condition psychologique et morale qui en augmente encore l’obstacle à l’expression. C’est comme si le langage ici avait pouvoir à l’excès sur la pensée -ce que dénonce si souvent Rousseau-, comme s’il libérait la possibilité de la mauvaise foi. C’est pourquoi Rousseau, quand il parle de la liberté métaphysique, la fait toujours dépendre d’un acte de reconnaissance par soi-même[1]. Aux termes du Second Discours répondent ceux de la Profession de foi : “ Ils sont sourds, en effet, à la voix intérieure qui leur crie d’un ton difficile à méconoître : Une machine ne pense point[...] Quelque chose en toi cherche à briser les liens qui te compriment[...] ”[2]. La liberté est donc déjà chez Rousseau affaire de bonne foi ou de “ mauvaise foi ”, comme elle le sera chez Sartre bien plus tard. Ce n’est pas essentiellement une vérité de raison, démontrable comme telle, mais une vérité de sentiment, à éprouver dans un rapport intime et authentique à soi. La reconnaissance de la liberté, très logiquement, ne peut être contrainte, même par la raison. Elle dépend en dernier ressort d’elle-même et peut se trouver paradoxalement impuissante devant elle-même, devant son propre dévoiement. Confiée à sa discrétion, elle peut ne pas se choisir, refuser de bien témoigner de soi et se nier. C’est ce que font précisément beaucoup, et Michèle Duchet[3] a très fortement marqué l’originalité de Rousseau dans la vigueur de son affirmation de la liberté par rapport aux autres philosophes du temps[4].


2- Liberté et perfectibilité.

Que répondre cependant à cette mauvaise volonté et à la subtilité des raisonnements captieux de ceux qui mettent à profit l’obscurité de la métaphysique pour nier la liberté ? Descartes trouvait dans le langage le critère extérieur non seulement de la pensée mais également de la liberté qui y est jointe, laquelle s’atteste par la créativité du sens en fonction des situations et par l’invention de nouvelles langues quand il est nécessaire par exemple de compenser une déficience organique (langues des sourds et muets). Rousseau ne peut choisir un tel critère puisque la formation des langues est pour lui secondaire et que, par conséquent, il ne concerne pas l’homme de l’état de nature. Le critère sera donc celui de la perfectibilité, mise en avant comme le signe d’une différence incontestable de l’homme puisque de l’ordre de la visibilité empirique. C’est ce passage d’un plan métaphysique, qui offre une certitude intime mais contestable, à un autre qui fournit des critères universellement observables, que souligne avec insistance Rousseau[5]. Il s’agit certes d’un enrichissement et d’une concrétisation de la différence humaine mais d’abord d’une concession qu’effectue Rousseau pour garantir empiriquement la spécificité de l’homme -tout en mettant à l’abri l’affirmation de la liberté-, même dans cet état apparemment de totale animalité qu’est le pur état de nature. Par là est en même temps ouverte la condition de possibilité d’une histoire qui va voir l’homme sortir de cet état pour rejoindre progressivement le monde civil devenu maintenant depuis longtemps le sien. La perfectibilité est à tous égards centrale car, même si elle n’est pas le centre absolu qui est la liberté, elle constitue la médiation nécessaire, située du côté de la nature, entre cette nature d’une part, et l’histoire ou la culture de l’autre, ou encore entre l’intérieur et l’extérieur, entre l’invisible et le visible, entre la liberté immédiate ou abstraite et sa concrétisation effective en actes et en réalité empirique. Certes, la perfectibilité ne peut être que l’indice et non la preuve de la liberté, sinon, nous aurions précisément l’argument décisif dont nous manquions jusqu’à présent pour établir cette réalité métaphysique de la liberté, et il n’y aurait donc plus de problème et de matière à discussion la concernant. Mais tout indique bien la liberté comme la source de cette perfectibilité, cette dernière constituant extérieurement la différence visible de l’homme d’avec toute machine, différence qui confirme ce que, intérieurement, il se sent être, c’est-à-dire libre. Qu’est-ce en effet que la perfectibilité ? C’est, dit Rousseau, la “ faculté qui, à l’aide des circonstances, développe successivement toutes les autres, et réside parmi nous tant dans l’espéce, que dans l’individu, au lieu qu’un animal est, au bout de quelques mois, ce qu’il sera toute sa vie, et son espéce, au bout de mille ans, ce qu’elle étoit la premiére année de ces mille ans. ”[6]. Il s’agit donc, comme il l’a été relevé bien des fois, d’une faculté qui n’a aucun contenu propre et déterminé, qui n’a pour rôle que de permettre aux autres facultés, telles la sociabilité, la raison, la moralité, d’éclore au moment où elles sont nécessaires, quand les circonstances l’exigent. Elle n’est donc pas motrice par elle-même, on peut l’appeler une disposition opportuniste, elle est simplement la faculté pour l’homme, en attente et en sommeil tant qu’elle n’est pas sollicitée, de développer toutes les facultés dont potentiellement il peut disposer, comme une faculté des facultés. C’est non seulement une “ capacité de devenir ”, mais de plus, sa spécificité dans “ l’état normal ” -sauf cas pathologique ou extrême vieillesse- tient à l’irréversibilité de ce qui a été développé, à son accumulation et à son inscription dans la profondeur de l’être. C’est ainsi ce qui assure son sérieux à la progression historique, ce qui empêche qu’elle puisse jamais revenir en arrière et ce qui la rend donc véritablement décisive. Enfin, cette notion se caractérise encore par un véritable lien “ dialectique ” entre l’agir et l’être, la transformation de l’acte transformant en retour le sujet. Elle constitue par là non la simple actualisation d’une essence comme chez les autres grands auteurs du temps, comme par exemple Montesquieu ou Buffon, mais un processus dramatique et bel et bien historique. Cette capacité de variation, “ presque illimitée ” dit Rousseau, apparaît liée à la propriété d’un être de ne jamais s’arrêter à être ce qu’il est, de toujours pouvoir se différencier de lui-même, ce qui le distingue de l’animal qui ne connaît jamais cette possibilité et qui reste enfermé, rivé, dans son identité figée. C’est, par exemple, sans doute la raison pour laquelle la pitié, qui est la rare occasion pour l’animal d’être modifié intimement par l’altérité et de se différencier de soi, ne peut pas se développer véritablement en lui et s’y inscrire comme dimension de son être à cause précisément de son absence de liberté et donc de perfectibilité qui lui permettrait une telle transformation de soi ; et, inversement, c’est pour la même raison que cette pitié peut par contre aspirer l’homme dans un véritable devenir intérieur et affectif, prendre racine en lui et, sur cette base d’animalité partagée initialement avec les bêtes, paradoxalement, assurer son humanité, comme c’est le cas par exemple pour Emile[7]. Il nous semble ainsi que Victor Goldschmidt dans son livre fondamental et si éclairant -Anthropologie et Politique, Les principes du système de Rousseau- tire trop rapidement d’un certain silence de Rousseau sur le lien entre liberté et perfectibilité la conclusion qu’un tel lien est douteux. Ainsi, développant une suite d’affirmations difficilement contestables sur la nécessité de distinguer la perfectibilité avec d’autres facultés, il achève sa phrase -en profitant en quelque sorte de son élan- en la dissociant également de la liberté : “ elle n’est ni invention ni réflexion, elle n’est pas raison, pas plus qu’elle n’est liberté. ”[8]. Mais, même si elle n’est pas elle-même la liberté, serait-elle en tout cas possible chez un être qui ne serait libre d’aucune manière ? Et inversement, quelle signification aurait une liberté enfermée dans la pure intériorité et dont on ne verrait pas comment elle peut sortir de soi et se manifester ? Et que peut être une telle manifestation hormis des actes de transformation de soi, de son existence et du milieu extérieur –c’est-à-dire tout ce qui définit la perfectibilité- qui attestent une capacité de variation par rapport au donné, aussi bien celui de sa nature première que celui de la nature extérieure ? La perfectibilité apparaît donc au moins liée à la liberté, même si elle ne lui est pas identique, et vaut comme la condition de mise en acte, de passage -de sa définition comme essence immobile- à une existence en constant mouvement d’effectuation, de son état de pur concept à une temporalisation dramatique et risquée.


3- l’actualisation de la perfectibilité dans l’état de nature.

De plus, -et c’est ce que nous voudrions surtout ici mettre en évidence-, cette perfectibilité déjà présente chez l’homme de l’origine, semble à l’œuvre dès l’état de nature, même si c’est de façon à peine visible. Victor Goldschmidt là aussi paraît en douter ou, du moins, ne l’accorde que comme une concession à R.D. Masters qui en soutient l’idée[9] mais en en critiquant et en rectifiant le contenu de manière à lui retirer l’essentiel de sa signification. Déjà en effet, on peut constater dans cet état de nature les traces d’un “ apprentissage ”. Et Victor Goldschmidt de renvoyer par une note ce mot d’apprentissage à sa remarque de la page 260 où il déclarait précisément : “ Mais c’est un apprentissage borné, lui aussi, et ne différant pas essentiellement de celui dont même les animaux sont capables.[10]”. Il tient donc toutes les acquisitions de l’homme sauvage pour un simple équivalent de l’expérience de l’animal et il argumente en renvoyant, par une note insérée à la fin de cette phrase citée, à un passage de l’Emile où Rousseau déclare que “ les animaux même acquièrent beaucoup. Ils ont des sens, il faut qu’ils apprennent à en faire usage[...] ”[11]. Ce faisant, il est clair qu’il retire à l’emploi de l’expression de perfectibilité pour l’état de nature toute véritable pertinence puisque, précisément, pour Rousseau, les animaux ne disposent pas du tout de perfectibilité. Or, il nous semble qu’il y a là comparaison de choses incomparables : le fait que l’homme de la nature apprenne à utiliser de façon optimale les ressources physiques de ses sens et de son corps, “ le seul instrument qu’il connoisse ”[12], et qu’il soit en cela tout à fait semblable à n’importe quel animal, ne signifie pas qu’il en soit de même lorsque “ dispersés parmi eux ” (les animaux), les hommes sauvages “ observent, imitent leur industrie, et s’élévent ainsi jusqu’à l’instinct des Bêtes ”[13]. Observer, imiter –mais pas de manière passive et machinale-, s’élever : il y a dans ces opérations autre chose que de la simple animalité. Il y a une capacité de sortie de soi, déjà de dépassement, qui excède le pur apprentissage animal, lequel ne consiste que dans l’ajustement le plus serré possible à son propre corps, au fonctionnement de ses sens, et à son milieu, que dans une adhésion plus forte donc, à l’inverse de toute prise de distance[14]. Cette perfectibilité prend ainsi effet sous la forme de la polyvalence qu’acquiert l’homme sauvage par l’imitation des autres animaux. Certes, cette polyvalence s’appuie d’abord sur la structure anatomique de l’homme qui, est, “ à tout prendre, organizé le plus avantageusement de tous ”[15], mais elle est également liée à l’absence d’instinct au sens rigide et fermé, ce qui est la condition de possibilité de la liberté, et elle est bien aussi le résultat d’initiatives imitatives[16]. Pour prendre l’exemple du régime alimentaire de l’homme sauvage, si, sur la base d’une destination végétarienne, et même surtout frugivore, au départ, il accède à une autre alimentation, omnivore et occasionnellement carnivore, alors que le chat et le pigeon du Second Discours s’en avéraient incapables[17], cela semble bien être grâce à la perfectibilité et à l’imitation possible des prédateurs. Peut-être même faut-il attribuer, au moins en partie, à l’exemple animal les premiers groupements occasionnels (Rousseau donne l’exemple de ceux qui se constituent pour la chasse) d’hommes qui, dépourvus de tout instinct sociable, avaient cependant constamment sous les yeux le spectacle de la grégarité de beaucoup d’espèces -et donc en quelque sorte le pré-démarrage de la sociabilité elle-même, avec toute son importance pour la suite[18]. Il semble bien ainsi que l’homme du pur état de nature vive dans une sorte de triangle constitué par sa polyvalence initiale, sa perfectibilité, et sa capacité d’imitation, triangle dont le centre est la liberté. Certes il n’y a pas encore ces circonstances futures qui, sortant de l’ordinaire, vont solliciter la perfectibilité de manière bien plus puissante et apparente, mais déjà le simple “ ordinaire ” de la vie dans la nature est bel et bien une circonstance. Simplement, parce que cette première actualisation agit de façon constante et uniforme, et qu’elle se cache de plus derrière les figures animales qu’elle imite, elle perd tout caractère remarquable et s’abîme dans une discrétion qui la dérobe au premier regard. L’homme sauvage ressemble en quelque sorte à un argus qui nous regarde à travers les yeux de tous les autres animaux et que l’on ne repère pas, tellement la performance de son mimétisme fond l’arbre de la singularité humaine dans la forêt luxuriante du vivant. Sa perfectibilité est donc bien déjà à l’œuvre[19], mais dans une version “ douce ”, sous l’égide de l’animal, totalement réglée par l’imitation et donc dans l’ordre, sans avoir encore ni une origine ni des conséquences catastrophistes qui ne la rendront que trop visible. Cependant, il semble qu’elle ne le soit qu’au niveau de l’individu puisqu’il n’y a encore -en principe, car l’on va voir par la suite que cette idée peut être nuancée- aucune transmission culturelle, et c’est pourquoi Rousseau, dès qu’il en introduit pour la première fois le concept, en précise tout de suite à la fin de sa définition le double plan d’effectuation : “ tant dans l’espéce, que dans l’individu ”. Cette distribution, ainsi, anticipe par avance sur l’objection que l’on pourrait élever, sur la base de la perfectibilité, contre l’affirmation de “ l’anhistoricité ” (dont on verra cependant qu’il semble également nécessaire de la relativiser) de l’état de nature. Cette distinction permet en effet de tirer de cette perfectibilité tout ce dont l’individu isolé a besoin sans pour autant qu’elle risque de se répandre à un niveau collectif. Il y a tout à fait compatibilité de la perfectibilité cantonnée à ce niveau individuel, toujours recommencé et toujours détruit, et de l’apparence d’immutabilité de l’état de nature, ce qui, aux yeux de Rousseau, constitue l’essentiel (du moins dans la première partie). Le rapport d’imitation à l’animal encadre et préserve l’homme du rapport dangereux à l’homme où cette perfectibilité, plus tard, trouvera matière à stimulation et à développement d’une façon cette fois exponentielle et désordonnée. Ce rapport, donc, semble maintenir l’homme dans un état strictement individuel où il se trouve à la fois enfermé par rapport aux autres hommes et en même temps ouvert précisément sur cette altérité animale qui est la source essentielle d’inspiration de sa perfectibilité. Ainsi, il paraît difficile de refuser l’actualisation de la perfectibilité à un tel homme dont la solitude, loin de l’en dispenser, la réclame au contraire d’autant plus qu’il ne peut compter que sur lui-même et doit mobiliser toutes ses facultés autant qu’il le peut, devant répondre à ses besoins et survivre dans une nature qui n’est nullement pour Rousseau le paradis qu’on croit souvent. Certes, la perfectibilité est une faculté en sommeil qui ne se développe que sous l’effet des circonstances, mais la vie purement naturelle encore une fois constitue en elle-même précisément une circonstance, et bien suffisamment puissante et constante. Rappelons-nous la description que Rousseau faisait du sauvage dans l’Emile qui, certes, ne semble pas être celui du pur état de nature et qui donc, en outre, possède et exerce la raison : “ Pour le sauvage[...] n’étant attaché à aucun lieu, n’ayant point de tâche prescritte,[...] il ne fait pas un mouvement, pas un pas sans en avoir d’avance envisagé les suites. Ainsi, plus son corps s’exerce, plus son esprit s’éclaire, sa force et sa raison croissent à la fois et s’étendent l’une par l’autre. ”[20]. Cependant, pour le sauvage “ réel ”, c’est-à-dire observable du temps de Rousseau –dont il semble s’agir dans ce passage- comme pour celui de la pure origine, ce perfectionnement de ses facultés ne va pas plus loin que l’étendue très restreinte de leurs besoins, et des quelques passions que possède le premier mais qui sont absentes chez le second. Par conséquent, l’homme du pur état de nature de Rousseau est ici dans le cas de l’animal chez Condillac qui atteint très rapidement la satisfaction de ses besoins, limite sur laquelle s’arrête net l’effectuation de sa perfectibilité. Cette perfectibilité pré-historique, en droit illimitée chez l’homme de l’origine, se trouve simplement de fait très vite circonscrite par les trois facteurs que sont l’étroitesse des besoins, l’uniformité de l’existence naturelle, et l’isolement. S’il y a donc bien déjà mise en œuvre de la perfectibilité dans l’état de nature, au-delà de tout apprentissage animal simple et élémentaire, c’est dans une situation telle que son succès même, chez l’homme isolé, est précisément le facteur qui le retient de dépasser la limite de cet état et qui rend inutile l’avènement de l’histoire (du moins l’histoire accélérée telle qu’on la connaît), tout en en réservant quand même la possibilité, pour le jour où cela deviendra nécessaire. Grâce précisément à son développement individuel, la perfectibilité n’a pas besoin de s’actualiser davantage, comme si elle était à elle-même son propre frein.


4 - Une “ culture sans société ” ?

Mais on peut se demander justement dans quelle mesure cette perfectibilité reste strictement individuelle, et si l’isolement qui en garantit la limitation est précisément si absolu que cela. Il s’agit donc de nuancer fortement toute l’analyse, globalement encore bien proche des points de vue généralement admis, que nous venons de développer. On verra du coup que ce n’est pas tant cet isolement, très relatif en fait, de l’homme sauvage, que la limite de ses besoins qui freine véritablement la pleine actualisation de sa perfectibilité. En effet, grâce à l’observation des plus anciens par les plus jeunes, même s’il n’y a pas de contact direct entre eux, l’imitation mutuelle est possible et amène avec elle la possibilité d’une certaine transmission. Cette perfectibilité peut ainsi accéder à une certaine dimension collective, même si c’est dans un mouvement extrêmement lent et peu sensible. Parce que les hommes ne sont pas condamnés à n’imiter que les animaux, et que, même isolés, ils peuvent aussi s’observer et s’imiter entre eux, est-ce alors vraiment une fatalité que l’invention périsse toujours avec l’inventeur[21] ? Comme le dit Rousseau de l’homme de la nature, “ Quoique ses semblables ne fussent pas pour lui ce qu’ils sont pour nous, et qu’il n’eût gueres plus de commerce avec eux qu’avec les autres animaux, ils ne furent pas oubliés dans ses observations. ”[22]. Cette supposition rendrait peut-être compréhensible qu’avant, semble-t-il, toute socialisation, aient pu s’effectuer les acquisitions autrement quelque peu mystérieuses du début de la deuxième partie du Second Discours, telles que l’arc par exemple, et qui ont provoqué la perplexité –bien légitime- de certains commentateurs[23]. Citons le passage : “ Le long de la mer, et des Rivieres ils inventérent la ligne, et le hameçon ; et devinrent pêcheurs et Ichtyophages. Dans les forêts ils se firent des arcs et des fléches, et devinrent Chasseurs et Guerriers ; Dans les Pays froids ils se couvrirent des peaux des bêtes qu’ils avoient tuées ; Le tonnerre, un Volcan, ou quelque heureux hazard leur fit connoître le feu, nouvelle ressource contre la rigueur de l’hyver : Ils apprirent à conserver cet élement, puis à le reproduire, et enfin à en préparer les viandes qu’auparavant ils dévoroient crues. ”[24]. Il est certes possible qu’il s’agisse là de la part de Rousseau d’une transgression vis-à-vis de sa propre chronologie, comme une anticipation de moments tout à fait ultérieurs, mais il est alors très étrange non seulement qu’il ne le dise pas comme il le fait dans d’autres passages[25], mais qu’il n’éprouve pas non plus le besoin de le préciser en préparant l’édition du Discours dans ses Œuvres complètes (réunies et publiées en 1782 par son ami Du Peyrou après sa mort) à l’occasion de laquelle il a enrichi pourtant considérablement son texte. De plus, les liens de transition temporelle sont bien indiqués à chaque fois par Rousseau. Le paragraphe qui est antérieur au nôtre ne fait que résumer le tableau immobile de la première partie et n’évoque que les simples apprentissages animaux de l’homme sauvage[26] ; celui par contre qui suit notre paragraphe pointe les capacités de comparaison et d’application[27] de l’homme sauvage développées par les acquisitions techniques qui viennent d’être décrites ; enfin, celui encore après continue à tirer les conséquences de tous ces développements[28]. Et ce n’est que plus tard qu’il sera question des premières associations humaines rudimentaires et occasionnelles, comparables aux troupeaux de certains animaux, et associées aux premières formes de langage. Si donc on suppose la rigueur de la chronologie rousseauiste -ce qui certes n’est pas démontré- il faut en déduire que, sans communication encore, il y a bien déjà pourtant une transmission des innovations, ce qui ne paraît concevable que par le jeu de l’observation et de l’imitation, comme si on pouvait parler ici d’une sorte de “ culture sans société ”. Car il s’agit bien déjà d’une culture, au moins technique –mais une culture peut-elle de toute façon n’être constituée que de l’aspect technique ? ne suppose-t-elle pas toujours également un certain développement, intellectuel et moral, même minimal ?-, puisqu’on trouve arcs, ligne, hameçon, maîtrise du feu, etc. C’est que le Discours se caractérise dans cette deuxième partie par une tonalité bien différente. De la première à la seconde, le point de vue sur l’état de nature change radicalement et ne le pétrifie plus dans l’immobilité absolue de départ, il s’y dessine -sous la pression de circonstances devenues plus difficiles[29] et sans encore les catastrophes ultérieures, lesquelles ne peuvent donc pas tout expliquer de ces processus- une lente évolution qui fait glisser les hommes vers la socialisation. Ce qui préparerait et rendrait possible la formation première des familles -que n’a précédé non plus aucune catastrophe- non seulement moralement mais aussi techniquement[30]. L’on assisterait ainsi non à l’apparition subite et synthétique d’une culture d’emblée complète et contemporaine de la socialisation, mais à un processus continu de formation de la culture par paliers successifs, formation dont la socialisation serait un élément –et celui qui s’avérera bien sûr le principal- mais non le cadre exclusif et absolu. Sur la base certes d’une relation mais au début non pas directe mais seulement d’observation, le premier moment de ce processus serait celui dominé par l’aspect technique individualiste, puis apparaîtrait celui -associatif mais discontinu et encore purement intéressé et égoïste- des groupements éphémères, suivi par celui -véritablement développé sur le plan moral et affectif- des familles[31], et enfin par la réunion de ces familles en groupes véritablement sociaux[32]. Les catastrophes, du coup, seraient la cause non pas effective mais seulement occasionnelle d’une évolution -qui, de toute façon, se serait faite et qui avait déjà commencé effectivement sans elles- et n’auraient sur elle en fait qu’un effet de précipitation, et essentiellement pour le dernier stade[33]. Si donc la première actualisation de la perfectibilité ne fait pas encore entrer pour autant dans l’histoire véritable, ce ne serait pas fondamentalement grâce à la frontière en fait bien poreuse de l’isolement. Celle-ci en effet, assez théorique finalement, se trouve en réalité sans cesse percée par cette aptitude illimitée à l’imitation qui est déjà comme l’indice de la démesure humaine, et qui -même si elle reste largement contenue par la mesure animale qui lui fournit l’essentiel de ses modèles- permet aussi indirectement, avant toute socialisation, un rapport entre les hommes et une certaine influence mutuelle en dépit de leur absence de contact. Cependant, ce rapport inter-humain indirect, comme de biais, encore animal précisément[34], et qui ne s’accompagne pas au début de la reconnaissance d’une parenté essentielle, même s’il va y mener[35], n’est pas suffisant ni assez actif pour faire sortir par lui-même de l’état de nature. Ce dernier n’est donc pas essentiellement maintenu par le facteur purement externe et bien fragile de l’isolement mais par celui, interne et bien plus efficace, qu’est la limitation des besoins. C’est la relation de contact effectif –qui présente une dimension pleinement morale- et non d’imitation distante entre les hommes qui, seule, pourra engendrer les passions et qui déclenchera véritablement l’histoire et l’aliénation. Mais cette actualisation, initiale et initiante, d’une perfectibilité encore pré-sociale et pré-catastrophiste, renvoie déjà l’homme à lui-même et est l’occasion, surtout avec la visibilité matérielle des inventions techniques, d’un premier acte de comparaison avec l’animal et de prise de conscience de la spécificité et de la supériorité humaines[36]. Le rapport à l’animal s’est déjà renversé ; de modèle, il est devenu objet, et l’homme face à lui ne s’y absorbe plus par une simple imitation inconsciente, mais commence à s’y réfléchir et donc à s’en distinguer. Cette première actualisation de la perfectibilité, liée également à un perfectionnement intellectuel et moral, amène progressivement, par l’observation d’une différence visible et de plus en plus incontestable et par l’expérience concrète de la maîtrise, à la prise de conscience d’une différence interne dont l’essentiel s’avérera être la liberté. Mais en même temps, déjà ambivalente, elle sème à l’avance, pour un lointain futur, les graines de l’aliénation morale et de la perversion du rapport inter-humain lui-même, l’inégalité avec l’animal préparant l’inégalité entre les hommes[37].


Conclusion

Ainsi, le tableau de l’état de nature chez Rousseau, même s’il est structuré selon des oppositions conceptuelles très fortes, n’est pas pour autant en rapport d’exacte symétrie avec l’état social. Le contraste n’exclut pas les nuances et une discontinuité est toujours relative. La perfectibilité, même dans le premier état de nature, n’est pas pure potentialité, elle est bien déjà dans une certaine actualisation. De même, s’il n’y a pas encore relation sociale, ni relation personnelle, entre les hommes, il y a bien cependant relation, et ne se bornant pas à la fugacité de la simple rencontre ou de l’opportunité sexuelle. Cette relation est celle, beaucoup plus constante, du regard, qui, cultivé par l’observation et impulsé par la perfectibilité, fonde l’imitation et donc la transmission, et permet ainsi à un processus d’accumulation des acquis de s’enclencher. C’est pourquoi par exemple une relation occasionnelle d’association pour la chasse est possible, sans quoi elle apparaîtrait comme une exception incompréhensible dans un contexte totalement autre. S’il n’y a donc aucun lien social, il y a pourtant par contre -paradoxalement- bien émergence, même lente et minimale, d’une véritable “ culture sans société ”, culture reposant sur l’observation mutuelle. C’est cette observation mutuelle qui, générant une culture précédant la société, rend cette dernière possible de fait et concevable –en ayant permis la formation des familles, et, encore avant, les associations éphémères- grâce à la reconnaissance d’une parenté humaine. Il y a donc bien une historicité de l’état de nature et dont la dynamique s’enracine dans le “ pur état de nature ”. Cette historicité, cependant, reste enfermée en dessous d’une certaine limite dont elle se rapproche indéfiniment sans jamais avoir la force par elle-même de la franchir. Cette limite ne tient pas essentiellement à l’isolement puisqu’il vaut mieux parler d’une relation faible, sans contact ou “ à distance ”, plutôt qu’absente, mais à l’étroitesse des passions qui demeurent purement biologiques. Cette frontière n’est cependant pas absolue et il suffit de processus simplement quantitatifs –l’accroissement de la population humaine- pour la voir commencer à s’ouvrir, sans qu’il y ait besoin pour cela de quelconques événements qualitatifs et encore moins de catastrophes. Si on ne peut donc en effet parler d’une nécessité naturelle et interne de l’état social chez Rousseau –ce contre quoi précisément toute sa démonstration est conçue- il y a en revanche une sorte de fatalité dans la sortie de l’état de nature et dans le basculement progressif dans l’état opposé. C’est cette fatalité “ de fait ” -cet enchaînement fatal des faits- qui permettra de réaliser la finalité “ inerte ” de la sociabilité chez l’homme : “ l’homme est sociable par sa nature, ou du moins fait pour le devenir ”[38]. Mais, avant de montrer cela, il fallait extraire “ jusqu’à la racine ” le “ préjugé invétéré ” du caractère nécessaire et naturel de la société chez l’homme, et pour cela, forcer les contrastes et insister avant tout sur les ruptures, même si cela passe par quelques grossissements et simplifications rhétoriques[39].

[1] D’où par exemple le choix précis du verbe reconnaître dans le passage célèbre : “ La Nature commande à tout animal, et la Bête obéit. L’homme éprouve la même impression, mais il se reconnoît libre d’acquiescer, ou de resister”, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Œuvres complètes, t. III, pp.141-142, mis en italiques par nous. Toutes nos références à l’œuvre de Rousseau sont prises dans l’édition de La Pléiade.
[2] Emile, Livre IV, O.C., t. IV, p.585, mis en italiques par nous.
[3] Dans Anthropologie et histoire au siècle des Lumières (éd. Albin Michel, 1995, 1ère éd. chez Maspéro, 1971), chapitre L’anthropologie de Rousseau, spécialement p.333 (éd. Albin Michel) où la définition de l’homme par la liberté est opposée à celle par la sociabilité ou par la raison : “ On peut donc dire que Rousseau se sépare définitivement et de Buffon et de Diderot quand il définit l’homme par “ sa qualité d’agent libre ”, et non par cette “ faculté raisonnable ”... Comme l’a bien montré René Hubert, l’anthropologie des philosophes ne renonçait pas à l’idée de “ sociabilité naturelle ” ”.
[4] Cette originalité apparaît cependant très liée à Descartes chez qui on trouvait une conception tout à fait semblable de la liberté, expérimentable seulement par connaissance directe et personnelle, conception qui lui faisait répliquer à Gassendi en le renvoyant ironiquement à sa propre liberté : “ Ne soyez donc pas libre, si bon vous semble ”, cela juste après lui avoir déclaré sur la question de la preuve de la liberté : “ car cela est tel que chacun le doit plutôt ressentir et expérimenter en soi-même que se le persuader par raison ”, Réponses aux Cinquièmes objections, Œuvres philosophiques, Classiques Garnier, t. II, pp.824-825. Même si, certes, Descartes, en même temps, associait la raison à cette liberté dans sa définition de l’homme, ce que refusera Rousseau.
[5] “ Mais, quand les difficultés qui environnent toutes ces questions, laisseroient quelque lieu de disputer sur cette différence de l’homme et de l’animal, il y a une autre qualité très spécifique qui les distingue, et sur laquelle il ne peut y avoir de contestation, c’est la faculté de se perfectionner ”, Second Discours, 1ère partie, O.C., t. III, p.142.
[6] Ibidem, p.142.
[7] Emile, Livre IV, pp.504-505, O.C, t. IV.
[8] Anthropologie et Politique, Les principes du système de Rousseau, p.288 (éd. Vrin, 1983, 1ère éd :1974)., mis en italiques par nous. V. Goldschmidt semble ici vouloir s’opposer à l’affirmation de Jacques Derrida dans De La Grammatologie : “ La liberté est donc la perfectibilité ” (Les éd. de Minuit, 1967, p.260), propos qui était repris et approuvé par M. Duchet dans son livre déjà cité (p.339).
[9] “ Perfectibility thus operated effectively –and not merely in potentiality- in the pure state of nature ”, R. D. Masters, The political philosophy of Rousseau, p.150, Princeton, New Jersey, Princeton University Press, 1968. Victor Goldschmidt le cite et le traduit à la p.293 de son ouvrage : “ Sans doute peut-on dire, avec R.D. Masters, que la “ perfectibilité agit effectivement –et non pas seulement en puissance- dans le pur état de nature ” ”.
[10] Anthropologie et Politique, p.260.
[11] Emile, Livre I, O.C., t. IV, p.281.
[12] Second Discours, 1ère partie, O.C., t. III, p.135.
[13] Ibidem, mis en italiques par nous.
[14] “ [...]ils ont des besoins, il faut qu’ils apprennent à y pourvoir. Il faut qu’ils apprennent à manger, à marcher, à voler. Les quadrupédes qui se tiennent sur leurs pieds dès leur naissance ne savent pas marcher pour cela ; on voit à leurs prémiers pas que ce sont des essais mal-assurés ; les sereins échappés de leurs cages ne savent point voler, parce qu’ils n’ont jamais volé ; tout est instruction pour les êtres animés et sensibles. ”, Emile, suite de la p.281 citée précédemment. On voit que tous ces apprentissages spontanés et naturels ne sont que des “ mises en route ” des facultés animales propres à chaque fois à l’espèce en question, et qu’ils consistent non à s’ouvrir à l’altérité mais à se rapprocher au contraire de soi-même pour en prendre possession, ce pour quoi un certain temps est toujours nécessaire.
[15] Second Discours, 1ère partie, O.C., t. III, p.135.
[16] “ Les Hommes dispersés parmi eux [les animaux], observent, imitent leur industrie, et s’élévent ainsi jusqu’à l’instinct des Bêtes ”, ibidem, phrase déjà citée, mis en italiques par nous.
[17] Idem, p.141.
[18] “ il s’unissoit avec eux en troupeau, ou tout au plus par quelque sorte d’association libre qui n’obligeoit personne, et qui ne duroit qu’autant que le besoin passager qui l’avoit formée[...] Il est aisé de comprendre qu’un pareil commerce n’éxigeoit pas un langage beaucoup plus rafiné, que celui des Corneilles ou des Singes, qui s’attroupent à peu près de même. ”, idem, 2nde partie, pp.166-167, mis en italiques par nous. Remarquons au passage qu’ainsi l’animal présiderait aux premières formes de regroupement humain aux deux niveaux à la fois du but et du motif d’une part (celui de la chasse du gibier qu’il représente) et, de l’autre, de l’idée même et de la forme de l’association (“ qui s’attroupent à peu près de même. ”). Certes l’homme se constitue en se distinguant de l’animalité mais en même temps il commence à le faire dans le cadre de cette animalité, en prenant appui sur elle et sur les modèles qu’elle lui fournit. C’est en quelque sorte en s’attachant davantage à l’animal par l’imitation, et même à tous les animaux, qu’il commence par là-même à s’en arracher en se dissociant de sa propre animalité interne.
[19] Cette première actualisation de la perfectibilité dans l’état de nature soutenue par R.D. Masters l’a été également par Jean-Marie Beyssade (“ Rousseau et la pensée du développement ”, article dans un recueil en hommage à Victor Goldschmidt Entre Forme et Histoire, éd.Klincksieck, 1988).
[20] Emile, O.C., t. IV, livre II, p.360.
[21] “ L’art périssoit avec l’inventeur ; Il n’y avoit ni éducation ni progrès, les générations se multiplioient inutilement ; et chacune partant toujours du même point, les Siécles s’écouloient dans toute la grossiéreté des premiers âges, l’espéce étoit déjà vieille, et l’homme restoit toujours enfant. ”, Second Discours, 1ère partie, O.C., t. III, p.160, mis en italiques par nous. Il n’y a pas véritable contradiction ici avec la lente évolution qui va apparaître dans le même état de nature au début de la seconde partie où prend précisément effet cette actualisation de la perfectibilité par l’imitation inter-humaine. Mais la différence entre la description de l’état de nature dans la première partie et celle du début de la seconde semble surtout résider non pas tant dans une progression chronologique –déjà en soi problématique par rapport à l’espèce d’éternité accordée apparemment à cet état dans la première partie- que dans un changement de point de vue. Cet état d’une partie à l’autre serait bien toujours le même, mais, alors qu’il était envisagé dans son caractère statique -certes dominant- dans la première, il le serait dans ses aspects dynamiques -existant bel et bien- dans la seconde. C’est ce que montre par exemple la différence de l’évocation de l’invention du feu dans la première partie, où l’accent se porte avant tout sur la quasi impossibilité de la transmettre aux autres générations, et dans la seconde où cette acquisition semble au contraire d’emblée collective alors que, pourtant, elle se situe à un stade antérieur à la socialisation : “ Le tonnerre, un Volcan, ou quelque heureux hazard leur fit connoître le feu, nouvelle ressource contre la rigueur de l’hyver ”, idem, 2nde partie, p.165. Cependant, même dans la première partie, Rousseau semble ménager la possibilité de nuances ultérieures : “ Combien de siécles se sont peut-être écoulés avant que les hommes ayent été à portée de voir d’autre feu que celui du Ciel ? Combien ne leur a-t-il pas falu de différens hazards pour apprendre les usages les plus communs de cet élement ? Combien de fois ne l’ont-ils pas laissé éteindre, avant que d’avoir acquis l’art de le reproduire ? Et combien de fois peut-être chacun de ces secrets n’est-il pas mort avec celui qui l’avoit découvert ? ”, idem, 1ère partie, p.144. On voit que, tout en soulignant une extrême difficulté, le vocabulaire n’est pas celui de la radicale impossibilité : “ Combien de fois ” ne signifie pas “ toujours ”, et “ peut-être ” n’est pas l’équivalent de “ à coup sûr ”. Ces nuances par contre seront effacées dans la conclusion plus globalisante et rhétorique de cette première partie que nous avons citée au début de cette note.
[22] Idem, 2nde partie, p.166, mis en italiques par nous.
[23] Ainsi, Jean-Louis Lecercle remarque-t-il en note en dessous du passage en question, p.110 : “ Donc les hommes vivent déjà en société, puisqu’aucune invention de l’homme isolé ne peut être transmise à ses enfants. ” ; et, une page plus loin, dans une nouvelle note à propos des premiers attroupements humains (pour la chasse) : “ Nous semblons revenir ici à un état antérieur à ce qui est décrit p.110[...] La pensée manque ici de netteté, chose exceptionnelle chez Rousseau. ” (publié aux éd. sociales, Les Classiques du Peuple, éd. de 1971).
[24] Second Discours, 2nde partie, O.C., t. III, p.165.
[25] Par exemple pour l’évocation célèbre de l’apparition de la propriété qui ouvre la seconde partie, juste avant les lignes que nous venons de citer, et Rousseau conclut cette évocation anticipée en soulignant que, maintenant –c’est-à-dire précisément pour notre passage-, il va au contraire suivre l’ordre le plus strict : “ Reprenons donc les choses de plus haut et tâchons de rassembler sous un seul point de vue cette lente succession d’évenemens et de connoissances, dans leur ordre le plus naturel. ”, idem, p.164.
[26] “ tout l’obligea de s’appliquer aux exercices du corps ; il falut se rendre agile, vite à la course, vigoureux au combat. Les armes naturelles qui sont les branches d’arbre, et les pierres, se trouvérent bientôt sous sa main. Il apprit à surmonter les obstacles de la Nature[...] ”, idem, p.165, mis en italiques par nous. Il n’y a pas à ce niveau de perfectibilité véritable, mais seulement des acquisitions que les animaux, les singes ainsi pour les pierres, peuvent également faire, puisque “ les armes ” sont encore ici parfaitement “ naturelles ”, ce qu’elles ne vont plus être au paragraphe suivant.
[27] “ Cette application réitérée des êtres divers à lui-même, et les uns aux autres, dut naturellement engendrer dans l’esprit de l’homme les perceptions de certains raports. ”, ibidem.
[28] “ Les nouvelles lumieres qui résultérent de ce développement[...] ”, ibidem.
[29] Quelles sont ces difficultés ? Rousseau nous les présente au début de la seconde partie, et elles sont de deux ordres différents. Il y a d’abord celles qui sont liées à la situation naturelle en général : “ mais il se présenta bientôt des difficultés ; il fallut apprendre à les vaincre : la hauteur des Arbres, qui l’empêchoit d’atteindre à leurs fruits, la concurrence des animaux qui cherchoient à s’en nourrir, la férocité de ceux qui en vouloient à sa propre vie, tout l’obligea... ” (ibidem, p.165) ; il y a ensuite celles qui sont essentiellement liées à la pression démographique d’une humanité qui, parce qu’elle survit très bien dans la nature, qu’elle y exerce déjà une certaine supériorité vis-à-vis des autres animaux, connaît une certaine prospérité : “ A mesure que le Genre-humain s’étendit, les peines se multipliérent avec les hommes. La différence des terrains, des Climats, des saisons, put les forcer à en mettre dans leurs maniéres de vivre. Des années stériles, des hyvers longs et rudes, des Etés brulans qui consument tout, exigérent d’eux une nouvelle industrie. Le long de le mer, et des Rivieres ils inventérent la ligne, et le hameçon[...] ”, ibidem. On voit que le second ordre de causes est celui déjà d’une action de l’humanité sur elle-même par la pression démographique qui pousse les hommes les uns par les autres et les conduit à affronter des milieux plus rudes qu’autrement ils n’affronteraient pas (ce qui donc relie largement le premier ordre de causes au second) ou à exploiter plus difficilement le milieu qui est le leur (“ les peines se multipliérent avec les hommes ”), ce qui, du coup, sollicite leur perfectibilité et les premières inventions techniques. Remarquons de plus que cette densité démographique croissante rend de fait de plus en plus difficile de ne pas observer les autres hommes.
[30] Car comment passer d’un seul coup d’une incompétence absolue en la matière à la capacité subite de construire les cabanes, si ce n’est en ayant déjà développé des capacités artisanales et des outils nécessaires à une telle réalisation, donc déjà une culture technique élémentaire ? Et comment également basculer brusquement de l’indifférence affective totale à la douceur de relations familiales resserrées sans facteur intermédiaire ?
[31] Encore peut-on s’interroger sur le véritable ordre de succession de ces associations éphémères et des familles car ces dernières -du moins limitées au couple étroit de l’homme et de la femme avec leurs enfants les plus récents, et sans doute pour une durée seulement provisoire- semblent parfois dans le texte précéder les premières. En effet, montrant que la possibilité de ces associations se fonde sur la prise de conscience de la similarité profonde entre les hommes, cela grâce à l’observation réitérée de leurs conformités, Rousseau évoque l’importance pour une telle comparaison de la relation entre les sexes qu’il semble alors considérer comme plus durable qu’il ne l’avait fait jusque là : “ Les conformités que le temps put lui faire appercevoir entre eux, sa femelle et lui-même[...] ”, idem, 2nde partie, p.166, mis en italiques par nous. L’usage ici du possessif “ sa ” n’est peut-être pas véritablement significatif et n’a peut-être qu’une valeur de généralité et non celle d’un lien individualisé et durable, du moins est-il équivoque. De plus, cette hypothèse se confirme peut-être par le vocabulaire que choisit Rousseau plus loin quand il décrit “ la première révolution ” inaugurant l’âge des cabanes. Il emploie alors en effet l’expression d’ “ établissement ” : “ Ce fut-là l’époque d’une premiére révolution qui forma l’établissement et la distinction des familles[...] ”. Or, un établissement est loin d’être forcément une première apparition, mais peut être seulement la fixation de quelque chose d’antérieur. Les premières familles seraient alors “ nucléaires ” et nomades, mais, même provisoires, elles seraient bien au delà du simple moment d’accouplement qu’évoquait encore le début de la deuxième partie : “ Le besoin satisfait, les deux sexes ne se reconnoissoient plus, et l’enfant même n’étoit plus rien à la Mére sitôt qu’il pouvoit se passer d’elle. ”, idem, p.164.
[32] “ Tout commence à changer de face. Les hommes errans jusqu’ici dans les Bois, ayant pris une assiéte plus fixe, se rapprochent lentement, se réunissent en diverses troupes, et forment enfin dans chaque contrée une Nation particuliére[...] ”, idem, p.169.
[33] “ De grandes inondations ou des tremblemens de terre environnérent d’eaux ou de précipices des Cantons habités ; Des revolutions du Globe détachérent et coupérent en Iles des portions du Continent. On conçoit qu’entre des hommes ainsi rapprochés, et forcés de vivre ensemble, il dut se former un Idiome commun[...] Ainsi il est très possible qu’après leurs premiers essais de Navigation, des Insulaires aient porté parmi nous l’usage de la parole ; et il est au moins très vraisemblable que la Société et les langues ont pris naissance dans les Iles, et s’y sont perfectionnées avant que d’être connües dans le Continent. ”, idem, pp.168-169.
[34] “ chaque homme ne voyant guéres ses semblables que comme il verroit des Animaux d’une autre espéce[...] ”, idem, note XV, p.219 (se rapportant à la 1ère partie, p.154).
[35] C’est déjà le cas pour les associations éphémères de chasse, précédées, comme on l’a déjà vu, par une reconnaissance de la parenté de l’homme avec l’homme.
[36] “ Les nouvelles lumieres qui résultérent de ce développement, augmentérent sa supériorité sur les autres animaux, en la lui faisant connoître. Il s’exerça à leur dresser des piéges, il leur donna le change en mille maniéres, et quoique plusieurs le surpassassent en force au combat, ou en vitesse à la course ; de ceux qui pouvoient lui servir ou lui nuire, il devint avec le tems le maître des uns, et le fleau des autres. ”, idem, pp. 165-166, mis en italiques par nous.
[37] “ C’est ainsi que le premier regard qu’il porta sur lui-même, y produisit le premier mouvement d’orgueil ; c’est ainsi que sachant encore à peine distinguer les rangs, et se contemplant au premier par son espéce, il se préparoit de loin à y prétendre par son individu. ”, ibidem, suite du passage précédent.
[38] Emile, livre IV, Profession de foi, O.C., t. IV, p.600.
[39] Cette importance de la dimension rhétorique, particulièrement dans le discours du 18ème siècle, constitue l’hypothèse de travail qu’un livre de Jeff Loveland applique avec fécondité à Buffon : Rhetoric and natural history, Buffon in polemical and literary context, SVEC, VOLTAIRE FOUNDATION OXFORD, 2001.


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