DOGMA


Joseph-François Kremer

Directeur du Conservatoire d’Antony (Hauts de Seine)

Vers une appréhension du musical



L’ouvrage, Les formes symboliques de la musique (Paris, L’Harmattan, 2006), écrit en grande partie entre 1975 et 1982, a été publié une première fois en 1984 aux Éditions Méridiens Klincksieck dans la collection de musicologie que j’y dirigeais[1]. J’ai voulu présenter une vision indépendante de la spécificité du musical, conçu en dehors de tout système de pensée univoque.
Après la grande démarche sémiologique, les courants d’analyse de sémiotique allaient, quelques années plus tard, dès 1985 et durant la première décennie de notre vingt-et-unième siècle, donner naissance à une sémiotique musicale en pleine postérité, issue des théories de A. J. Greimas, utile aux interprètes et aux musicologues eux-mêmes. Ce vaste mouvement de recherches, englobé dans le cadre d’une « Signification musicale »[2], a réuni, sous la brillante initiative d’Eero Tarasti, plusieurs pôles de recherches animés par les professeurs Charles Rosen, Robert S. Hatten, Raymond Monelle, Gino Stefani, Márta Grabócz, Costin Miereanu et Bernard Vecchione, pour les plus importants, et, à ce jour, regroupe plusieurs centaines de chercheurs dans le monde, principalement leurs propres étudiants. À mon sens, trois grands ouvrages fondamentaux furent les déclencheurs emblématiques de ce mouvement, car ils en présentaient les signes avant-coureurs. Ce sont, de Charles Rosen, Le Style classique, paru pour sa première édition américaine en 1971 ; ensuite, de Jean-Jacques Nattiez, Fondements d’une sémiologie de la musique, en 1975 ; enfin, Myth and music, d’Eero Tarasti, en 1979.
Ce courant de recherches sémiotiques, sorties du courant sémiologique, fit principalement valoir une théorie d’oppositions binaires, identitaire du thème musical, dans la suite d’une nouvelle conception proche de la refonte post-wagnérienne du leitmotiv. Cette nouvelle perception est bel et bien une résurgence d’archétypes d’analyse anciens, dont l’origine logique venait d’Aristote, et qui avaient réapparu au moyen-âge avec la définition du carré de Saint-Anselme de Canterbury. Ce point d’origine du système greimassien a été remarquablement signalé par Mauricio Beuchot, de l’université de Mexico, dans un article comparatif, intitulé « Le carré de Saint Anselme et le carré de Greimas »[3]. Cette analyse, facilement reconvertie au bithématisme de la période musicale classique puis romantique, participe à une représentation imageante en musique, correspondant à une vision, actorielle et univoque, des thèmes musicaux dans des contextes combatifs, ou d’oppositions telles que : vie-mort, amour-haine, bravoure-lâcheté, dans le cadre général d’un système de tension et de détente permettant essentiellement des hypallages et des oxymores.
Il me semble que cette forme d’appréhension du musical – pour confirmer ma position sur une musicologie générale que nous vivons actuellement – me paraît devoir être utile aux musicologues comme aux artistes interprètes. Les compositeurs sont davantage enclins (du moins, je le souhaite) à une ouverture plus élargie sur un imaginaire libre de tout choix, sauf s’ils sentent en eux-mêmes l’exigence de suivre et même de créer un système formel adéquat, œuvre par œuvre. L’imprévisibilité de l’ordre artistique, au-delà de répondre à des critères formels inhérents à l’œuvre musicale, ne possède pas les mêmes exigences d’une pensée anticipante qui restreindrait le champ libre des investigations futures, créant des a priori dans les cycles de mémoire.
Restant dans un identique esprit d’indépendance, la nouvelle édition des Formes symboliques de la musique pourrait à nouveau situer, au centre des réflexions sur la musique actuelle, une objectivité libérée des carcans idéologiques. Les exemples, que je recueille autant chez Rousseau, autre linguiste, que dans la perception musicale de Rameau, signalent bien la précarité des théories esthétiques se voulant fixes ou universelles. Schönberg signalait leurs limites dans le cadre de ses enseignements sur l’harmonie. Ma considération est surtout axée sur un terrain d’observation dynamique permettant, non pas qu’une application d’analyse univoque soit universellement admise pour toutes les musiques, mais que la conception de la forme symbolique de la musique, sans figer son objet, puisse apporter une multitude de façons d’aborder le musical, éloignées de toute tentative dogmatique ou d’une sévère exégèse théorique. Chaque style comme tout mode d’expression du musical pose ses propres spécificités de construction et implique ses formes particulières de compréhension. Au fil des ans, et dans une perception permettant de considérer rétroactivement un point de départ plus approprié au temps de ma première publication, l’approche triadique de Charles Sanders Peirce, appliquée à la particularité musicale, me paraît être aujourd’hui, de tous les principaux paradigmes cognitifs, l’approche la plus représentative pour aborder le contexte compositionnel de l’œuvre musicale dans sa globalité créatrice.
Donc, plus de vingt ans après la première édition de ce livre, je reconnais par l’expérience de mon parcours musical – mais je le savais déjà, à l’époque – que celle-ci portait un discours trop dense, puisque le livre ne suscita une réaction positive que chez les philosophes et les penseurs indépendants de la musique, écartant musicologues et littérateurs du musical[4]. Claude Ballif, que je suivis d’abord comme l’éditeur de son Économie musicale (1988), comme son interprète avec l’ensemble Intervalles, et comme son disciple durant près de dix années,me fit comprendre, dès notre première entrevue, quel abîme existait entre les rhéteurs de la musique et les créateurs d’espaces imaginaires du musical. Mon approche admet l’objet symbolique, car la représentation et le symbole engendrent un mouvement compris dans une osmose que Peirce désignait lui-même comme sémiose. Ce qui ressort, en fait, de l’étude des formes symboliques de la musique est principalement axé sur la considération imaginative de la musique dans le monde des représentations des genres et des actions communicationnelles.
Grâce à ce questionnement initial sur les formes symboliques, engagé depuis 1975, ma vision personnelle du musical a trouvé dans l’étendue de mes travaux un parcours balisé. Après l’apport d’une conception de la forme symbolique, comme il est possible de la trouver préfigurée chez Panofsky dans le contexte pictural, je me suis interrogé sur l’harmonie comme discipline de la composition musicale en développant un discours sur l’analyse du Traité de l’Harmonie de Rameau de 1722, formulée dans un texte intitulé Rameau, l’harmonie et les méprises de la tradition (1986/1992). Ensuite, mon parcours positionne l’existence du concept de topique musicale (1994) et définit progressivement une pluralité possible d’analyses, selon un principe d’analogie avec la rhétorique (1995), la sémiose peircéenne, et aussi le littéraire (1996, 2000). Dans un autre domaine, cinq observations sur des applications sociales et politiques de la musique (2003) pourront éclairer avec autant d’exemples nécessaires ce tout premier ouvrage réédité ce jour.
Bien que confidentiellement reconnu à ses débuts lors de la soutenance d’une thèse en 1991[5], le principe de topique musicale, que j’ai énoncé pour l’avoir repéré dans le devenir musical, paraît aujourd’hui comme un principe accepté. Le terme est communément cité en musicologie française actuelle et chez les sémioticiens de la musique.
En tant que musicien professionnel, je rends hommage à l’enseignement que j’ai eu la chance de recevoir de messieurs les professeurs Michel Guiomar en Sorbonne et Hubert Damisch à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, qui m’ont apporté le goût de la recherche pluridisciplinaire. Mon expérience de compositeur et d’interprète n’a jamais trahi mon profond attachement aux gestes créateurs, attirés par l’immatérialité symbolique. Dans l’univers des termes qui me sont familiers, j’ai pris pour habitude de mettre en relation certaines notions symboliques, telles que psychosensible, forme compositionnelle, harmonicomélodisme ou encore narrativité récurrente.

Juillet 2006



[1] Autres publications de Joseph-François Kremer : Les grandes topiques musicales, pour une théorie de la transmissibilité (Méridiens Klincksieck, 1994) ; L’offrande musicale de Jean-Sébastien Bach (Méridiens Klincksieck, 1994) ; Les Préludes pour piano de Claude Debussy en correspondance avec À la recherche du temps perdu de Marcel Proust (Méridiens Klincksieck, 1996) ; Esthétique musicale :la recherche des dieux enfuis (L’Harmattan, 2000) ; Une Expérience musicale et sociale au Venezuela, vue de l’Ancien Monde (L’Harmattan, 2003).
Réédition, introduction et analyse du Traité d’Harmonie de Jean-Philippe Rameau (Méridiens Klincksieck, 1986  1992) et, également de Jean-Philippe Rameau, du Nouveau Système de musique théorique (Aug. Zurfluh, 1996).
[2] Remarquablement retracé dans La musique et les signes, d’Eero Tarasti, Collection « Sémiotique et philosophie de la musique », Éditions L’Harmattan, Paris, 2006.
[3] Voir Lire Greimas, traduit de l’espagnol par Roberto Baltazar et Eric Landowski, publié sous la direction d’Eric Landowski, Éditions Presses Universitaires de Limoges, 1997.
[4] Voir en appendice de l’ouvrage, toutefois, le compte rendu détaillé sous la signature du musicologue anglais Craig Ayrey, paru dans Music and Letters (1986).
[5] Thèse intitulée : Les grandes topiques musicales, pour une théorie de la transmissibilité (1ère édition 1994). Une seconde édition est en préparation.

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