Remarques à propos de Prodiges et vertiges de l'analogie.
De l'abus des belles lettres dans la pensée de Jacques Bouveresse.
Lorsque nous avons écrit notre petit livre dénonçant
l'usage grossièrement abusif des concepts scientifiques par bon nombre
d'intellectuels philosophico-littéraires français de premier
plan [1], nous nous sentions
comme des étrangers ' et cela, à plus d'un titre' pénétrant
dans un territoire neuf et parfois étrange, dont les habitants ne se
sont pas tous montrés amicaux (c'est le moins qu'on puisse dire). Voilà
pourquoi c'est avec grand plaisir que nous lisons aujourd'hui la défense
vigoureuse ' et le développement ' de nos idées, proposés
dans Prodiges et vertiges de l'analogie par Jacques Bouveresse. En
outre, étant régulièrement accusés d'être
anti-français et anti-philosophie, il nous est particulièrement
agréable de constater que cette défense émane d'un éminent
philosophe enseignant au Collège de France.
Pourtant, nous n'avons pas vraiment été surpris par la réaction
de Bouveresse : en effet, lorsque nous rédigions la section de
notre livre concernant les élucubrations de Lyotard à propos
des fractals, de la théorie des catastrophes, etc. [2],
nous avions pris connaissance du fait qu'une critique très proche de
la nôtre avait été faite plus d'une décennie auparavant
par Bouveresse [3]. En fait,
toute sa carrière philosophique ' couvrant presque quarante années '
se caractérise par ce qu'un de ses interlocuteurs qualifie de « plaidoyer
pour un style de pensée à la fois plus modeste, plus rigoureux
et plus ironique qu'il n'est coutume chez nous [4]. »
Le lecteur ne sera donc pas surpris d'apprendre que nous sommes d'accord avec
à peu près tout ce que Bouveresse dit dans ce livre. Néanmoins,
celui-ci dépasse de loin la simple défense ou explicitation
du nôtre : sa critique du malaise dans la vie intellectuelle va
plus loin et son ton est plus dur et plus indigné. Avant d'illustrer
cette différence au moyen de quelques exemples, il vaut peut-être
la peine de tenter d'expliquer ce que cette différence d'attitude doit
à la différence des milieux respectifs dans lesquels nous avons
été "éduqués".
N'étant ni français ni philosophes [5],
nous sommes de parfaits outsiders dans ce débat. Bouveresse, en revanche,
en est un des acteurs. Élève de l'École normale supérieure
à l'époque où Althusser et Lacan y faisaient figure de
gourous, Bouveresse était considéré avec une certaine
suspicion par ses collègues étudiants ' engagés
à cette époque dans ce que Bouveresse qualifiera plus tard comme
étant « de la pseudo-science, de la mauvaise philosophie
et de la politique imaginaire [6]» '
parce qu'il étudiait des sujets aussi peu importants que la logique
formelle (raison pour laquelle il connaît aujourd'hui, contrairement
à la plupart de ses anciens condisciples, le sens exact du théorème
de Gödel) et qu'il s'intéressait aux philosophes "anglo-saxons"
(donc politiquement suspects) tels que Wittgenstein ou les membres du Cercle
de Vienne [7]. Il est en effet
curieux, mais parfaitement vrai, que dans le Paris des années 1960,
s'intéresser, comme philosophe, à Russell ou à Carnap,
faisait de vous un réactionnaire tandis qu'étudier Heidegger
passait pour progressiste ' voire révolutionnaire. Les expériences
de jeunesse de Bouveresse pourraient très bien l'amener à partager
l'avis de Noam Chomsky lorsque celui-ci écrit : « La
vie intellectuelle française n'est plus, selon moi, qu'un 'star système"
clinquant de pacotille. Quelque chose comme Hollywood. On va d'une absurdité
à l'autre ' stalinisme, existentialisme, structuralisme, Lacan,
Derrida ' les unes obscènes (le stalinisme) et d'autres simplement
infantiles ou ridicules (Lacan et Derrida). Ce qui frappe le plus, cependant,
c'est la pomposité et l'autosatisfaction à chaque étape [8]. »
Etant directement concerné, Bouveresse possède évidemment
une perception plus précise que la nôtre des idiosyncrasies morales
et intellectuelles de certains des secteurs les plus en vue de l'intelligentsia
parisienne contemporaine. Alors que notre réaction aux "impostures"
était plus amusée que vindicative, Bouveresse a de nombreuses
raisons de s'indigner. En effet, si les bavardages de Lacan sur les espaces
compacts n'ont pas eu le moindre effet sur la recherche mathématique
en topologie, de même que les élucubrations de Badiou et Debray
sur le théorème de Gödel restent totalement ignorées
des logiciens professionnels, tous trois ' et le mode de pensée
qu'ils incarnent ' ont eu, du moins en France, de sérieux effets
négatifs sur la pratique de la philosophie et des sciences humaines.
Connaissant de l'intérieur la scène intellectuelle parisienne,
Bouveresse fait une analyse des dommages causés plus détaillée
que nous n'aurions su le faire. D'ailleurs, nous avions insisté, dans
l'introduction de notre livre, sur le fait que notre critique se limitait
à la dénonciation de l'usage abusif des concepts mathématiques
et physiques : « Il va sans dire que nous ne sommes pas compétents
pour juger l'ensemble de l'oeuvre de ces auteurs. Nous savons bien que les
'interventions' de ceux-ci en sciences exactes ne constituent pas l'essentiel
de leurs écrits. Mais lorsqu'une imposture intellectuelle (ou une incompétence
grossière) est découverte dans les travaux de quelqu'un, il
est naturel d'examiner de plus près le reste de son oeuvre. Nous ne
voulons pas préjuger des résultats d'une telle analyse mais
simplement retirer l'aura de profondeur qui a parfois empêché
les étudiants (et les professeurs) de l'entreprendre[9]. »
Lorsqu'on considère le flou absolu de certains écrits intellectuels
concernant des sujets tels que les mathématiques, où il est
possible ' et même naturel ' d'être précis, on ne doit
pas s'étonner de trouver des incongruités encore plus flagrantes
quand ils traitent de domaines (comme la sémiotique ou la psychanalyse
par exemple) dans lesquels il est nécessaire de fournir un effort spécial
pour atteindre le maximum de précision compatible avec la nature du
sujet. Pourtant, alors que nous avions essayé de rester neutres quant
à la gravité du problème, de son côté, Bouveresse
précise que « le problème dont nous parlons est lié
à des habitudes de pensée profondes, qui sont d'un type tout
à fait général et qui produisent simplement des effets
plus burlesques lorsque les auteurs essaient ouvertement de singer la démarche
des scientifiques [10]. »
Un autre sujet sur lequel la réflexion de Bouveresse va au-delà
de la nôtre est celui de la relation existant entre les deux parties
de notre livre qui, comme nous le précisions, est constitué
en fait de deux livres sous une même couverture. Le premier soulève
le problème des « impostures », c'est-à-dire
de l'usage parfaitement abusif des concepts scientifiques par une coterie
de maîtres à penser "post-modernes". Le second s'attaque à
la question bien plus subtile du relativisme cognitif. Nous avions avancé
l'idée que le lien entre ces deux problèmes était bien
plus sociologique que conceptuel ; en outre, il nous semblait que ce
relativisme cognitif était plus répandu aux États-Unis
qu'en France. Pour Bouveresse, la relation est plus étroite :
le relativisme cognitif autorise le manque de rigueur et, réciproquement,
une pensée peu rigoureuse nécessite l'« aide »
du relativisme pour s'auto-justifier : « Si la science n'est,
après tout, qu'une espèce particulière de littérature
qui ne bénéficie d'aucun privilège spécial par
rapport aux autres [...], on ne voit pas ce qui pourrait empêcher ses
instruments les plus techniques de se prêter sans résistance
à des manipulations et à des déformations littéraires
de l'espèce la plus diverse [11]. »
Qui plus est, Bouveresse pense que nous sous-estimons l'influence du relativisme
cognitif en France[12].
Enfin, Bouveresse est plus sévère que nous sur la question de
l'honnêteté : pas seulement à propos des auteurs
que, comme lui, nous critiquons, mais aussi à propos de leurs nombreux
défenseurs dans les médias français ' en particulier
dans le Monde des Livres. Alors que nous ne nous prononçons
pas sur le fait de savoir si les textes que nous citons sont le fruit de la
malhonnêteté ou plus simplement de l'incompétence la plus
grossière, Bouveresse est tenté de répondre « les
deux ». Il démontre, sans équivoque possible, que
certains philosophes français contemporains font preuve d'une ignorance
étonnante lorsqu'ils évoquent les mathématiques ou la
logique formelle ; il soupçonne toutefois ceux-ci d'être
parfaitement conscients de leurs limitations, mais de persister néanmoins
à se poser comme beaucoup plus savants qu'ils ne le sont en réalité.
Sur leurs défenseurs médiatiques, Bouveresse fait un commentaire
particulièrement pertinent : alors que notre qualité de scientifiques
devrait nous permettre de comprendre les concepts techniques invoqués
par Lacan et autres, si seulement ceux-ci avaient un sens, nous sommes constamment
confrontés à des gens qui, sans avoir aucune compétence
scientifique, « prétendent néanmoins que ce qu'ils
ne comprennent pas peut en réalité très bien être
compris [13]» ' sans
expliquer, bien sûr, dans quel sens ces textes devraient être
compris. Là encore, Bouveresse ne semble pas penser que cette attitude
soit attribuable uniquement à l'incompétence.
Bouveresse analyse également avec beaucoup d'astuce la sociologie du
milieu intellectuel et les tactiques dont usent certaines stars médiatiques
(et leurs supporters) pour préserver leurs idées de toute critique
rationnelle. En voici un exemple [14]:
premièrement, vous faites une assertion philosophique ambitieuse et
révolutionnaire à l'appui de laquelle vous citez un résultat
scientifique prestigieux comme le théorème de Gödel ;
ensuite, lorsque les critiques se font plus précises et plus insistantes,
vous expliquez que votre usage de la science est « uniquement métaphorique »
et vous accusez vos critiques de posséder un esprit terriblement littéral [15].
Un autre exemple [16] : commencez
par faire une déclaration tonitruante qui soit illogique ou non fondée ;
ensuite, si l'on vous critique, prenez la pose de la victime et accusez vos
adversaires d'être des « flics de la pensée »,
des « gendarmes » et des « censeurs » [17].
Lorsque des gens qui contrôlent certaines des principales collections
dans des maisons d'édition prestigieuses, qui détiennent de
nombreuses chaires dans les universités et occupent des positions importantes
dans les médias, prétendent régulièrement que
toute critique de leur pensée est une forme de censure, la situation,
comme le dit Bouveresse, devient plutôt comique.
Ce « star système » a pour conséquence que,
dans la vie intellectuelle comme en économie, les riches deviennent
plus riches : « Lorsqu'elle est dirigée contre des intellectuels
d'une certaine catégorie, la critique, même la plus fondée,
est [considérée] par essence policière et inquisitoriale.
[...] La confusion qui plaît à autant de gens et qui est sanctionnée
par des succès aussi incontestables est forcément plus importante
que la clarté que s'obstinent à rechercher quelques-uns. [...]
Les penseurs les plus célèbres doivent bel et bien être
et rester les plus importants. » Comme le note Bouveresse, l'ironie
est que « tout cela montre bien à quel point le système
et la loi du marché contre lesquels on continue à protester
par obligation, sont aujourd'hui, en réalité, acceptés
et intégrés par les représentants de l'esprit » [18].
Nous sommes donc parfaitement d'accord avec Bouveresse lorsqu'il s'oppose
à cette vénération à l'égard des héros
qui, dans la vie intellectuelle comme ailleurs, est intrinsèquement
anti-démocratique : « Il ne faut pas oublier que la
communauté des intellectuels ' en France probablement encore plus qu'ailleurs
' est, quoi qu'on en pense, unifiée bien davantage par une forme de
piété envers les héros qu'elle se choisit que par le
libre examen et l'usage critique de la raison [19]. »
Et il va sans dire que l'obscurité de la pensée peut servir
d'instrument de contrôle social : elle permet à ceux qui
maîtrisent le jargon d'éviter de répondre aux objections,
ou de voir leurs affirmations examinées d'un oeil critique. C'est pour
cette raison que l'obscurité est bien plus qu'une simple perte de temps :
elle est aussi profondément contraire aux idéaux démocratiques.
Comme le faisait remarquer George Orwell il y a un demi-siècle, le
principal avantage qu'il y a à écrire clairement est que, lorsque
vous dites quelque chose de stupide, tout le monde s'en rendra compte, y compris
vous-même [20]. Le
combat que mène Bouveresse ' comme Orwell avant lui ' en faveur de
la clarté et de la logique est donc marqué par une profonde
préoccupation éthique et politique [21].
Quand nous avons écrit notre livre, nous espérions secrètement
que des philosophes professionnels et des historiens de la vie intellectuelle
profiteraient de cette opportunité pour reprendre le travail là
où nous l'avions laissé et pour approfondir nos critiques. Le
livre de Bouveresse a répondu à cet espoir au-delà de
toute attente.
Traduit de l'anglais par Frédéric Cotton, ce texte est une
version légèrement modifiée de la préface de l'édition
espagnole du livre de Jacques Bouveresse, Prodiges et vertiges de l'analogie.
De l'abus des belles lettres dans la pensée (Raisons d'agir, 1999),
qui sera publiée par Libros del Zorzal, Buenos Aires.
[1]. Alan Sokal & Jean
Bricmont, Impostures intellectuelles, Paris, Odile Jacob, 1997; 2ème
édition, Le Livre de Poche, 1999.
[2]. Ibid., chapitre
6.
[3]. Jacques Bouveresse, Rationalité
et cynisme, Paris, Minuit, 1984, p. 125-130.
[4]. Jean-Jacques Rosat, in
Jacques Bouveresse, Le Philosophe et le Réel, Paris, Hachette,
1998, p.5. Ce recueil fascinant d'entretiens offre un très intéressant
tour d'horizon de la carrière et de la pensée philosophique
de Bouveresse.
[5]. S'ils sont tous deux physiciens,
Jean Bricmont est belge et Alan Sokal américain. [NdlR.]
[6]. Ibid., p. 80.
[7]. Jacques Bouveresse, La
Parole malheureuse : de l'alchimie linguistique à la grammaire
philosophique, Paris, Minuit, 1971 ; Wittgenstein : la rime
et la raison ; science, éthique et esthétique, Paris,
Minuit, 1973 ; Le Mythe de l'intériorité : expérience,
signification et langage privé chez Wittgenstein, Paris, Minuit,
(1976) 1987 ; La Force de la règle : Wittgenstein et l'invention
de la nécessité, Paris, Minuit, 1987 ; Herméneutique
et linguistique, suivi de Wittgenstein et la philosophie du langage, Combas,
L'Éclat, 1991 ; Philosophie, mythologie et pseudo-science :
Wittgenstein lecteur de Freud, Combas, L'Éclat, 1991.
[8]. Noam Chomsky, Language
and Politics, Blake Rose Books, Montréal, 1988, p. 310-311.
[9]. Alan Sokal & Jean
Bricmont, Impostures intellectuelles, op. cit., p.16.
[10]. Jacques Bouveresse,
Prodiges et vertiges de l'analogie, Paris, Raisons d'agir, 1999, p.
33.
[11]. Ibid., p. 40-41.
[12] . Voir Ibid., p. 92.
[13]. Ibid., p. 8.
[14]. Ibid., p. 64-65.
[15]. Lire par exemple Julia
Kristeva, « Une désinformation », in Le Nouvel
Observateur, 25 septembre-1er octobre 1997, p. 122 ; Robert
Maggiori, « Fumée sans feu », in Libération,
30 octobre 1997, p. 29.
[16]. Jacques Bouveresse,
Prodiges et vertiges ..., op. cit., p. 18-20.
[17]. « Flics de
la pensée » : Marc Ragon, « L'affaire Sokal,
blague à part », Libération, 6 octobre 1998,
p. 31 ; « Gendarmes » : Élisabeth Roudinesco,
« Sokal et Bricmont sont-ils des imposteurs? », L'Iinfini,
n° 62 (été 1998), p. 27 ; « Censeurs » :
Jacques Derrida, « Sokal et Bricmont ne sont pas sérieux »,
Le Monde, 20 novembre 1997, p. 17. Dans Prodiges et vertiges de
l'analogie, Bouveresse rapporte deux incidents au cours desquels il a
été confronté à de semblables accusations (p.
141-143).
[18]. Jacques Bouveresse,
Prodiges et vertiges ..., op. cit., resp. p. 136-138.
Ce défaut n'est pas une exclusivité française. On peut
aussi le retrouver dans certains secteurs les plus en vue de l'université
nord-américaine, comme l'ont fait remarquer, entre autres: Katha Pollitt,
« Pomolotov cocktail », The Nation, 10 juin 1996,
p.9 ; Barbara Epstein, « Postmodernism and the left »,
NewPolitics, n° 6 (2) (hiver 1997), p. 130-144 ; Barbara
Epstein, « Corporate culture and the academic left »,
in Market Killing : What the Free Market Does and What Social Scientists
Can Do About It, Greg Philo et David miller (ed.), Longman, New York,
2000 ; Carlos Reynoso, Apogeo y decadencia de los estudios culturales,
Gedisa, Barcelone, 2000
[19]. Jacques Bouveresse,
Prodiges et vertiges ..., op. cit., p. 41.
[20]. George Orwell, « Politics
and the English language », in A Collection of Essays, Harcourt
Brace Jovanovich, New York, 1953, p. 171.
[21]. Lire aussi Pierre Jacob,
« Jacques Bouveresse, prix de l'Union rationaliste 1999 »,
Les Cahiers rationalistes, n° 542-543 (mars-avril 2000), p. 10-17.