DOGMA

Angèle Kremer Marietti

Comte ou une science politique conçue comme science
de la consistance agrégative

Version révisée de l'article paru dans Les Etudes Philosophiques, Juillet-septembre 3/1974, Paris, PUF.

Ma thèse est que cette science politique authentique se donnerait la tâche de construire et de reconstruire un agrégat bien lié, selon le terme d'un politologue contemporain qui définit en le délimitant l'objet de la science politique comme «l'étude du mode de formation et des conditions de stabilité des agrégats » (Revue. française de science politique, oct.-déc. 1952, p. 652). Or ce que cherche Auguste Comte c'est bien à découvrir ce par quoi la société pourra se réorganiser, c'est-à-dire passer de l'état critique de désagrégation à un état organique d'agrégation. C'est pourquoi j'ai cherché à saisir ce que pourrait être cette science politique dont les bases sont jetées dans l'Opuscule fondamental de mai 1822, intitulé Plan des travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la société[1], qui reparut en 1824 sous le titre que Comte jugea ensuite prématuré de « Système de politique positive », apportant l'essentiel des idées sur lesquelles devait se fonder la sociologie positiviste.

Dans sa Préface spéciale de 1854, Auguste Comte confirme en effet que si sa politique continue sa philosophie c'est bien que sa philosophie fut instituée pour servir de base à sa politique. Par cette philosophie il légitimait sa politique. En fait, Si l'on reprend l'ordre de la recherche, il apparaît qu'une théorie de l'histoire fonde et cette politique même et la philosophie destinée à la constituer légitimement. C'est ainsi que pour comprendre la fonction nécessaire de la science politique projetée, il faut avant tout considérer la théorie de l'histoire que Comte a développée dans l'article de 1820 intitulé Sommaire appréciation de l'ensemble du passé moderne[2], dans lequel il établit un certain ordre d'exigences méthodologiques susceptibles de s'appliquer fructueusement à l'évolution historique des sociétés soumises à l'examen positif.

En effet, Auguste Comte institue en histoire la double considération de la série et du système, conciliant le point de vue dynamique et le point de vue statique, autrement dit diachronie et synchronie. Se donnant une époque historique élargie, depuis le IIIe ou le IVe siècle jusqu'au XVIIIe siècle, Comte observe la constitution progressive d'un système théologico-militaire, se réalisant selon le développement d'une série croissante, ainsi que la constitution progressive d'un système scientifico-industriel, s'accomplissant selon un double mouvement : le développement d'une série décroissante et, se poursuivant simultanément, le développement d'une série croissante. Ainsi, depuis le début de la première série croissante établissant le premier système jusqu'au point d'équilibre maximal de ce système, se déploie une « première série » ; ensuite, à partir du point maximal de cette première série, point qui correspond à l'apogée du premier système, va commencer une série décroissante qui tendra à détruire ou annihiler ce premier système en pleine maturité ; en même temps commencera une série croissante destinée à instaurer un nouveau système, appelé à remplacer le premier. Il ne serait pas abusif d'interpréter ces mouvements historiques comme dialectiques, puisque la « première série » croissante pose un système (thèse) que la « seconde série » nie (antithèse) et que la « troisième série » remplace par la constitution d'un système autre, mais dans lequel se retrouve le même jeu des pouvoirs temporel et spirituel, pôles constants des sociétés que sont le principe directeur matériel et le principe directeur idéologique : nous pouvons appeler synthèse ce nouveau système, non pas qu il reprenne les éléments de l'ancien mais parce qu'en lui opèrent deux principes dont le rôle est identique aux deux pouvoirs de l'ancien. Avant de préciser historiquement cette théorie, nous pouvons figurer sa structure qui peut se représenter selon un concours de courbes.

L'étude du premier système peut seule être élaborée complètement puisque, non seulement le système en question s'est parfaitement accompli, mais encore il est désormais définitivement contrecarré. Le système, pour se constituer, doit s'appuyer sur les deux principes directeurs : pouvoir spirituel et pouvoir temporel – ici le pouvoir spirituel précède historiquement le pouvoir temporel : chronologiquement, le commencement en est la prépondérance du christianisme en Europe où il s'installe selon trois étapes qu'observe Auguste Comte :

  1. L'édit de Milan (313) ;
  2. Le premier Concile oecuménique de Nicée (325);
  3. Le passage du christianisme au rang de religion d'Etat sous Théodose 1er (379-395).
Ainsi se réalise positivement le pouvoir spirituel. Quant au pouvoir temporel, il s'établit par la voie des invasions germaniques :
  1. L'invasion du nord de l'Italie par le Goth Alaric (402) ;
  2. Odoacre achève l'Empire d'Occident (476) ;
  3. Le baptême de Clovis (496), le symbole de la situation des deux pouvoirs.

Si les deux pouvoirs sont alors rapprochés, ils ne sont pour Comte constitués qu'aux XIe et XIIe siècles, si l'on tient le Concordat de Worms (1122) comme le couronnement de la lutte du Sacerdoce et de l'Empire : dès lors est établie la distinction entre l'investiture spirituelle et l'investiture temporelle. À la même époque, d'une part s'établit la féodalité comme pouvoir national, d'autre part s'organise l'autorité du Saint-Siège comme pouvoir européen. La féodalité est aussi une réponse chrétienne au problème économique de l'époque, entre l'esclavage moralement impossible et le salariat économiquement impossible. La source des richesses est la terre conquise à la guerre par les seigneurs, cultivée par les vassaux, aussi rend-elle impossibles encore la notion de propriété et la notion d'Etat : les individus sont reliés les uns aux autres conformément au mode de production selon un système de services réciproques se résumant dans les termes «assistance et loyalisme».

L'hégémonie spirituelle de la papauté est marquée par le Concordat de Worms. Le pape et l'empereur sont au sommet de la hiérarchie présidant aux destinées des corps et des âmes : l'équilibre du système est conditionné désormais par les rapports de l'Empire et de la Royauté. Ce qui a permis la constitution du pouvoir spirituel, ce fut le renversement du polythéisme et l'établissement de la religion chrétienne, et cela grâce au jeu du pouvoir temporel qui étrangla économiquement le monde païen. Ces deux éléments directeurs du système que sont le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel sont dans la plus étroite dépendance : l'un ne saurait être remplacé sans que l'autre ne le soit aussi. De même que ce système théologico-militaire a pris naissance pendant la durée du système précédent, de même, au moment où il est constitué, commence le système suivant, scientifico-industriel.

Le système suivant commence donc à apparaître alors que l'ancien, le système théologico-militaire, vient de se constituer. Examinons les deux séries qui concourent à faire disparaître ce dernier, d'une part, et à le remplacer, d'autre part. Les éléments hostiles seront extérieurs : tandis que ces deux pouvoirs s'affirment et coopèrent, deux capacités se font jour et se développent. Pour le pôle temporel de ce système, l'élément antagoniste sera l'affranchissement des communes ; pour le pôle spirituel, ce sera l'introduction des sciences positives en Europe par les Arabes.

Déjà, l'histoire profonde révèle quel sera le système virtuel : un système de production, tandis que l'histoire apparente montre un système de conquête. Auguste Comte souligne l'importance de la bourgeoisie qui va monnayer les chartes des communes : l'argent joue doublement le rôle émancipateur. Résultat du travail bourgeois, il est la preuve de la capacité industrielle; celle-ci a une existence indépendante du pouvoir militaire et fonde la propriété sur le travail, non plus sur la conquête. Tandis que le premier système se renforce du point de vue théologique, de saint Augustin (354-430) à saint Thomas (1225-1274), et, du point de vue féodal, de Clovis (466-511) à Louis IX (1226-1270), le second système se développe dans la mesure où se développent science et industrie : le monde du travail s'organise, en même temps que la science prend son essor : la capacité scientifique s'apprête à prendre la relève du pouvoir théologique.

C'est au XVIè siècle que l'histoire latente devient manifeste; du point de vue spirituel avec l'attaque faite par Luther contre le pouvoir spirituel de Rome : en 1520, la rupture était consommée et le pouvoir papal n'était plus pouvoir européen ; du point de vue temporel, il faut mettre avec Comte du même côté l'œuvre de Richelieu, qui travailla à renverser la féodalité, et celle de Louis XIV, qui réduisit la noblesse à un rôle insignifiant. Au contraire, c'est contre la royauté que l'attaque fut dirigée en Angleterre. Comte montre que sous l'histoire apparente qui oppose les rois aux papes et les autorités royale et féodale entre elles, il y a lieu de considérer une histoire réelle qui est celle de la lutte des communes et qui se ramène à une lutte de classes, puisque les commune se coalisent «avec une portion du pouvoir temporel pour attaquer l'autre portion» (Sommaire appréciation, Aubier, p.57) : Comte met en lumière comment les communes se sont toujours appuyées sur le pouvoir «qui se trouvait à chaque époque, et dans chaque pays, être le plus libéral, c'est-à-dire le plus conforme à leurs intérêts » (Sommaire appréciation, p.59-60) ; en outre, elles agirent directement aussi au moyen des deux capacités scientifique et industrielle qui luttèrent chacune sur son terrain, combattant «corps à corps le pouvoir correspondant » (Sommaire appréciation, p.61). Enfin, la Révolution est le dernier acte de cette série décroissante du système théologico-militaire, toutefois pour Comte on ne peut être garanti de la destruction que pour autant on a veillé au remplacement, selon la formule : On ne détruit que ce qu'on remplace. Le système parlementaire lui semble une étape provisoire avant le nouveau système.

Voyons quelles sont les moments positifs de la série croissante destinée à mener ce nouveau système à maturité. L'antagonisme respectif des pouvoirs et des capacités est vécu dans la réalité historique par des classes sociales différentes : ce que souligne très correctement Auguste Comte en précisant que les capacités «étaient établies en dehors de l'ancien système, étant possédées par des classes distinctes et indépendantes, sous ce rapport, du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel» (Sommaire appréciation, p.74). Sous l'objectif immédiat et apparent, les communes visent un objectif plus lointain qui les insère dans un système dans lequel elles pourraient se développer en classe dominante. À la décadence continue de l'ancien système correspond l'organisation progressive des capacités : le conflit joue un rôle nécessaire dans l'évolution historique, il prend la forme de l'affranchissement des communes et celle de l'introduction des sciences positives par les Arabes ; cette double forme de conflit constitue la «révolution fondamentale» (Sommaire appréciation, p.76) libérant deux forces antagonistes des anciens éléments du système féodal et théologique.

Tout s'est passé comme si les communes avaient préparé l'organisation de la société du système scientifico-industriel suivant un plan qu'explicite Auguste Comte de la façon suivante :

« S'occuper uniquement d'agir sur la nature, pour la modifier autant que possible de la manière la plus avantageuse à l'espèce humaine; ne tendre à exercer d'action sur les hommes que pour les déterminer à concourir à cette action générale sur les choses » (Sommaire appréciation, p. 80).

Ainsi le travail a été le seul moyen d'action, que ce soit du point de vue industriel ou du point de vue scientifique : capacité industrielle et capacité scientifique, développement de l'industrie et développement de la science sont présentés comme la lutte sociale indirecte efficace animée de la «force de l'intérêt commun» et de la « force de la démonstration » se combinant pour vaincre les forces adverses : force physique et force de superstition. L'histoire du travail et l'histoire de la science sont à cette époque les éléments constitutifs de la série croissante ; en effet, le développement économique, qui ne peut être que celui de la bourgeoisie, et le développement intellectuel tendent à substituer un nouveau système à l'ancien.

Sur cette époque d'affirmation de la bourgeoisie on peut voir dans le Manifeste du parti communiste une illustration remarquable, venant confirmer les vues historiques de Comte quant à l'existence d'une série croissante tendant vers un système scientifico-industriel. Comte passe d'ailleurs en revue les progrès civils et politiques accomplis par le nouveau système, aussi bien du point de vue temporel que du point de vue spirituel. Il remarque, entre autres, la dépendance du système de guerre envers les arts industriels et les sciences d'observation, en même temps que l'accroissement d'influence politique des communes, le passage des sciences à un degré positif «selon l'ordre naturel» (des mathématiques à la biologie), surtout l'expansion de l'éducation, le rôle capital qu'elle est appelée à jouer dans le nouveau système, soit pour faire progresser l'industrie, soit pour faire progresser la science, tandis que dans l'ancien système seul prévalait le prestige de certains hommes en vue de l'asservissement de certains autres. Enfin, Comte signale que les chefs du peuple ne sont plus militaires mais industriels, ce que Marx et Engels lui confirmeraient totalement.

C'est maintenant qu'une science politique conçue comme science de la consistance agrégative se fait historiquement nécessaire. En effet, le système scientifique et industriel n'est pas tout à fait constitué ; en outre, la tournure que prennent les choses au moment où Auguste Comte les observe ne laisse pas d'être inquiétante. Même Si la «force même des choses» (Sommaire appréciation, p.73) est telle qu'il est «impossible par la nature des choses » (Sommaire appréciation, pp.77-78) que l'homme domine directement les progrès de l'esprit humain ou l'histoire générale qui ressort de la théorie historique de Comte, toutefois les hommes ont le pouvoir de soumettre les «effets secondaires » des grands développements de l'histoire. Ainsi, on ne peut rétablir l'ordre du passé car il faudrait alors abolir un à un tous les développements de la civilisation qui ont déterminé la disparition du pouvoir passé ; entre autres, il faudrait abolir la philosophie du XVIIIe siècle, la Réforme du XVIe siècle, le développement des sciences positives, revenir au servage des classes laborieuses comme si les communes ne s'étaient pas affranchies.

Pour Comte, si la société se retrouvait placée dans les mêmes conditions, elle suivrait de nouveau la marche qui l'a conduite où elle en est aujourd'hui. Cette idée de la nécessité de la marche de la civilisation, qui constitue l'essentiel de l'histoire générale de Comte, ne rend cependant pas superflue une véritable science de la politique, au contraire elle la fonde scientifiquement. Si, en effet, la chute du système féodal et théologique n'est pas due à des causes récentes, isolées ou accidentelles, si elle n'est pas l'effet de la crise mais au contraire si elle en est le principe, il faut admettre que la décadence du système théologico-militaire s'est effectuée selon une progression continue pendant les siècles précédents et par une suite de modifications indépendantes de la volonté humaine, auxquelles toutefois toutes les classes de la société ont concouru soit en gagnant du terrain, soit en en perdant, et dont les rois eux-mêmes ont été les agents inconscients.

Si l'évolution historique ne peut se subordonner aux vues systématiques et s'il existe une « loi supérieure de l'esprit humain », à savoir des systèmes, des séries, en un mot des structures selon lesquelles s'organisent et d'ailleurs s'engendrent les réalités historiques et sociales, il n'en reste pas moins possible désormais de connaître ces structures et de penser l'évolution historique passée pour envisager le futur. L'histoire générale envisagée par Comte permet la politique à longue échéance. Comte affirme, sur la base de ses observations positives, que les structures ne dépendent pas des hommes ; loin d'être le fait des pouvoirs, elles sont le fait des capacités ; ce que nous pouvons traduire c'est que, loin de ressortir des systèmes a priori dictés par la volonté humaine, elles dépendent de réalités sociales et historiques que sont les capacités, c'est-à-dire le devenir scientifique et théorique lié au devenir technique et pratique. Les pratiques réelles de la pensée humaine, restée longtemps inconnue, comme les pratiques réelles de l'action humaine, elle-même restée longtemps occultée : telles sont les réalités majeures dont dépend finalement la politique réelle. Une science politique, ce sera une science consciente de ces différentes «pratiques» et apte à jouer, à partir des causes essentielles, sur les «effets secondaires» laissés à la liberté humaine. Ces structures se réalisent effectivement selon un ordre intellectuellement reconnaissable et rationnellement explicable : la «connaissance que nous pouvons en avoir est a posteriori, mais à partir de cette connaissance nous pouvons améliorer notre histoire selon ce que nous pouvons ajouter d'interprétation à ces lois rigoureuses.

Comte est explicite sur la réalité de ces structures qui ne sont pas seulement des lois formelles mais des forces : «Quoique cette force dérive de nous, il n'est pas plus en notre pouvoir de nous soustraire à son influence ou de maîtriser son action, que de changer à notre gré l'impulsion primitive qui fait circuler notre planète autour du soleil » (Sommaire appréciation, p.78). La science politique, ce serait une science fondée sur l'histoire générale, une science théorique de la pratique réelle ; philosophiquement, on pourrait voir en elle la justification de l'action humaine devenue consciente. Comme l'écrit Comte : «Tout ce que nous pouvons, c'est obéir à cette loi (notre véritable providence), avec connaissance de cause, en nous rendant compte de la marche qu'elle nous prescrit, au lieu d'être poussés aveuglément par elle » (ibid.). Mais les hypothèses ne sont pas éliminées de la science politique :

«Mais, malgré cela, quand nous voyons dans l'ordre politique une série d'événements qui s'enchaînent de la même manière que si les hommes qui en ont été les agents s'étaient conduits d'après un plan, n'est-il pas permis d'employer cette supposition pour faire mieux ressortir cet enchaînement ? » (Sommaire appréciation, p.79).

Il n'en va pas autrement dans les sciences physiques, et il doit en être de même dans les sciences politiques. Après coup, une nécessité d'enchaînement ressemble à s'y méprendre à un plan prémédité : la seule différence objective tient à ce que la nécessité d'enchaînement est reconnue a posteriori ; tandis que le plan prémédité est énoncé a priori. La politique scientifique de l'âge adulte de la pensée et de l'action humaines doit donc s'en tenir à cette connaissance et la mettre à profit.

La science historique et la science politique ne font pas double emploi ; si la première révèle les contradictions en marche et le devenir des sociétés, la seconde détient la clé du consensus et de l'organisation. Tandis que l'histoire est dialectique, la politique est organique et positive et cela même n'est pas contradictoire, car au même moment s'affirment les deux mouvements : le mouvement de croissance, organique, et le mouvement de décadence, critique. Même lorsque l'histoire manifeste semble positive, elle recouvre une histoire latente qui la nie ; cela dit, la science politique ne peut que dépendre directement des observations générales de l'histoire, mais elle apporte, au-delà de la scission qui est un signe de décadence du système, la consistance positive du nouveau système. Science auxiliaire de l'histoire générale, la science politique peut accélérer le dénouement de la crise qu'analyse Auguste Comte en 1822 et qui se résume ainsi : « Un système social qui s'éteint, un nouveau système parvenu à son entière maturité et qui tend à se constituer » (Plan des travaux scientifiques, L'Harmattan, p.55). On peut dire que l'anarchie historique, élément de dissolution de la société, ne peut avoir sa solution que dans l'organisation politique, élément de consolidation de la société. L'organisation politique est la voie par laquelle la société «est conduite vers l'état social définitif de l'espèce humaine, le plus convenable à sa nature, celui où tous ses moyens de prospérité doivent recevoir leur plus entier développement et leur application la plus directe » (Plan des travaux scientifiques, p.56).

La crise qu'observe Auguste Comte est réelle au moment où il l'observe, mais c'est le type même de la crise de société qui se ramène à la coexistence de deux tendances opposées : tendance à la dissolution et tendance à l'organisation. C'est une réalité dont il peut tirer le concept général de crise. Chaque fois qu'un système est en voie de désorganisation pour livrer passage à l'avènement d'un nouveau système, on constate ce genre de crise de civilisation dont la phase la plus aiguë apparaît lorsque la tendance à la désorganisation est dominante, mais cela même est «dans la nature des choses» (ibid.). Il faut savoir mesurer la maturité, l'accomplissement de la désorganisation et être à même de juger quand il est temps de mettre en oeuvre les forces d'organisation, car il est propre à la crise de nuire, non seulement à l'installation du nouveau système, mais encore à la destruction totale de l'ancien, alors qu'il est pourtant devenu intolérable. Aussi bien une crise de ce genre s'accompagne-t-elle de « secousses terribles et sans cesse renaissantes » (ibid.). La crise est historique, comme la fièvre est pathologique, la politique peut faire ici ce que fait la médecine : connaissant la réalité profonde de la société, la science politique détient le ressort positif de cette société; il y a un moment de la crise propice à la reprise positive. Comme l'écrit Comte:

« La seule manière de mettre un terme à cette orageuse situation, d'arrêter l'anarchie qui envahit de jour en jour la société, en un mot, de réduire la crise à un simple mouvement moral, c'est de déterminer les nations civilisées à quitter la direction critique pour prendre la direction organique, à porter tous leurs efforts vers la formation du nouveau système social, objet définitif de la crise, et pour lequel tout ce qui s'est fait jusqu'à présent n'est que préparatoire» (Plan des travaux scientifiques, p.56-57).

Ainsi il appartient à la science politique d'expliciter les causes qui empêchent la société de s'orienter vers la voie organique. Ce n'est que par l'établissement de ces causes que pourra se préciser l'emploi des moyens propres à remédier à l'état de fait, et c'est à partir de ces causes que pourront se déterminer «les forces qui doivent entraîner la société dans la route du nouveau système» (Plan des travaux scientifiques, p.57). La leçon de l'histoire que retient la science politique est que ce qui est passé ne peut plus revenir et qu'il est vain de s'acharner à rétablir une situation politique désorganisée : telle est l'erreur des rois qui veulent faire cesser l'anarchie par la poursuite chimérique du rétablissement du système dépassé. Dans cette vaine volonté il n'y a pas que l'intérêt qui joue, mais encore une pensée qui est venue à des esprits de bonne foi mais ignorants de la marche historique profonde des sociétés. Ceux-là ne voient pas ou ne veulent pas voir que la société tend à l'établissement d'un nouveau système «plus parfait et non moins consistant que l'ancien» (Plan des travaux scientifiques, p.58) : ce nouveau système est nécessairement plus parfait que l'ancien en égard à l'état de choses, en égard au développement humain qui s'est produit de par la logique de l'ancien système ; il ne s'agit pas d'une perfection en soi ni du fait de se rapprocher d'une perfection absolue, mais relativement et historiquement le nouveau système est plus parfait car il va convenir à la nouvelle étape historique, alors que l'ancien système a prouvé qu'il n'y suffisait plus, qu'il ne convenait plus à la situation historique totale. Ce sont les gouvernants qui tendent ainsi désespérément à rétablir la situation passée car ils sont conscients profondément de la situation anarchique; or, il se trouve que cet effort désespéré fait lui-même partie du tableau de l'anarchie, il en est même un facteur certain et inconscient.

Enfermés dans la logique de l'ancien système, les gouvernants sont incapables d'admettre la nécessité d'un système tout autre, ni de comprendre encore moins sa logique. Alors qu'ils cherchent à remédier à ce qu'ils croient être des accidents récents et isolés, ce qui leur échappe c'est bien que la chute de l'ancien système « ne tient point, comme l'écrit Comte, à des causes récentes, isolées, et en quelque sorte accidentelles » (Plan des travaux scientifiques, p.58). Faire machine arrière, c'est revenir au point où la crise s'est déclenchée. Une connaissance de l'évolution historique permet de s'assurer l'impossibilité de supprimer, sous le rapport spirituel, tout une chaîne d'étapes : la philosophie du XVIIIe siècle, avant elle la réforme du XVIe siècle qui en est la cause, avant cette dernière le progrès des sciences d'observation.

De même, sous le rapport temporel, il s'avère aussi impossible de rétablir le servage que de faire que les communes ne se soient pas affranchies. Non seulement cette régression historique est absurde et monstrueuse, mais encore ceux-là mêmes qui la souhaitent concourent inconsciemment à la rendre impossible, puisque à leur insu ils participent à la dissolution de l'ancien système et à la formation du nouveau. Deux faits au moins le prouvent à l'époque : c'est d'une part l'encouragement que les rois prodiguent à la propagation des arts, des sciences et des techniques, c'est d'autre part ce traité de la sainte-alliance par lequel «les rois ont dégradé autant qu'il était en eux le pouvoir théologique, base principale de l'ancien système, en formant un conseil européen suprême, dans lequel ce pouvoir n'a même pas une voix consultative» (Plan des travaux scientifiques, p.60). Mieux encore, il n'est pas une démarche accomplie en faveur du rétablissement de l'ancien système qui ne soit accompagnée d'une démarche orientée dans le sens contraire. Comte souligne ainsi qu'à un moment avancé de crise la contradiction est à son plus haut point chez ceux qui refusent le changement.

La contradiction qui frappe l'action des rois concerne les faits, tandis que celle qui touche les peuples concerne les principes. Les tenants de l'ancien système évoluent nécessairement dans une contradiction réelle, leur incohérence se déploie dans les choses et leur action même, qui se veut correctrice, au contraire, se niant elle-même, contribue pour une part non négligeable à prolonger la crise. De leur côté, les tenants du nouveau système s'attardent dans les contradictions de la révolution et retardent son accomplissement positif. L'ignorance de la science politique caractérise les peuples, tandis que les rois manifestent l'ignorance de la science historique; les peuples ignorent en effet, comme l'explicite Comte, les « conditions fondamentales que doit remplir un système social quelconque pour avoir une consistance véritable» (Plan des travaux scientifiques, p.61). Ainsi ce que connaissent les rois presque d'instinct, du moins par tradition et selon les institutions, les peuples l'ignorent : les lois de consistance qui caractérisent la synchronie du système étaient consolidées par la force de la tradition, aussi bien les lois d'évolution qui caractérisent la diachronie étaient-elles ignorées et par conséquent sont-elles niées par les rois ; maintenant que les peuples sont sensibles aux lois historiques de l'évolution et qu'ils sont emportés dans le mouvement de la diachronie, ils se révèlent incapables de penser les lois nécessaires à la consistance et devant permettre une nouvelle équilibration de la synchronie.

La science politique devient d'une urgence redoublée pour sa spécificité à savoir les principes organiques, tandis que les principes critiques sont la spécificité de la science historique impliquée dans les développements pratiques. Si la théorie de la révolution convient à l'action révolutionnaire pratiquement effective, cependant, une fois la dissolution accomplie, à la théorie de la révolution doit se substituer une théorie de l'organisation. Tel est l'enseignement du concret social que tire Comte d'une observation profonde de l'état réel de la société. Il semble que la même loi d'inertie joue pour les peuples comme elle a joué pour les rois : en effet, les peuples sont emportés dans leur doctrine critique au point de vouloir reconstituer une société à partir de principes destinés à la dissoudre. Ce dont souffre le nouveau système à peine existant, c'est d'un manque manifeste de théorie appropriée : seule la science politique est capable de mettre au jour ces principes essentiels nécessaires. La précipitation n'est pas bonne conseillère en la matière : comment peut-on croire possible de produire d'un seul coup toute l'économie d'un système? Oublie-t-on que la fondation du système théologico-militaire n'a pris sa forme définitive qu'au XIVe siècle? Il n'a pas fallu moins de cinq siècles à compter du triomphe de la doctrine chrétienne et de l'établissement des peuples du Nord dans l'Empire d'Occident. La doctrine critique s'est elle-même lentement développée. Alors qu'il est normal que cette doctrine s'en prenne au pouvoir pour le détruire, il n'est plus pensable qu'elle soit en vigueur au moment où il est opportun de construire la société et le pouvoir politique qui lui convient; or, par une étrange aberration, les peuples s'apprêtent à construire en privant le nouveau système d'un pouvoir politique efficace; c'est ce qu'écrit Comte : «Le gouvernement qui, dans tout état de choses régulier, est la tête de la société, le guide et l'agent de l'action générale, est systématiquement dépouillé, par ces doctrines, de tout principe d'activité» (Plan des travaux scientifiques, p.62). Les révolutionnaires commettent l'erreur de considérer le gouvernement et le pouvoir politique du système à consolider comme l'ennemi « contre lequel la société doit se fortifier par les garanties qu'elle a conquises, en se tenant vis-à-vis de lui dans un état permanent de défiance et d'hostilité défensive prête à éclater au premier symptôme d'attaque» (Plan des travaux scientifiques, p.62).

Le refus du pouvoir politique, du point de vue temporel, a son corollaire, du point de vue spirituel, dans le dogme critique de la liberté illimitée de conscience; si ce dogme critique a eu tout son effet dans la décadence des croyances théologiques, il s'avère inactuel si l'on veut en faire une base de la réorganisation sociale. Il consiste, en effet, à «empêcher l'établissement uniforme d'un système quelconque d'idées générales, sans lequel néanmoins il n'y a pas de société, en proclamant la souveraineté de chaque raison individuelle» (Plan des travaux scientifiques, p.63). Ce dogme est parfaitement valable quand on l'applique aux idées qui doivent disparaître, mais il est frappé de nullité quand il s'agit du nouveau système, car ce n'est plus de dogme qu'il s'agit alors et, pris comme principe organique, il se contredit lui-même et rendrait d'ailleurs impossible à jamais la réorganisation de la société. En matière scientifique, on ne peut défendre une liberté de conscience illimitée : pour la science politique il doit en être comme pour les autres sciences; si ce dogme est acceptable dans une période transitoire, il ne peut, dans une période définitive, devenir un principe général, à moins de s'installer définitivement dans l'anarchie.

Autre corollaire du refus du pouvoir politique et répondant à cette liberté individuelle des consciences, c'est le dogme de la souveraineté du peuple, dogme antiféodal par excellence, valable et efficace pour combattre le principe de droit divin; on ne peut, selon Comte, toutefois en faire la base politique de la réorganisation sociale, pas plus que le dogme de la liberté illimitée de conscience ne peut en être la base morale : ce serait remplacer un arbitraire par un autre et retomber dans le règne de l'anarchie. Le meilleur effet de ce dogme est «le démembrement général du corps politique, en conduisant à placer le pouvoir dans les classes les moins civilisées, comme le premier tend à l'entier isolement des esprits, en investissant les hommes les moins éclairés d'un droit de contrôle absolu sur le système d'idées générales arrêté par les esprits supérieurs pour servir de guide à la société» (Plan des travaux scientifiques, p.64). La souveraineté du peuple, dogme de la démocratie, ne peut être le prétexte populaire pour laisser passer l'incompétence et légitimer l'anarchie. Si, comme Comte l'a montré dans le premier opuscule de philosophie sociale[3], le peuple doit être consulté sur ses intérêts, la science politique ne s'improvise pas plus qu'une autre science et ce serait mal servir le peuple que de lui laisser croire qu'il connaît d'instinct les moyens politiques de réaliser cette organisation de la société qu'il souhaite si ardemment. Le peuple reste souverain en ce qui concerne ses désirs, mais la réalisation de ses désirs ne doit pas être la proie des opinions, elle doit être étayée sur une théorie scientifique qui demande l'information, la compétence, l'observation, la réflexion de l'homme de science. Le peuple a des désirs qui restent souverains mais il n'est pas lui-même souverain en matière de science politique, pas plus qu'il ne l'est en matière de science médicale, ou de science physique. Cela dit, le théoricien de la politique du peuple doit mesurer la responsabilité qui lui échoit dans la période positive de construction du nouveau système. L'entreprise de réorganisation sociale suppose donc radicalement accomplie l'action critique populaire : c'est là qu'apparaît le point de jonction entre la science historique et la science politique; cette dernière demeure en étroite collaboration avec l'histoire générale : d'une saine théorie de l'histoire découlera une saine théorie de la politique. C'est d'ailleurs le point de vue auquel est placé Auguste Comte pour se permettre, quant à lui, la critique des rois et la critique des peuples ; ce n'est pas un point de vue «politique», comme on pourrait le lui reprocher superficiellement, mais un point de vue objectivement épistémologique.

Le travail politique nécessaire à la constitution et à la conservation du nouveau système est un travail essentiellement scientifique : c'est ce que prouve le «mécanisme de la politique pratique» (Plan des travaux scientifiques, p.70) qui oscille à chaque pas entre «l'absurdité de l'ancien système» et «le danger d'anarchie». Or, ce que l'époque exige, la double condition de l'abandon de l'ancien système et de l'établissement d'un ordre régulier et stable, ce ne peut être ni le résultat d'une improvisation ni celui d'une recherche indisciplinée. D'ailleurs, lorsque Comte montre la nécessité de concevoir le travail politique comme une «entreprise essentiellement théorique» (Plan des travaux scientifiques, p.75), il ne veut pas dire qu'il faut «improviser, jusque dans le plus mince détail, le plan total de la réorganisation sociale» (Plan des travaux scientifiques, p.74), puisque c'est justement ce contre quoi il s'élève ; aussi la séparation de la théorie et de la pratique ne doit-elle pas être abusivement interprétée : il s'agit, d'une part, d'édifier la théorie scientifique appelée à remplacer l'ancien pouvoir spirituel, qui était échu à la doctrine chrétienne, et, d'autre part, de mettre sur pied les pratiques ou les causes instrumentales déterminant «le mode de répartition du pouvoir et l'ensemble d'institutions administratives les plus conformes à l'esprit du système, tel qu'il a été arrêté par les travaux théoriques» (Plan des travaux scientifiques, p.75). Dans ce cas, il est bien évident que le travail d'application ne peut que suivre le travail théorique. Faute de théorie scientifiquement élaborée, les efforts de constitution du nouveau système ont été en fait accomplis dans l'horizon de l'ancien système : telles furent conçues les dix constitutions produites en trente ans au lendemain de la Révolution française. Elles ne s'attachaient qu'à des applications pratiques telles que la division en pouvoir législatif et pouvoir exécutif.

Aussi ce qu'on a cru être un véritable système social nouveau n'était finalement que «l'ancien système dépouillé par la doctrine critique de tout ce qui constituait sa vigueur, réduit au misérable état d'un squelette décharné» (Plan des travaux scientifiques, p.78). La conséquence inévitable apparaît être le fait indésirable de la dissolution totale de la société dans l'acharnement à attaquer l'ancien système qui n'en peut mais, sans lui apporter le change ; la seule issue prévisible reste alors l'anarchie. Ainsi, refuser la considération de la théorie, c'est en fait se ranger à une théorie surannée et, qui plus est, de façon inconsciente. La distinction et même la séparation des travaux théoriques et des travaux pratiques avec la combinaison des efforts théoriques et pratiques, voilà qui caractérise un degré élevé de civilisation : s'il est permis jusqu'à un certain point de critiquer une séparation pure et simple en tant qu'elle divise les hommes en théoriciens et praticiens, cette critique s'avère nulle du fait de la combinaison vers laquelle tendent les efforts théoriques et pratiques : l'application n'étant pas une action étrangère à la conception de la théorie mais essentiellement l'accomplissement et le couronnement de la recherche théorique. L'exemple de l'ancien système théologico-militaire est la preuve nécessaire de la division de la théorie et de la pratique dans la réalisation de deux autorités : une autorité théorique et une autorité pratique. Toutefois, notons que la première ne pourra d'elle-même conduire l'ensemble de la société à obéir à la seconde sans l'aide des artistes qui provoqueront l'adoption populaire du plan déterminé par les savants et mis en activité par les industriels. La masse doit pouvoir se passionner.

C'est la conception scientifique d'un système à deux pôles qui permet et justifie, pour le nouveau système, l'élaboration d'une véritable science politique: l'ancien pouvoir spirituel est remplacé par la théorie scientifique, l'ancien pouvoir temporel par la théorie pratique. Cette double considération de la théorie et de la pratique est d'autant plus nécessaire à un moment où il s'agit de repenser et de réaliser la réorganisation totale de la société. Il serait malintentionné de voir dans ce souci un a priori politique, au sens étroit, alors qu'il témoigne d'un esprit scientifique, méfiant à l'égard de la précipitation idéologique et démagogique. Et Comte cite deux exemples remarquables de la prééminence de la théorie sur la pratique, de l'ordre successif de la théorie et de la pratique; le premier concerne la formation du système théologico-politique :

«L'ensemble d'institutions par lequel ce système s'est constitué complètement au XIe siècle avait été évidemment préparé par les travaux théoriques faits dans les siècles précédents sur l'esprit de ce système, et qui datent de l'élaboration du christianisme par l'école d'Alexandrie. L'établissement du pouvoir pontifical, comme autorité européenne suprême était la suite nécessaire de ce développement antérieur de la doctrine chrétienne. L'institution générale de la féodalité, fondée sur la réciprocité d'obéissance à protection du faible par le fort, n'était également que l'application de cette doctrine au règlement des relations sociales dans l'état de civilisation d'alors » (Plan des travaux scientifiques, p.81-82).

L'autre exemple «porte sur la marche même des modifications apportées par les peuples à l'ancien système depuis le commencement de la crise actuelle» (Plan des travaux scientifiques, p.82) : sans les travaux philosophiques du XVIIIe siècle, la doctrine critique ne serait pas ce qu'elle est ; jusque dans nos constitutions, nous retrouvons la marque des philosophes du XVIIIe siècle qui n'aurait pu prévoir, quant à eux, les conséquences pratiques de leurs écrits théoriques.

Il va de soi que les travaux scientifiques nécessaires soient confiés à des hommes d'une classe scientifique reconnue par sa compétence pour « former des combinaisons théoriques suivies méthodiquement » (Plan des travaux scientifiques, p.86). Chacun ne pourra plus selon sa propre opinion « s'établir juge suprême des idées politiques générales» (Plan des travaux scientifiques, p.88). Pas plus que l'anarchie politique, l'anarchie intellectuelle n'est efficace. La capacité scientifique et l'autorité théorique sont déjà un fait acquis chez les savants sur lesquels Comte pense pouvoir s'appuyer, en vue de la réorganisation théorique de la réalité sociale, considérée à l'échelle européenne. Dans cette pensée de l'agrégat coopératif des savants européens comme authentique vis politica, Comte retrouve la réalité et la vocation initiales de l'universitas. Ces savants représentent effectivement pour Comte « la force destinée à former et à établir la « nouvelle doctrine organique» (Plan des travaux scientifiques, p.90). Cette force européenne est donc toute désignée pour accomplir une oeuvre d'agrégation politique valable pour les pays soumis à la même crise de civilisation. Seule une théorie scientifique de la politique peut élucider cette crise et la politique métaphysique qui lui est propre, nées comme elles le sont sur la destruction de l'ancien système des rois et sur la politique théologique qui lui était propre : à la politique théologique des rois et à la politique métaphysique des peuples s'opposant à la première, doit donc succéder la politique scientifique, la seule et véritable science politique à la fois nécessaire scientifiquement et nécessitée objectivement par la situation historique générale.

Quant à cette science politique en elle-même, du fait de son établissement nécessairement déterminé par l'histoire générale, elle est une théorie issue des pratiques historiques, et il est normal qu'elle considère, comme le note Comte, «l'état social sous lequel l'espèce humaine a toujours été trouvée par les observateurs comme la conséquence nécessaire de son organisation » (Plan des travaux scientifiques, p.96); c'est-à-dire qu'il est normal qu'elle voie dans la structure sociale la conséquence de l'organisation humaine et sociale avec ce que celle-ci implique d'activités et de connaissances, de pratiques et de savoir présupposé par ces pratiques. Cette science politique se fonde sur le rapport de l'état social au rang de l'homme dans l'échelle animale et ce rapport fondamental donne à l'homme la tendance «à agir sur la nature pour la modifier à son avantage» (ibid.). Autrement dit, cette science politique part d'une constatation fondamentale, en ce qui concerne l'homme et la société, à savoir le développement collectif de la tendance à transformer la nature, la régulation collective de cette tendance, sa concertation enfin «pour que l'action utile soit la plus grande possible» (ibid.). Les différentes phases atteintes à chaque époque dépendent du développement de l'humanité à chacune de ces époques : les combinaisons ou structures politiques n'étant que des moyens que se donnent les collectivités pour se faciliter l'existence sociale et l'évolution historique. Par l'observation, la science politique reconnaît que l'organisation sociale dépend de l'état de la civilisation et voit celui-ci assujetti à l'histoire générale. L'histoire n'est autre que la marche de la civilisation qui consiste, comme le précise Comte, « dans le développement de l'esprit humain, d'une part, et, de l'autre, dans le développement de l'action de l'homme sur la nature, qui en est la conséquence » (Plan des travaux scientifiques, p.105). C'est l'étude des sciences, des beaux-arts et de l'industrie qui permettra de déceler l'état de l'esprit humain à chaque époque. Ainsi, pour chaque état de la civilisation correspond un but approprié à la société, de même qu'à cet état de civilisation et à ce but de la société correspond la forme de cette société, étant donné que la forme sociale, aussi bien temporelle que spirituelle, comporte un pouvoir directeur sur l'activité générale. Cette science politique observe le système d'ensemble d'une société et sa finalité d'ensemble, elle analyse en outre les structures et les fonctions des divers éléments du système, toujours elle respecte le principe fondamental selon lequel l'ordre politique n'est qu'une expression de l'ordre civil, «ce qui signifie, écrit Comte, que les forces sociales prépondérantes finissent, de toute nécessité, par devenir dirigeantes » (Plan des travaux scientifiques, p.107). Ce principe nous paraît essentiel ; Comte le développe dans sa théorie positive des forces sociales, au chapitre V du tome Il du Système de politique positive qui donne toute son importance au travail matériel.
Université d'Amiens

[1] C'est aussi le troisième opuscule de philosophie sociale ; notre édition : Plan des travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la société, Paris, L'Harmattan, Collection « Epistémologie et philosophie des sciences », 2001.
[2] Il s'agit du second opuscule, notre édition : Sommaire appréciation de l'ensemble du passé moderne, Paris, Aubier, 1971.
[3] Séparation générale entre les opinions et les désirs (1819). Voir notre édition dans  : Auguste Comte, La science sociale, Paris, Gallimard, 1972.


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