La disparition prématurée de notre collègue Jörg Salaquarda nous a privés de sa contribution à ce numéro consacré à Nietzsche auquel cet érudit a voué la plus grande partie de ses travaux. Rappelons que Jörg Salaquarda a mené à bien le monumental Index de la grande édition des uvres de Nietzsche de la Kritische Gesamtausgabe, Werke (KGW), éditée par G. Colli et M. Montinari, et quil était à la tête des Nietzsche-Studien. Parmi ses objets de recherche, on compte aussi les philosophies de. Schopenhauer et Jaspers, léthique et la métaphysique. Habilité dans les disciplines de la philosophie et de la philosophie de la religion, Jörg Salaquarda était professeur à la Faculté Théologique Évangélique de lUniversité de Vienne, où il enseignait la philosophie, la philosophie de la religion et la critique de la religion.
Dans ce texte qui fut à lorigine une conférence prononcée dans le cercle « Philosophicum Lech », Jörg Salaquarda présente un Nietsche « artiste », « philosophe-artiste », et « philosophe de lart », en rappelant que le jeune Nietzsche sétait consacré à la création poétique, quil fut choriste et que le Nietzsche adulte resta musicien en tant que pianiste et compositeur. Salaquarda évoque la conception de la « musique absolue » que Nietzsche tirait de son interprétation de Schopenhauer appliquée à Wagner, surtout dans La naissance de la tragédie : cest pourquoi Nietzsche fit de Wagner un commentateur inépuisable de lIdée schopenhauerienne, quelquun qui avait aussi besoin de la littérature pour prendre au sérieux sa propre musique comprise comme linfini. La musique devenait ainsi le reflet immédiat de la volonté, régnant ontologiquement sur le monde des représentations.
Mais le musicien Nietzsche était encore « acteur » et il savait repérer qui dautre aussi était acteur : par exemple, Wagner qui nayant ni la stature ni la voix dun acteur avait utilisé autrement son « instinct artistique». Ou bien encore Victor Hugo ! Nietzsche pensait que quelques artistes étaient dans le même cas. « Vie ascendante » et « décadence », cest-à-dire « force » et « manque de force », sétaient succédé dans les siècles passés et désormais le succès appartenait non plus à lartiste créateur, mais à lartiste-comédien. Au lieu de lart-pour-lart, à lendroit duquel Nietzsche ménageait une attitude ambivalente, cest plutôt une théorie de la « physiologie de lart » quil mettait à son programme esthétique et quil destinait - encore à lépoque du Cas Wagner - au grand uvre de La volonté de puissance. Il sagissait essentiellement dune décadence comprise dans le domaine de lart, nous explique Jörg Salaquarda ; et Wagner en restait un exemple, comme cela apparaît dans Le cas Wagner. La décadence était une forme de dépression face à la qualité de la vie qui ne valait plus la peine dête vécue. Cétait la faiblesse de lartiste « décadent » que Nietzsche mettait à lorigine de ce style dexpression et de cette philosophie pessimiste de lart et de la vie.
Lintérêt que lart suscitait chez lui, Nietzsche lavait illustré à travers quelques formules à lemporte-pièce telles que cette devise de jeunesse : « Lart est plus puissant que la connaissance, car il veut la vie ». Lart se confirmait aussi comme inséparable du dépassement de soi (Selbstüberwindung) et de la création de soi (Selbsterschaffung). Nous retiendrons surtout quun acte créateur est à lorigine de toute interprétation. De nous avoir donné ce panorama esthétique du monde de Nietzsche est ce dont nous remercions à titre posthume Jörg Salaquarda.