Angèle Kremer Marietti

Jörg Salaquarda, « Dionysisches und romantisches Kunstwerk. Nietzsches Kritik an der Instrumentalisierung der Kunst », in Im Rausch der Sinne. Kunst zwischen Animation und Askese,herausgegeben von Konrad Paul Liessmann, Wien, Paul Zsolnay Verlag, 1999 ; pp. 37-63.

La disparition prématurée de notre collègue Jörg Salaquarda nous a privés de sa contribution à ce numéro consacré à Nietzsche auquel cet érudit a voué la plus grande partie de ses travaux. Rappelons que Jörg Salaquarda a mené à bien le monumental Index de la grande édition des œuvres de Nietzsche de la Kritische Gesamtausgabe, Werke (KGW), éditée par G. Colli et M. Montinari, et qu’il était à la tête des Nietzsche-Studien. Parmi ses objets de recherche, on compte aussi les philosophies de. Schopenhauer et Jaspers, l’éthique et la métaphysique. Habilité dans les disciplines de la philosophie et de la philosophie de la religion, Jörg Salaquarda était professeur à la Faculté Théologique Évangélique de l’Université de Vienne, où il enseignait la philosophie, la philosophie de la religion et la critique de la religion.

Dans ce texte qui fut à l’origine une conférence prononcée dans le cercle « Philosophicum Lech », Jörg Salaquarda présente un Nietsche « artiste », « philosophe-artiste », et « philosophe de l’art », en rappelant que le jeune Nietzsche s’était consacré à la création poétique, qu’il fut choriste et que le Nietzsche adulte resta musicien en tant que pianiste et compositeur. Salaquarda évoque la conception de la « musique absolue » que Nietzsche tirait de son interprétation de Schopenhauer appliquée à Wagner, surtout dans La naissance de la tragédie : c’est pourquoi Nietzsche fit de Wagner un commentateur inépuisable de l’Idée schopenhauerienne, quelqu’un qui avait aussi besoin de la littérature pour prendre au sérieux sa propre musique comprise comme l’infini. La musique devenait ainsi le reflet immédiat de la volonté, régnant ontologiquement sur le monde des représentations.

Mais le musicien Nietzsche était encore « acteur » et il savait repérer qui d’autre aussi était acteur  : par exemple, Wagner qui n’ayant ni la stature ni la voix d’un acteur avait utilisé autrement son « instinct artistique». Ou bien encore Victor Hugo ! Nietzsche pensait que quelques artistes étaient dans le même cas. « Vie ascendante » et « décadence », c’est-à-dire « force » et « manque de force », s’étaient succédé dans les siècles passés et désormais le succès appartenait non plus à l’artiste créateur, mais à l’artiste-comédien. Au lieu de l’art-pour-l’art, à l’endroit duquel Nietzsche ménageait une attitude ambivalente, c’est plutôt une théorie de la « physiologie de l’art » qu’il mettait à son programme esthétique et qu’il destinait - encore à l’époque du Cas Wagner - au grand œuvre de La volonté de puissance. Il s’agissait essentiellement d’une décadence comprise dans le domaine de l’art, nous explique Jörg Salaquarda ; et Wagner en restait un exemple, comme cela apparaît dans Le cas Wagner. La décadence était une forme de dépression face à la qualité de la vie qui ne valait plus la peine d’ête vécue. C’était la faiblesse de l’artiste « décadent » que Nietzsche mettait à l’origine de ce style d’expression et de cette philosophie pessimiste de l’art et de la vie.

L’intérêt que l’art suscitait chez lui, Nietzsche l’avait illustré à travers quelques formules à l’emporte-pièce telles que cette devise de jeunesse : « L’art est plus puissant que la connaissance, car il veut la vie ». L’art se confirmait aussi comme inséparable du dépassement de soi (Selbstüberwindung) et de la création de soi (Selbsterschaffung). Nous retiendrons surtout qu’un acte créateur est à l’origine de toute interprétation. De nous avoir donné ce panorama esthétique du monde de Nietzsche est ce dont nous remercions à titre posthume Jörg Salaquarda.