Sil est un domaine où Auguste Comte ait fait preuve doriginalité cest moins dans le domaine des mathématiques dont il était un spécialiste que dans le domaine de la biologie, même si les critiques ne lui ont pas été épargnées en la matière : preuves en sont les notes, par ailleurs très documentées, quAllal Sinaceur a jointes à lédition du Cours de philosophie positive paru chez Hermann ; notons, toutefois, un éloge appréciable de Comte venant de ce commentateur qui écrit, en effet : « Lépistémologie biologique comtienne est élaborée dans lhorizon de lanatomie générale de Bichat et de lanatomie comparée de Cuvier-Blainville. Horizon où il semble difficile de penser mieux quil na fait » [1]. Je souhaite montrer que, dans et malgré cet horizon, Auguste Comte a su être original et pertinent, au-delà des critiques quil a pu provoquer.
Au début de la quarantième leçon du Cours de philosophie positive Comte affirme que létude de lhomme, avec létude du monde extérieur, appartient au sujet de « toutes nos conceptions philosophiques » (CPP, 665). Selon la méthode objective, la philosophie positive est partie du monde pour aller vers lhomme ; mais, déjà, Comte annonce lautre méthode qui sera dite subjective parce quelle va de lhomme vers le monde : la vraie philosophie devant concilier les deux méthodes (CPP, 666) [ 2].
Je suivrai le plan suivant : 1. De linorganique à lorganique ; 2. Un organisme déterminé et un milieu convenable ; 3. La théorie des milieux ; 4. Lexpérimentation biologique ; 4.1. La méthode pathologique ; 4.2. Lexpérimentation comparative ; 4.3. De la méthode pathologique à la méthode comparée ; 5. Critique et appréciation de Lamarck ; 6. Irritabilité et sensibilité ; 6.1. De la biologie à la psychologie ; 6.2. De la place fondatrice de laffectivité ; 6.3. La constitution du signe. 7. Conclusion : la biologie, une science de lhomme dans son environnement.
1. De linorganique à lorganique
Cest donc après avoir développé la notion des lois de la nature que la philosophie positive fonde létude réelle de lhomme « sur la connaissance préalable du monde extérieur », puisque : « lécole positive na pas de caractère plus tranché que sa tendance spontanée et invariable à baser létude réelle de lhomme sur la connaissance préalable du monde extérieur » (CCP, 667). La biologie et Comte a souligné le néologisme (CPP, 602, 742) [3] - est subordonnée à la science du monde extérieur ; cest là un point capital pour Comte qui signifie que la science de la vie a atteint son caractère de positivité rationnelle. Dans le sixième opuscule relatif au traité de Broussais (1772-1838) qui sintitulait De lirritation et de la folie (1828), Comte avait, dès 1828, salué lentrée de la physiologie dans le système définitif de la philosophie positive selon la définition quil donnait alors de la physiologie en retraçant rapidement le destin qui avait été imposé à cette science : « La physiologie étant, de toutes les parties de la philosophie naturelle, celle qui étudie les phénomènes les plus compliqués et les moins indépendants, a donc dû nécessairement rester plus longtemps quaucune autre sous le joug des fictions théologiques et des abstractions métaphysiques » [4]. Avec le Cours, Comte a fait un pas de plus vers lobjet positif de la biologie, puisquil y confirme le développement récent de la physiologie la plaçant au même niveau que les sciences cosmologiques selon le principe déjà explicité par Blainville (1777-1850) : « La physiologie na commencé à prendre un vrai caractère scientifique, en tendant à se dégager irrévocablement de toute suprématie théologique ou métaphysique, que depuis lépoque, presque contemporaine, où les phénomènes vitaux ont enfin été assujettis aux lois générales, dont ils ne présentent que de simples modifications » (CPP, 667) [5].
Lassujettissement des faits biologiques aux lois générales conduira à ce qui sera considéré comme le principal dogme de Claude Bernard (1813-1878) : à savoir, lidentité des principes des sciences biologiques et physico-chimiques. En effet, lapprofondissement de cette remarque générale de Comte permet de considérer que les lois générales régissent le milieu avec lequel la vie est en harmonie ; il sensuit que les phénomènes vitaux peuvent être représentés comme de simples modifications de ce milieu ; or, la notion de milieu avec lequel lêtre vivant est en harmonie est essentielle : car cest lharmonie avec le milieu qui, écrit Comte, « caractérise évidemment la condition fondamentale de la vie » (CPP, 676). Comme on le voit, Comte relie sa définition de la vie à sa théorie du milieu (CPP, 680) qui deviendra la « théorie des milieux » à la 43è leçon, en tant que la biologie est une « science non séparée » - selon lexpression de Canguilhem (1968) - des sciences inorganiques. Car, exactement comme pour la science écologique actuelle, pour Comte le milieu est « la partie du monde avec laquelle un organisme vivant est en contact » [6].
Avec lidée de milieu, il faut donc relever lidée comtienne de labsence dantagonisme radical entre la « nature morte et la nature vivante » (CPP, 676). Aussi bien dans le domaine des corps que dans le domaine des esprits selon la psychologie quil tirera cest-à-dire dès la 44è leçon du Cours de philosophie positive : à partir des phénomènes dirritabilité et de sensibilité - et quil développera jusque dans le Système de politique positive, Comte annule lidée dun antagonisme entre le vivant et le non-vivant. Cette vue de Comte, opposée aux positions dun Bichat (1771-1802), devient saisissante si lon se réfère aux biologistes du XXè siècle qui ne pourront encore définir exactement ce quest la vie ; comme le constatera Kurt Goldstein (1878-1965), neurologue et professeur de psychiatrie, spécialiste des lésions cérébrales, qui écrit « toutes [ ] tentatives de définitions se sont avérées impuissantes à déchiffrer le monde vivant.» [7]. Cest un fait actuel : les biologistes contemporains tentent de rattacher la vie à la matière inerte à travers lidée dune théorie uniciste faisant se rejoindre la matière et la vie. Ainsi, Comte, voulant considérer lorganisme dans son milieu, se place dans les thèses les plus avancées de son siècle sur lobjet biologique. La relation des phénomènes organiques sinscrivant dans le cadre des phénomènes inorganiques simpose aujourdhui avec force ; elle interroge les scientifiques du XXè siècle, ainsi que le manifeste Kurt Goldstein dépeignant létat de la science biologique dans la première moitié du vingtième siècle : « La question : en quoi le vivant se distingue-t-il du non-vivant ? présuppose quun point de départ entre les deux termes a déjà été fait. Nous sommes en présence dun matériel multiforme, mais encore à létat brut du point de vue scientifique. Ce matériel, cest simplement le monde qui nous entoure et doù se détachent immédiatement certains phénomènes vivants, sans que dabord nous nous rendions compte du comment et que nous ayons à rendre compte du pourquoi de cette qualification » [8]. Notons que, dans la 1ère leçon de son Cours, Comte avait rejeté, comme lavait fait auparavant Buffon (Théorie de la terre, 1er discours : De la manière de traiter et détudier lhistoire naturelle), la question pourquoi ?, au bénéfice de la question comment ? qui relève strictement de lobservation.
Quant à Bichat - dont les travaux partent de lobservation des phénomènes propres aux corps vivants -, son erreur fut de sêtre surtout préoccupé, non pas de lidée de concours, mais de lidée de lantagonisme entre le vivant et le non vivant, idée dont il avait hérité de lancienne philosophie. Selon ce théoricien, la lutte entre ces deux constitutions serait la base même de la vie ; de ce fait, Bichat naurait pu tenir pour valable la possibilité de lidée comtienne selon laquelle un milieu favorable conditionne lépanouissement de la vie. En la matière, lobjection majeure de Comte sexprimait de la façon suivante : si « tout ce qui entoure les êtres vivants tendait réellement à les détruire, leur existence serait, par cela même, radicalement inintelligible » (CPP, 677) ; ils nauraient, en effet, pas la force nécessaire pour résister à un tel obstacle et ils seraient vite anéantis dans cette lutte. Comte pensait, au contraire, quil faut compter autant avec le concours du milieu quavec son antagonisme. De plus, telle que Bichat la présente, la vie serait en tant que telle indépendante envers les phénomènes de nature physique ou chimique, et par conséquent envers ce que Comte appelle les lois générales de « la nature ambiante » (CPP, 677). En effet, Comte précise : « Létat de vie serait donc très vicieusement caractérisé par cette indépendance imaginaire envers les lois générales de la nature ambiante, par cette opposition fantastique avec lensemble des actions extérieures » (CPP, 677). Sur la question des rapports du milieu et de lorganisme nous renvoyons à larticle « Milieu » de C.F. Sacchi dans lEncyclopaedia Universalis [9]. Dans le passage suivant de la 40è leçon, on remarquera limportance accordée par Comte à la dépendance étroite des phénomènes vitaux par rapport aux influences extérieures, avec la distinction indispensable entre la multiplicité de ces influences et la limite normale de leur intensité :
« Le mode dexistence des corps vivants est, au contraire, nettement caractérisé par une dépendance extrêmement étroite des influences extérieures, soit pour la multiplicité des diverses actions dont il exige le concours déterminé, soit quant au degré spécial dintensité de chacune delles. Il importe même de remarquer, afin de compléter cette observation philosophique, que, plus on sélève dans la hiérarchie organique, plus, en général, cette dépendance augmente nécessairement, par la plus grande complication quéprouve le système des conditions dexistence à mesure que les fonctions se développent en se diversifiant davantage. Toutefois, pour quun tel aperçu soit exact, il faut considérer soigneusement, dune autre part, que, si des fonctions extérieures plus variées multiplient inévitablement les relations extérieures, lorganisme, en sélevant ainsi, réagit en même temps de plus en plus avec le système ambiant, de manière à le modifier en sa faveur. On doit donc distinguer à ce sujet, afin déviter toute exagération, entre la multiplicité des actions extérieures, et les limites normales de leur intensité. Si, sous le premier point de vue, lorganisme vivant, à mesure quil sélève, devient incontestablement de plus en plus dépendant du milieu correspondant, il en dépend dailleurs de moins en moins sous le second aspect : cest-à-dire que son existence exige un ensemble plus complexe de circonstances extérieures, mais quelle est compatible avec des limites de variation plus étendues de chaque influence prise à part. » (CPP, 678)
2. Un organisme déterminé et un milieu convenable
La citation précédente exprime clairement une loi préliminaire à la biologie qui est déjà une explication compréhensive de tous les mouvements daction et de réaction, qui préoccupent Auguste Comte et qui, il faut le souligner, constituent aujourdhui lobjet de lécologie scientifique et de toutes les sciences de lenvironnement telles que la mésologie, la biochimie, la physiologie des plantes et celle des animaux, la microbiologie, la géobiologie, la biogéographie, lagronomie, la climatologie agricole, etc. En effet, si on peut voir déjà se profiler ici une sorte de pré-science psychosomatique, on peut surtout déjà discerner également et à plus forte raison une science écologique. Dailleurs - et après avoir établi cette vérité de lexistence dun milieu et de sa variable interaction avec les phénomènes vitaux -, Comte va sappuyer sur les travaux de Blainville pour poser, avec la condition du milieu, la condition dun organisme. Il y a, écrit-il, « deux conditions fondamentales corrélatives, nécessairement inséparables de létat vivant, un organisme déterminé et un milieu convenable » (CPP, 680) : cest ce que Comte appelle « la première base élémentaire de la vraie philosophie biologique » (CPP, 680) ; or, on ne le sait pas assez, mais aujourdhui « lorganisme et le milieu constituent le binôme fondamental de lécologie » : par conséquent, ce qui pour Comte est la « première base élémentaire de la vraie philosophie biologique » nest autre que le principe de la science écologique actuelle[10]. Il faut noter, en effet, que lenvironnement est compris aujourdhui par les écologistes comme tout ce qui entoure un organisme et le soumet à des influences agissant sur son développement et sa physiologie, ces facteurs environnementaux étant également sous linfluence de lorganisme, selon un échange dactions et de réactions : échange dactions et réactions sur lequel Comte ne cessait dinsister et quil souhaitait déjà connaître exactement. Lidée de vie suppose, pour Comte comme elle le supposait pour Blainville, les deux éléments nécessaires de lorganisme et de son milieu. Le milieu qui est, du point vue strictement écologique, lenvironnement dun organisme, et lorganisme même, sont en action et réaction lun envers lautre : lensemble des circonstances extérieures et lindividu sont en relation réciproque et justifient pour Comte une définition de la vie qui en résulte directement : « cest de laction réciproque de ces deux éléments que résultent inévitablement tous les divers phénomènes, non seulement animaux, comme on le pense ordinairement, mais aussi organiques » (CPP, 682).
Évoquant la distinction aristotélicienne entre la vie animale et la vie organique, Comte latténue en précisant leur rapport : « la vie animale ne constitue quun simple perfectionnement complémentaire, surajouté, pour ainsi dire, à la vie organique ou fondamentale, et propre, soit à lui procurer des matériaux par une intelligente réaction sur le monde extérieur, soit même à lui préparer ou à faciliter ses actes par les sensations, les diverses locomotions, ou linnervation, soit enfin à la mieux préserver des influences défavorables »(CPP, 681) : il en est ainsi pour lhomme lui-même. Cela étant dit, lexistence organique a pour caractère prépondérant la vie animale. Il sensuit que lidée de fonction ou dacte est une idée biologique nécessaire qui pose pour Comte le problème biologique dune façon très précise ; à savoir : « étant donné lorgane ou la modification organique, trouver la fonction ou lacte , et réciproquement » (CPP, 684). Il sagit donc détablir un lien invariable de la double idée, à la fois générale et spéciale, dorgane et de milieu, avec lidée de fonction.
3. La théorie des milieux
La biologie positive, telle que Comte la conçoit, rattache le point de vue anatomique au point de vue physiologique ; cest dire quelle joint létat statique et létat dynamique ; en cela, Comte a la juste impression de sécarter des habitudes scientifiques de son époque. En tout cas, avec lidée de milieu dont Comte a diffusé la notion et le terme (CPP, 682) [11] - un troisième élément simpose à côté de lanatomie et de la physiologie, cest la théorie générale des milieux organiques et de leur action sur lorganisme (CPP, 685) : une idée dont Lamarck (1744-1829) est considéré par Comte comme le créateur, et que Blainville exprimait quand il proposait létude des modificateurs externes, généraux ou spéciaux : cette théorie est aussi ce que Bertillon (1821-1883) nommait « mésologie ». La notion de «théorie des milieux » est définie comme suit dans larticle de Littré et Robin du Dictionnaire de Médecine de Nysten (10è éd.,1855, p.811) : « On donne le nom de science ou théorie des milieux à une science qui a pour objet : dune part, le tout complexe représenté par les objets qui entourent les corps organisés ; puis, dautre part, ces corps eux-mêmes ; et pour but ou objet la connaissance des conditions de relations des premiers aux seconds. Car ces conditions de relations sont autant de conditions dexistence pour lêtre organisé. »
Comte place létude de lhomme au centre de lobjet de la biologie ; aussi la notion même de lhomme constitue-t-elle pour lui lunité biologique fondamentale à partir de laquelle nous pouvons estimer les autres systèmes organiques. Cette option comtienne contribue à une biologie positive humaniste selon laquelle « létude de lhomme doit toujours hautement dominer le système complet de la science biologique, soit comme point de départ, soit comme but » (CPP, 686). Comte distingue aussi létude de lhomme comme étant « la seule unité fondamentale daprès laquelle nous puissions apprécier, à un degré plus ou moins exact, tous les autres systèmes organiques » (CPP, 686). Or, Kurt Goldstein prend les mêmes voies que Comte lorsquil écrit : « Prenant lhomme comme point de départ, nous chercherons à comprendre à partir de son comportement celui des autres êtres vivants » [12] ; le même auteur précise : « Si nous essayons, sans parti-pris théorique, de saisir les organismes en ce quils ont de spécifique, cest immédiatement vers lhomme que nous nous tournons comme vers le point de départ le plus simple dune pareille investigation » [13].
4. Lexpérimentation biologique
Loin de condamner lexpérimentation biologique, Auguste Comte passe en revue toutes les méthodes légitimes pour constater que les ressources de lobservation biologique sont supérieures à celles de lobservation chimique, étant donné la complication supérieure des phénomènes vivants (CPP, 687). Aussi noublie-t-il pas de glorifier les grands noms des différentes étapes expérimentales en biologie : Harvey (1578-1657) sur la circulation, Haller (1708-1777) sur lirritabilité, Spallanzani (1729-1799) sur la digestion et sur la génération, Bichat sur le cur, le cerveau et le poumon, Legallois (1770-1814) sur la chaleur animale. Puisque les phénomènes biologiques dépendent de deux ordres bien distincts de conditions fondamentales, les unes relatives à lorganisme, les autres au système ambiant, de ce double fait, il sensuite pour Comte deux modes différents dappliquer la méthode expérimentale : par lintroduction de perturbations déterminées soit dans lorganisme soit dans le milieu. Étant donné surtout lharmonie entre le milieu et lorganisme dont il estime limportance, Comte fait deux constatations ; il constate : 1. que « la vie est bien moins compatible avec laltération des organes quavec celle du milieu ambiant » (CPP, 692) ; et 2. que « le consensus des différents organes entre eux est tout autrement intime que lharmonie avec le milieu » (CPP, 692). Comte veut dire, dune part, que laltération des organes peut davantage compromettre la vie que ne pourrait le faire le milieu ambiant, ou, du moins que cest précisément par laltération des organes que le milieu ambiant pourrait perturber la vie de lorganisme. Et, dautre part, il veut dire que lharmonie entre le milieu et lorganisme est moins intime que nest le consensus des organes entre eux. Cest dailleurs à partir de telles constatations que Comte réprouvera la pratique de la vivisection (CPP, 682). Au lieu de cette dernière expérimentation quil jugeait artificielle, Comte proposait lexpérimentation naturelle quapportent les maladies.
4.1. La méthode pathologique
À la base de cette notion dexpérimentation reposant sur la pathologie se tient le principe de Broussais selon lequel « létat pathologique ne diffère point radicalement de létat physiologique » (CPP, 695) ; ce qui entraîne chez Comte la conclusion que « lexamen scientifique des phénomènes pathologiques est éminemment propre à perfectionner les études uniquement relatives à létat normal » (CPP, 696). Comte énonce là encore une position analogue à celle que prendra Kurt Goldstein, qui écrit « le fonctionnement morbide comme tel nous paraît être un phénomènes biologique si important que son étude nous sera certainement du plus grand profit pour comprendre les phénomènes de la vie » [14].
Poursuivant ce mode dexploration de lorganisme, Auguste Comte affirme quil est applicable, non seulement aux humains, mais encore aux animaux et aux végétaux (CPP, 698). Comte regrette que cet examen ne soit pas systématiquement appliqué : il déplore surtout quon ne tire pas davantage de lexamen des phénomènes pathologiques, aussi tente-t-il dy inciter en tentant de systématiser le processus de cette expérimentation. Il souligne que lanalyse pathologique intéresse tous les organismes et les divers phénomènes dun même organisme. En ce qui concerne les phénomènes nerveux et cest aussi ce qui le rapproche du psychiatre quest Kurt Goldstein -, Comte affirme que lobservation des maladies du système nerveux apporte un moyen privilégié de « perfectionner lexacte connaissance de leurs véritables lois » (CPP, 697). Mais, en ce qui concerne les maladies organiques, leur étude permet aussi une contribution à lensemble des procédés de lexploration biologique, car la science «daprès dheureuses analyses particulières tend de plus en plus à [ ] ramener [les maladies organiques] directement, en général, aux lois fondamentales de lorganisme régulier » (CPP, 698). Que lexpérimentation soit directe ou indirecte, elle doit suivre des règles qui doivent tout dabord avoir en vue un but nettement déterminé, « cest-à-dire tendre à éclaircir tel phénomène organique, sous tel aspect spécial » (CPP, 698). Mais lexpérimentation doit encore permettre de connaître par lobservation létat normal de lorganisme ainsi que « les vraies limites de variation dont il est susceptible » (CPP, 698). Comparant toute expérience sur un corps vivant à une maladie, Comte donne le cadre méthodologique de la poursuite de lexpérimentation pathologique : il sagit dun problème biologique à résoudre compte tenu de létat normal dun organisme et de tous ses états possibles.
4.2. Lexpérimentation comparative
Outre la méthode pathologique, la méthode comparative est à pratiquer selon les perspectives expérimentales de Comte qui la trouve particulièrement adaptée à létude des êtres vivants (CPP, 699), car ses conditions fondamentales consistent dans le concours de lunité essentielle du sujet avec la diversité de ses modifications affectives. Ces deux caractères dunité et de diversité se trouvent réalisés dans létude des phénomènes biologiques. En effet Comte souligne et affirme que « tout le système de la science biologique dérive [ ] dune seule conception philosophique : la correspondance générale et nécessaire, diversement reproduite et incessamment développée, entre les idées dorganisation et de vie » (CPP, 699) [15]. Dune part, lunité fondamentale est parfaite ; sous le point de vue anatomique, elle se manifeste dans le fond commun de structure et de composition de tous les organismes et de toutes les parties de chaque organisme ; sous le point de vue physiologique, une vitalité commune caractérise tous les êtres vivants depuis le végétal jusquà lhomme. Dautre part, la diversité des modifications est indéfinie, quelles soient statiques ou dynamiques (CPP, 699, 701). Quant à la considération de lhomme, elle permet de voir constituée une unité fondamentale, susceptible de servir à la coordination systématique de la série entière des cas biologiques (CPP, 700). Après lanalyse de lhomme envisagé à létat adulte et au degré normal pour avoir « la grande unité scientifique selon laquelle sordonnent les termes successifs de limmense série biologique »(CPP, 700), Comte recommande de descendre « jusquaux organisations les plus simples et aux modes dorganisation dexistence les plus imparfaits » (CPP, 700). Et, là encore, nous trouvons des positions analogues chez Kurt Goldstein dans lidée dinverser la marche habituelle des classifications et des études biologiques ; celui-ci écrit quil suit effectivement la marche inverse à la marche habituelle [16]. Comte demande quon reprenne intégralement lensemble des études pour approfondir les connaissances par la comparaison du terme primordial (lhumain) à tous les autres termes de plus en plus simples ou de moins en moins complexes (CPP, 701). Mais réciproquement il propose lanalyse comparative des complications graduelles en remontant du type le plus inférieur jusquà lhumain.
La méthode comparée présente aux yeux de Comte cinq aspects généraux sur la base de la comparaison : que celle-ci se fasse : 1. entre les diverses parties de chaque organisme, 2. entre les sexes, 3. entre les phases dun développement, 4. ente les races ou variétés dune espèce, 5. enfin entre tous les organismes. Chaque fois, lorganisme est présenté à létat normal. Toutes les différences observées sont prises comme de simples modifications survenues sur la base dun type fondamental abstrait : les cas envisagés étant alors conçus comme analogues sous le point de vue considéré.
4.3. De la méthode pathologique à la méthode comparée
Comte envisage comme normal le passage de la méthode pathologique à la méthode comparée, tout en maintenant le primat de lobservation pathologique. Lhomme adulte et normal est tenu pour lunité fondamentale, du point de vue anatomique, tandis quau point de vue physiologique est saisie lidentité fondamentale de ce que Comte appelle le « phénomène principal qui caractérise la fonction proposée, à travers les modifications graduelles que présente la série entière des cas comparés » (CPP, 703) : le principe de la méthode comparative nest autre que la « théorie des analogues » due à Geoffroy Saint-Hilaire (1772-1844). Ainsi, la comparaison entre les diverses parties dun même organisme est intéressante car elle montre, du moins pour lhumain, la similitude de structure et de fonction des diverses parties principales ainsi que leurs différences. La comparaison des différentes phases de chaque développement consiste dans « le rapprochement des divers états par lesquels passe successivement chaque corps vivant depuis sa première origine jusquà son entière destruction » (CPP, 704). Comte fait allusion aux difficultés dexaminer lorganisation et la vie intra-utérines. Enfin, la comparaison de tous les termes distincts de la hiérarchie des êtres vivants établit les vrais rapports de subordination : Comte la compare à lanalyse mathématique ; en effet, « elle présente surtout [ ] la propriété essentielle de mettre en évidence, dans chaque suite indéfinie de cas analogues, la partie fondamentale réellement commune à tous, et qui, avant cette généralisation abstraite, était profondément enveloppée sous les spécialités secondaires de chaque cas isolé » (CPP, 706).
Ces comparaisons permettent de conclure que le « règne organique » (CPP, 764) comporte une unité fondamentale qui « exige », écrit Comte, « que tous les divers tissus élémentaires soient rationnellement ramenés à un seul tissu primitif » (CPP, 764) ; mais à lintérieur de ce tissu, il nest pas encore question pour Comte de ramener lanalyse à de prétendues « monades organiques » qui le constitueraient, cest-à-dire à cette « cellule » dont Theodor Schwann (1810-1882) fit en 1839 lorganisme constitutif des animaux [17]. Comte admettait lexistence de ce quil appelait des « molécules indivisibles » uniquement pour la « philosophie inorganique » (CPP, 765), non pas lexistence d « animalcules » ; Comte évoquait couramment cependant le « tissu cellulaire » ou « lorganisation celluleuse » (CPP, 761) formant pour lui « la trame essentielle et primitive de tout organisme, puisquil est le seul qui se retrouve constamment à chaque degré quelconque » (CPP, 761). Dans le Système, la référence au tissu cellulaire se trouve confirmée, puisquil est reconnu comme «unique base de toute structure organique » (SPP , I, 649). Rendant alors hommage à Schwann, Auguste Comte signale ce quil appelle la « lacune » du Cours de philosophie positive sur la question.
5. Critique et appréciation de Lamarck
Cest à partir du lamarckisme quintervient la question de la continuité ou de la discontinuité de la progression organique. En admettant lhypothèse de Lamarck, qui voit une succession des états organiques par des transitions imperceptibles, il faudrait conclure à la continuité rigoureuse de la série ascendante. Mais Comte pose en principe la discontinuité de cette série en optant pour la fixité fondamentale des espèces vivantes, « car, affirme-t-il, lidée despèce qui constitue, par sa nature, la principale unité biotaxique, cesserait presque absolument de comporter aucune exacte définition scientifique si nous devions admettre la transformation indéfinie des diverses espèces les unes dans les autres, sous linfluence suffisamment prolongée de circonstances extérieures suffisamment intenses » (CPP, 776). Cette position sera maintenue dans le Système de politique positive.
Réfutant la théorie de Lamarck, Comte en discerne clairement les deux principes ; ils paraissent incontestables mais toutefois mal définis. Le premier est laptitude essentielle dun organisme quelconque « à se modifier conformément aux circonstances extérieures où il est placé » (CPP, 776) ; le second est la tendance à fixer par la transmission héréditaire « les modifications dabord directement individuelles, de manière à les augmenter graduellement à chaque génération nouvelle, si laction du milieu ambiant persévère identiquement » (CPP, 776). Daprès cette combinaison de propriétés indéfinies, « tous les organismes pourraient être envisagés comme ayant été, à la longue, successivement produits les uns par les autres » (CPP, 776). Or, Comte voit dans cette théorie une notion erronée de la nature générale de lorganisme vivant. Pour lui, du fait quun organisme déterminé est en relation avec un milieu, cest-à-dire avec « un système également déterminé de circonstances extérieures » (CPP, 777), il nen résulte pas que lune de ces deux forces ait produit lautre. Linfluence du milieu et laptitude de lorganisme sont selon Comte très circonscrites ; de plus, lorganisme se modifie dautant plus facilement quil est plus élevé dans la hiérarchie. Dès lors, lhypothèse de Lamarck, écrit Comte « exigerait, en sens inverse, la plus grande aptitude à la modification dans lorganisme le plus inférieur, ce qui serait évidemment absurde » (CPP, 778). Pour Comte la théorie de Lamarck est en contradiction avec les notions fondamentales de lorganisation et de la vie : elle supposerait « le plus de vie là où il y a le moins dorganisation » (CPP, 778). Cest pourquoi Comte préfère le fixisme de Cuvier (1769-1832) qui confirme ses propres observations au sujet de lespèce humaine dans laquelle « la nature fondamentale reste évidemment invariable » (CPP, 779). Comte émet ce quil appelle une grande loi naturelle et qui est : « la tendance essentielle des espèces vivantes à se perpétuer indéfiniment avec les mêmes caractères principaux, malgré la variation du système extérieur de leurs conditions dexistence » (CPP, 779). Lespèce se modifie daprès Comte jusquà un point où elle périt.
Comte nest cependant pas sans apprécier la théorie lamarckienne : par la controverse quelle a suscitée, elle a introduit un nouvel aspect concernant les circonstances extérieures, même si la théorie lamarckienne des milieux nest guère explicite. En effet, la théories des milieux organiques, telle que Comte lexpose, est une théorie originale qui dépend directement de la notion de milieu sans laquelle il ne peut concevoir lexistence dun organisme (CCP, 798). Comte analyse les diverses conditions essentielles de lexistence des corps vivants et cette analyse constitue lobjet de sa théorie des milieux organiques. Comme dans lécologie actuelle, un certain nombre de facteurs extérieurs sont impliqués que Comte envisage également : facteur thermique, gravité ou pesanteur, eau, gaz, Laction de la pesanteur vient en tête : en particulier son influence positive (CPP, 799) sur laccomplissement des phénomènes physiologiques ; vient ensuite la pression générale quexerce sur lorganisme le milieu gazeux ou liquide. Le mouvement et le repos exercent une influence indispensable à létat vital. Laction thermique du milieu ambiant tend à modifier la structure intime des corps vivants. De même, la lumière, lélectricité ont une action sur lorganisme. Comte met hors de doute « le besoin fondamental dune certaine influence, lumineuse et électrique, du milieu ambiant pour la production et lentretien de la vie, dans tous les modes et à tous les degrés quelle comporte » (CPP, 803). Avec les influences physiques, il faut encore étudier, selon Comte, la détermination rationnelle de linfluence physiologique exercée par lair et leau : le mélange de ces deux éléments, écrit Comte, « comporte directement le milieu commun nécessaire à tous les êtres vivants » (CPP, 804). Certes, Comte part des travaux de Blainville qui ne sépare pas létude de lair de celle de leau, comme le font les physiciens et les chimistes de lépoque.
Pour Comte la biologie est un vaste territoire détude, aux recherches à la fois spéculative et abstraite, qui se décompose en statique et dynamique « suivant quon cherche les lois de lorganisation ou les lois de la vie » (CPP, 743). Lensemble de la biologie se divise en biotomie (anatomie) , biotaxie (biologie statique) et bionomie (physiologie pure) (CPP, 744). Létude de la série biologique se conforme à lordre partant de lhomme quand il sagit de la vie animale, mais lordre inverse est préférable quand il sagit de la vie organique, car, explique Comte, les fonctions de la vie organique sont essentiellement chimiques et alors « il est moins nécessaire de commencer par lhomme » (CPP, 746). Concevant « une seule série générale » (CPP, 767), Comte voit se former « la coordination hiérarchique de tous les organismes connus, tout comme Aristote voyait la nature sélever continûment de linerte au vivant. Comte soppose à « la vaine démarcation fondamentale que les métaphysiciens on été [ ] forcés détablir entre les animaux et les hommes » (CPP, 857) : donc pas de discontinuité entre lanimal et lhomme, si bien que létude du moi doit disparaître sous « létude finale de cet équilibre général des diverses fonctions animales, tant dirritabilité que de sensibilité [ ] » (CPP, 857)
6. Irritabilité et sensibilité
Aussi Comte énonce-t-il sa théorie positive de lanimalité , fondée sur « la corrélation des deux notions élémentaires de lirritabilité et de la sensibilité » (CPP, 825). Cette théorie doit permettre de prévoir les modes de réaction dun organisme animal donné, dans des circonstances connues et déterminées : là encore, Comte cherche à établir les lois de laction et de la réaction. Les lois réelles de lanimalité dépendent de la liaison intime de la vie animale avec la vie organique. Dans lespèce humaine, la vie végétative est subordonnée à la vie animale. Comte regrette vivement que la science de son temps soit encore très insuffisante quant aux résultats des enquêtes sur la sensibilité et sur lirritabilité.
En ce qui le concerne, Comte se représente une sorte de psychophysique avant la lettre ; cest ce qui apparaît quand il écrit : « la théorie des sensations est nécessairement subordonnée aux lois physiques correspondantes, comme cela est surtout manifeste pour les théories de la vision et de laudition comparées à loptique et à lacoustique, en ce qui concerne le vrai mode général daction propre à lappareil oculaire ou auditif » (CPP, 834). Comte demande quil soit fait un accueil favorable aux expériences de Pinel Grandchamp et Foville [18] qui tentèrent de déterminer le siège distinct des saveurs dans des parties correspondantes de lorgane du goût : « car , écrit-il, un tel exemple est très propre à faire ici nettement comprendre en quoi doit surtout consister le perfectionnement positif de létude préliminaire des sensations, qui se réduit en effet principalement à développer, avec une précision toujours croissante, lharmonie fondamentale entre lanalyse anatomique et lanalyse physiologique » (CPP, 836).
Cest ainsi que Comte est naturellement amené à traiter les phénomènes intellectuels et moraux comme appartenant à la fois aux phénomènes de lirritabilité et à ceux de la sensibilité proprement dite. Deux classes de considérations interviennent ; les unes se rapportent à chaque fonction de mouvement et de sensation, les autres à lassociation de ces diverses fonctions. La première classe constitue « la théorie de lintermittence de laction » (CPP, 836), la seconde celle de lhabitude. Le sommeil sexplique, selon Bichat que reprend Comte, par la théorie de lintermittence daction. Comte soulève le problème des songes et du somnambulisme : chez les animaux, les songes peuvent être dirigés par des observateurs, à laide dimpressions extérieures sur les sens dont laction est involontaire . La théorie de lhabitude sert daxe de la théorie de lintermittence de laction : Comte rattache la loi de lhabitude - peu étudiée jusque-là à la loi universelle de linertie. Il propose que des études sorientent sur les questions du plaisir et de la douleur, dun point de vue physique et moral, également sur les questions de lennui, de la santé, du bien-être et même du bonheur (CPP, 839-840).
Sympathie (notion due à Bichat) et synergie (notion due à Barthez) forment les deux parties essentielles de létude générale de lassociation des fonctions animales. Comte précise : « Il y a synergie toutes les fois que deux organes concourent simultanément à laccomplissement régulier dune fonction quelconque, tandis que toute sympathie suppose, au contraire, une certaine perturbation, momentanée ou persistante, partielle ou plus ou moins générale, quil sagit de faire cesser par lintervention dun organe non affecté primitivement » (CPP, 840). Létude de la synergie ne présente pas un caractère scientifique suffisant, mais Comte pense quelle pourrait conduire à une théorie capitale, celle de lunité fondamentale de lorganisme animal, où il pense quil faudrait chercher « la vraie théorie du moi, si absurdement dénaturée par les vaines théories des métaphysiciens » (CPP, 841). Cest ce qui me fait penser que Comte approuverait certainement des recherches comme celles de lactuelle Association pour létude scientifique de la conscience (ASSC : Association for the Scientific Study of Consciousness) : en effet, pour lui les études biologiques convergent normalement vers la psychologie scientifique, quelle soit physique, physiologique ou somatique. Ce que Comte a su voir, cest lunité de lorganisme dans la notion de ce quil appelle « la corrélation nécessaire entre les idées dorganisation et les idées de vie » (CPP, 738). Il existe pour lui comme pour Kurt Goldstein une totalité organique, puisque, « par cela même que tel organe fait partie de tel être vivant, il concourt nécessairement, dune manière déterminée quoique peut-être inconnue, à lensemble des actes qui composent son existence » (CPP, 738).
6.1. De la biologie à la psychologie
Partis de la biologie, nous voici donc arrivés à la psychologie. Létude des fonctions affectives et intellectuelles consiste, pour Comte, dans lexamen expérimental et rationnel des phénomènes de sensibilité intérieure ; il sagit là, dit-il, dun « simple prolongement général de la physiologie animale jusquà ses dernière attributions fondamentales » (CPP, 849-850). On comprend donc quopposé à lintrospection, dénuée de toute garantie scientifique, Comte soit partisan dune étude systématique des fonctions affectives et intellectuelles. Dès 1828, le sixième opuscule avait donné lessentiel de sa pensée sur ce mode de recherche. Comte sétait rallié à Broussais qui, écrivait-il, « a dignement compris combien il importe de sopposer à la direction vague et chimérique dans laquelle on cherche à entraîner aujourdhui la jeunesse française » [19]. Cétait dailleurs pourquoi Broussais avait interrompu ses travaux de pathologie générale pour dénoncer la nullité de la psychologie.
Comte veut aller plus loin que Broussais en démontrant que lobservation intérieure « est nécessairement impossible » [20]. Dans la première leçon de son Cours de philosophie positive Comte a voulu prouver la nullité de la méthode psychologie utilisée depuis plus de deux mille ans. Une lettre à Valat du 24 septembre 1819 précise lobjet de sa critique. Si le sujet ne peut pas se dédoubler, il ny a pas davantage de dualité sujet-objet pour Comte. De même, Comte nie le prétendu antagonisme entre la réalité psychologique et la réalité matérielle : cette positions se confirmera dans le Système de politique positive (SPP, III, 617) dans lequel Comte affirme que la « science réelle » élude le dualisme de lâme et du corps. Dans cette solution au fameux mind/body problem, Comte est rejoint aujourdhui par les cognitivistes dont les travaux des époux Churchland se font lécho [21]. Ce que montre Comte et qui est aussi lobjet des recherches actuelles, cest le fait que la recherche des lois de la matière vivante, qui est une réalité matérielle, peut conduire à la découverte des lois de la réalité psychologique. Comte déclare impuissante la méthode métaphysique devant la tâche à laquelle elle a été appliquée. Les fonctions affectives et intellectuelles ne peuvent être directement observées durant leur accomplissement.
6.2. La place fondatrice de laffectivité
De plus, Comte critique les psychologues de sêtre uniquement attachés à létude de lintelligence au mépris de celle des affections ; ils nont pas compris ce qui est pour Comte une évidence : « les affections, les penchants, les passions, constituent les principaux mobiles de la vie humaine ; et [ ], loin de résulter de lintelligence, leur impulsion spontanée et indépendante est indispensable au premier éveil et au développement continu des diverses facultés intellectuelles, en leur assignant un but permanent, sans lequel, outre le vague nécessaire de leur direction générale, elles resteraient essentiellement engourdies chez la plupart des hommes » (CPP, 856). Avec son intérêt pour laffectivité Comte a eu une juste intuition des réalités qui intéresseront les chercheurs ultérieurs : tels Sigmund Freud, René Zazzo, John Bowlby ou Jean-Paul Sartre [22].
Le rapport à laffectivité se confirmera dans lévolution du positivisme ; il apparaît manifestement dans le « Tableau cérébral » dans lequel laffectivité occupe une place fondamentale. En effet, les données "biosociologiques" de la 50e leçon (écrite avant le 1er juillet 1839) se sont prolongées et développées avec le Tableau des fonctions cérébrales, que Comte dit avoir conçu à partir de 1847 jusqu'en 1850 (SPP, I, 680) : en 1851, dans le tome I du Système de politique positive, ce tableau montre à l'évidence que la spéculation et l'action sont dominées par l'affection. Répondant à un processus de décomposition binaire, le Tableau cérébral pose, entre l'égoïsme complet et le pur altruisme, l'échelle des affections intermédiaires (SPP, I, Introduction fondamentale, 3, 692-693). Comte rappelle le principe classificatoire dont procède ce Tableau, confirmant le succès d'une logique de la découverte qui lui est propre.
Le rapport fondamental à laffectivité se dégage également de létude du langage développée au second tome du Système de politique positive [23]. Car, si l'expression résulte du sentiment, réciproquement elle a le pouvoir de le développer en même temps que de le consolider (SPP, II, 242). Il sagit dune réaction normale qui concerne les affections aussi bien que les instincts sympathiques. De plus, pour Comte, le langage est avec la pratique le plus puissant stimulant du sentiment. Comte soppose fortement aux systèmes qui retracent une vue purement idéologique de lesprit. Aussi, par le fait de la méthode objective et positive, la notion de moi résulte-t-elle de léquilibre général des diverses fonctions, à la fois dirritabilité et de sensibilité, qui caractérisent létat normal. Le consensus de lensemble de lorganisme, qui est aussi un « sentiment continu dune telle harmonie » (CPP, 857), est donc aussi seule cause du sentiment du moi qui na désormais plus rien de mystérieux.
Comte naccepte pas davantage la séparation établie par les psychologues entre linstinct et lintelligence. Pour lui, linstinct, qui est « une impulsion spontanée vers une direction déterminée, indépendamment daucune influence étrangère » (CPP, 858), ne contraste guère avec lintelligence « lorsquon parle de ceux qui, sans aucune éducation, manifestent un talent prononcé pour la musique, pour la peinture, pour les mathématiques, etc. » (CPP, 858). Et, si, en outre, on définit lintelligence, ainsi que le rappelle Comte, comme « laptitude à modifier sa conduite conformément aux circonstances de chaque cas » (CPP, 858), on ne peut faire de différence entre lanimalité et lhumanité. À ce propos je rappelle que Nietzsche parlera plus tard dun « sens de la vérité » qui nest souvent rien dautre que le « sens de la sécurité » commun à lhomme et à lanimal (voir Aurore, I, §.26). Sappuyant sur la lecture de louvrage de Georges Leroy intitulé Lettres sur les animaux (1762-1781), dans lequel lauteur a noté ses observations sur la construction des habitations, le système de chasse, le mode de migration des animaux, Comte souhaite lessor de la psychologie animale ; aussi Comte reprend-il la formule de Blainville : « linstinct est la raison fixée ; la raison linstinct mobile » (CPP, 859-860).
Cest à Spurzheim et Gall que Comte doit ses premières notions de psychologie scientifique ; il en retient deux principes philosophiques : dune part, « linnéité des diverses dispositions fondamentales, soit affectives, soit intellectuelles » ; dautre part, « la pluralité des facultés essentiellement distinctes et radicalement indépendantes les unes des autres, quoique les actes effectifs exigent ordinairement leur concours plus ou moins complexe » (CPP, 863). Aussi Comte reprend la distinction de Gall au sujet des facultés affectives avec les penchants, les sentiments ou affections ; il fait de même au sujet des facultés intellectuelles. Mais, heureusement, Comte ne sen tient pas à la physiologie cérébrale de Gall dont il reconnaît les principaux défauts : il en critique la qualité des analyses quant à la répartition du cerveau en ses divers organes ; de plus la physiologie cérébrale de Gall ne sest subordonnée à aucune vraie détermination anatomique. Plutôt que de se contenter de lanalyse phrénologique qui est, écrit-il, « entièrement à refaire » (CPP, 876) et qui risque de sombrer dans un « charlatanisme grossier et funeste » (CPP, 881), Comte recommande le recours à lanalyse pathologique et à lanalyse comparative. Suivant Broussais, pour lassimilation des cas pathologiques aux cas physiologiques, dans ce domaine Comte pense que, dune manière générale, lanimalité et lhumanité peuvent se servir dexplication mutuelle.
6.3. La constitution du signe
Pour Comte, il faudrait plutôt adapter lanalyse purement physiologique des facultés à une analyse anatomique de lappareil cérébral. Or, cest là une recherche poursuivie actuellement : la « méthode des lésions » de Damasio permet de mettre en lumière certains systèmes de neurones sous-tendant différents types de connaissance. De même, aujourdhui on peut voir Jerry Fodor [24], dans son architecture de la cognition, revenir globalement à la thèse des localisations de Gall et Spurzheim, mais en rejetant lidée de relier ponctuellement les fonctions supérieures du cerveau à son organisation. Inversement, les cognitivistes recherchent les bases autant anatomiques que physiologiques du fonctionnement du cerveau. Aussi ne sera-t-on pas étonné de trouver chez Comte une thèse de la constitution du signe qui ne manque pas dintérêt dans la nouvelle configuration du savoir cognitique.
La « théorie positive de la nature humaine » mise sur pied par Comte pour régler les conditions dexistence individuelle prolonge la théorie psychophysiologique de la 46è leçon. Finalement, léconomie de lentendement nest quune extension de la dépendance biologique de lêtre vivant envers le milieu qui lui correspond. Le tout de lobjet et du sujet comprend des éléments solidaires dont la solidarité, pour une part, dépend de la régulation intérieure de lindividu avec le milieu selon une base physiologique. On connaît le dénombrement des dix « moteurs affectifs », des cinq « fonctions intellectuelles, et des trois « qualités pratiques » du Tableau cérébral. Ces éléments constituent un point de départ pour saisir ce que la 45è leçon dénomme « le système total de léconomie animale » (CPP, 880), puisque « lensemble des phénomènes intellectuels et affectifs, malgré leur extrême importance, ne constitue, dans le système de léconomie animale, quun indispensable intermédiaire entre laction du monde extérieur sur lanimal à laide des impressions sensoriales, et la réaction finale de lanimal par les contractions musculaires » (CPP, 680).
Entre sensation et mouvement se déploie la vie de relation, essentiellement intermittente. Or, la sensation et le mouvement constituent le signe avec laide dun troisième constituant qui est ce que Comte appelle la « vitalité intermédiaire » qui, affectée par les sensations, [ ] inspire les mouvements » (SPP, I, 660). Le signe linguistique en particulier indique, dune part, lordre extérieur et, de lautre, lordre intérieur, selon sa double constitution objective-subjective mise en exercice par une troisième réalité, la « vitalité intermédiaire » invoquée par Comte. Il se produit alors comme un « circuit réverbérant », notion utilisée par Changeux pour expliquer la formation des « objets mentaux » à partir de lenvoi dun axone par le neurone A vers le neurone B qui le renvoie à A en fermant ainsi le circuit A-B devenant oscillant sous leffet du potentiel daction.
7. Conclusion : la biologie, une science de lhomme dans son environnement
Donc, nous lavons vu, Comte voit la biologie tout entière orientée vers la connaissance de lêtre humain, dans sa constitution et dans ses facultés les plus hautes. Pour Comte, lhomme en tant que totalité organique obéit à la loi du développement de son organisme. Lindividu humain est une totalité qui se distingue de son milieu ; comme Comte lécrivait à Mill, « cest lorganisme et non le milieu qui nous fait hommes plutôt que singes ou chiens, et même qui détermine notre mode spécial dhumanité jusquà un degré beaucoup plus circonscrit quon ne le croit souvent » [25]. Selon le principe de totalité auquel il est sensible, Comte propose dorienter la démarche de la science organique, non pas du singulier au général comme celle propre aux sciences inorganiques, mais bien du général au singulier : une démarche de type déductif à linstar des mathématiques. Comte réussit à faire de la biologie une science de la totalité en même temps quune science de lhomme ; il montre quelle exige la pratique dun certain nombre de méthodes, et quelle favorise le développement de lesprit positif fondé sur la certitude de lexistence des lois naturelles.
Université Jules Verne (Amiens)
Notes
1) Cours de philosophie positive, Tome I, leçons de 1 à 45, éd. de François Dagognet, Michel Serres, Allal Sinaceur. Paris, Hermann, 1975. Leçon 40 : pp. 665-746 ; leçon 41 : 747-766 ; leçon 42 : 767-794 ; leçon 43 : 795-820 ; leçon 44 : 821-841 ; leçon 45 : 842-882. Sigle CCP. Voir CPP,684, note 22.
2) Voir mon article « Auguste Comte et la méthode subjective », Colloque du CAMS à Paris, novembre 1999 (à paraître). Le tome IV du Système de politique positive attribue à la "science finale" (Système de politique positive, IV tomes, Paris, 1851-1854 ; sigle : SPP ; voir SPP, IV, 184 : le rôle de construire la méthode subjective est, ainsi que l'affirme expressément Comte, « essentiellement propre à la morale » (ibid). Désormais, pour Comte, si la plupart des phénomènes sont manifestement "assujettis à des lois immuables"( SPP, IV, 191.), il demeure qu' « une classe exceptionnelle reste seulement soumise à des volontés arbitraires » (ibid). Tel est proprement le résultat de « l'extension directe et spéciale du principe positif à chaque partie du domaine abstrait » (ibid). La méthode subjective est, en particulier, celle que pratiquera la morale, science finale.
3) Avant Comte, ce sont Gottfried Reinhold Treviranus (1776-1837) et Jean-Baptiste Lamarck (1744-1829) qui usèrent, dès 1802, du néologisme biologie ; le premier, dans son traité intitulé Biologie (1802-1822) ; et le second dans louvrage Hydrogéologie (1802).
4) L « Examen du traité de Broussais sur lirritation » a dabord paru dans le Nouveau Journal de Paris du 4-11 août 1828 ; puis dans lAppendice général du tome IV du Système de politique positive, en août 1854, « sixième et dernière partie » pp. 216-228 ; puis dans les Opuscules de philosophie sociale, Paris, Ernest Leroux, 1883, pp. 290-306, voir la page 291 ; enfin dans les Écrits de jeunesse 1816-1828, suivis du Mémoire sur la cosmogonie de Laplace 1835, sous la direction de P.E. de Berrêdo Carneiro, Paris-La Haye, Mouton, 1970, pp. 399-410.
5) Ces « simples modifications » sont une idée reprise du principe de la physiologie (ou de la biologie) de Blainville selon lequel les corps organisés présentent un aspect modifié des propriétés générales de la matière (cf. De lorganisation des animaux ou principes danatomie comparée, 1832, voir lintroduction). Sur le terme biologie, voir la note de Comte, à la 36è leçon, qui renvoie à Blainville : « Je ne pense pas quaucun philosophe puisse aujourdhui suivre un peu loin une série quelconque didées générales sur lensemble rationnel des considérations positives propres aux corps vivants, sans être, en quelque sorte, naturellement obligé demployer cette heureuse expression de biologie, si judicieusement construite par M. de Blainville, et dont le nom de physiologie, même purifié, noffrirait quun faible et équivoque équivalent » (CPP, 602).
6) CCP, 676. Dans une note (CPP, 682) Comte motive lusage du terme milieu « pour désigner spécialement, dune manière nette et rapide, non seulement le fluide où lorganisme est plongé, mais, en général, lensemble général des circonstances extérieures dun genre quelconque, nécessaires à lexistence de chaque organisme déterminé.[ ] la spontanéité avec laquelle [cette expression nouvelle] sest si souvent présentée sous ma plume, malgré ma constante aversion pour le néologisme systématique, ne me permet guère de douter que ce terme abstrait ne manquât réellement jusquici à la science des corps vivants. » Cf. C.F. Sacchi, « Milieu », Encyclopædia Universalis, Vol.11, Paris, Encyclopædia Universalis Éditeur, 1968 ; voir p.17, 2è colonne un texte qui est très comtien : « Lorganisme et son milieu constituent le binôme fondamental de lécologie. Dans cette discipline, on entend par milieu la partie du monde avec laquelle un organisme vivant est en contact : cest donc celle qui en détermine les réactions, les adaptations physiologiques et parfois même morphologiques, celle qui est, en retour, modifiée, transformée, façonnée par ce contact avec le vivant. »
7) Kurt Goldstein, La structure de lorganisme. Introduction à la biologie à partir de la pathologie humaine. Texte augmenté de fragments inédits et traduit de lallemand par le Dr E. Burckhardt et Jean Kuntz. Paris : Bibliothèque de philosophie contemporaine, NRF, Gallimard, troisième édition,1951 ; voir p. 11.
8) Kurt Goldstein, La structure de lorganisme, p. 12.
9) Cf. C.F. Sacchi, « Milieu », Encyclopædia Universalis, Vol.11, Paris, Encyclopædia Universalis Éditeur, 1968 ; voir p.17, 2è colonne.
10) Voir C.F. Sacchi, Encyclopaedia Universalis, Vol.11, p.17, 2è colonne. Cf. C.F. Sacchi & P. Testart, Organismes et milieu, Paris, 1971.
11) CPP, 682 : « un organisme approprié et un milieu convenable » ; « la double idée dorgane et de milieu avec lidée de fonction » ; à cette même page, Comte justifie dans une note son usage du terme milieu.
12) Kurt Goldstein, La structure de lorganisme, p.7.
13) Kurt Goldstein, La structure de lorganisme, p. 9.
14) Kurt Goldstein, La structure de lorganisme, p.10. Sur les rapports du normal et du pathologique chez Comte, Bernard et Canguilhem, voir Angèle Kremer Marietti, « Les concepts de normal et de pathologique à partir de Georges Canguilhem » (à paraître).
15) Voir p.699-700 : « Sous le point de vue purement anatomique, tous les organismes possibles, toutes les parties quelconques de chaque organisme, et tous les divers états de chacun, présentent nécessairement un fond commun de structure et de composition, doù procèdent successivement les diverses organisations plus ou moins secondaires qui constituent des tissus, des organes, et des appareils de plus en plus compliqués. De même sous laspect physiologique proprement dit, tous les êtres vivants, depuis le végétal jusquà lhomme, considérés dans tous les actes et à toutes les époques de leur existence, sont essentiellement doués dune certaine vitalité commune, premier fondement indispensable des innombrables phénomènes qui les caractérisent graduellement. »
16) Kurt Goldstein, La structure de lorganisme, p.7.
17) Cf. Schwann, Mikroskopischen Untersuchungen über die Übereinstimmung in der Struktur und dem Wachstum der Tiere und der Pflanzen (1839). Voir : J.R.Baker, « The Cell Theory : a Restatement, History and Critique », Parts 1-5, Quaterly Journal of Microscopical Science, 89-96 (1948-1953) ; Georges Canguilhem, "La théorie cellulaire", in La connaissance de la vie (1952), Paris, Vrin, 7è édition 1985 ; également, André Stanguennec, « Le scalpel contre le microscope, Auguste Comte et la théorie cellulaire », History and Philosophy of the Life Sciences, 6(2), 1984, pp.-171-182.
18) Cf. Pinel, Grandchamp, Foville, Recherches sur le siège spécial des différentes fonctions du système nerveux, 1823.
19) Examen du traité de Broussais sur lirritation, op. cit., p. 293.
20) Examen du traité de Broussais sur lirritation, op. cit., p. 294.
21) Cf. Churchland (Patricia Smith), Neurophilosophy. Toward a Unified Science of the Mind/Brain, MIT Press, 1986 ; Churchland (Paul M), Matter and Consciousness, MIT Press, 1988.
22) Sigmund Freud, Un souvenir denfance de Léonard de Vinci (1910), Paris, Gallimard, 1987 ; Jean-Paul Sartre, Esquisse dune théorie des émotions, Paris, Hermann, 1965 ; René Zazzo (Ed)., Lattachement, Paris, Delachaux & Niestlé, 1974/1979 ; John Bowlby, Attachement et perte, Paris, PUF, 1978/1984; Ferdinand Alquié, La conscience affective, Paris, Vrin, 1979.
23) Voir mon article, "Auguste Comte et la philosophie du langage", Colloque de Carthage, avril 1999 (à paraître).
24) Cf. Jerry A. Fodor, The Modularity of Mind, Londres, The MIT Press, 1983.
25) Lettres à John Stuart Mill, 1841-1846. Paris : Ernest Leroux, 1877. Voir à la page199 la controverse sur la psychologie féminine.
Références
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