Angèle Kremer Marietti
(Groupe d’Études et de Recherches Épistémologiques,
Paris)
L'alternative bergsonienne du corps et de l'esprit
(Texte publié dans: Carnets philosophiques,
L’Harmattan 2002)
1. Priorité du mouvement
Une réflexion sur la nature ontologique
du mouvement en général ; celui de la matière, d'une
part aux échelles atomique et astronomique, de l'autre dans le plan et
l'espace de la mécanique ; celui de la matière vivante dans la
suite de l'élan évolutif ; enfin celui de l'esprit qui
parachève celui de la vie dans la saisie profonde de l'épaisse
durée qui baignerait l'univers entier ; cette réflexion donc
a donné au bergsonisme la condition de son expression même.
C'est en effet une métaphysique du mouvement qui permet
à la philosophie bergsonienne de s'affirmer en déclarant : «
La durée et le mouvement sont des synthèses mentales et non pas
des choses. » Elle lui permet également de se défendre :
«C'est par l'intermédiaire du mouvement que la durée prend la
forme d'un milieu homogène» (1). C'est pourquoi surgit la
nécessité d'affirmer que ces deux assertions de
l'Essai (notre choix aurait pu
s'arrêter sur d'autres aussi intéressantes) qui sont
polémiques – puisque l'une affirme sa thèse et nie la
thèse contraire, et puisque l'autre explique la raison des errements des
conceptions adverses – ont en réalité dans le bergsonisme
une tout autre valeur transcendant le sens pur et simple qu'elles semblent
devoir exprimer.
Aussi, croyons-nous qu'il est déjà
permis de discerner ici les résonances certaines de ce que nous pensons
être une alternative essentielle
au bergsonisme, en même temps qu'une unité et une option non
moins essentielles (2). Cette alternative prend justement son aspect crucial et
intelligible dans la question des rapports du corps et de l'esprit, tout
spécialement traités par
Matière et mémoire,
où d'aucuns, alors qu'ils croyaient suivre le mouvement même
de la philosophie de Bergson, perdent pied et estiment pouvoir dénoncer
une solution de continuité entre
l'Essai et
l'Evolution créatrice, ces deux
ouvrages paraissant à leurs yeux mieux coordonnés l'un à l'autre.
La « rupture » ressentie par les
lecteurs et commentateurs de Bergson, tel Madinier (3), peut trouver justement
une explication précise du point de vue même de
Matière et mémoire, qui
énonce cette ferme proposition « le mouvement ne peut produire
que du mouvement » (4). On pourrait même faire la preuve des
assertions bergsoniennes en les replongeant dans l’ensemble argumentatif
de Matière et mémoire,
puisque quantité et qualité, durée et matière, temps
et espace finissent par s’y
rejoindre.
2. Le
problème de
Matière et
mémoire
Or, l'image du cercle, propre au style
bergsonien ainsi qu'à son symbolisme, dédoublée dans les
deux images du cercle plus étroit et du cercle plus large, va permettre
la compréhension à la fois de
l'Essai et de
l'Evolution créatrice dans la
perspective de Matière et
mémoire. Avec Matière et
mémoire, il s'agit tantôt d'un cercle plus étroit et
tantôt d'un cercle plus large. Et la véritable méthode
bergsonienne d'explicitation consistant dans un mouvement vers
l'intégralité, c'est du cercle plus large que procédera la
synthèse, mais c'est dans l'alternative entre le cercle plus
étroit et le cercle plus large que se résoudra le dilemme
bergsonien de « l'union de l'âme et du corps », selon
la classique expression, et que se posera non seulement l'alternative mais
encore le diptyque de la philosophie bergsonienne.
Nous ne
repoussons pas toutefois notre première vision du bergsonisme comme
étant une philosophie de la recherche de l'être et de la
découverte d'une unité de l'être, c'est au contraire cette
réalité ontique, unique, qui va autoriser l'alternative
fondamentale entre la matière et l'esprit, donc entre deux principes pour
l'un desquels il a fallu généralement opter afin d'être
conséquent avec soi-même ; or il se trouve qu'il n'apparaît
pas du tout que Bergson ait opté. C'est un fait : l'être est
unique ; il est mouvement et progrès et tout ce qui est multiple (dans le
sens de divisible), tout ce qui est repos et chose stable n'est pas
l'être, et en quelque sorte, peut-on dire, il y a option et non pas
alternative. Nous prétendons pourtant que la seule option va vers
l'être qui est mouvement, avant qui se place encore du mouvement, mais que
cette option pourtant n'est pas l'élimination du dilemme, car c'est cette
option même qui pose le dilemme.
Ainsi, bien que Bergson lui-même ait affirmé que sa
philosophie était un dualisme, nous nuançons de la sorte :
elle est bien grosso modo un dualisme,
mais elle est encore un monisme, car elle est avant tout un dualisme,
parce qu'elle est un monisme. Nous
répétons autrement que
l’alternative bergsonienne
procède de 1'unité de l'être.
Comme
découverte de l'unité de l'être, le bergsonisme va donner
de l'énigme universelle sa solution personnelle, sous la forme d'un
accord du corps et de l'esprit. En partant des considérations sur la
confusion générale de la durée avec l'étendue, de la
succession avec la simultanéité, de la qualité avec la
quantité (5), Bergson définit comme suit un aspect du
problème posé : « On se plaît à mettre les
qualités, sous formes de sensations, dans la conscience, tandis que les
mouvements s'exécutent indépendamment de nous dans
l'espace »(6), telle est la double forme traditionnelle donnée
couramment à l'énoncé de la question. Or, elle est due
à une vue partielle de la réalité.
Un pas nous
rapproche, au contraire, de l'intégralité si nous
considérons la chaîne dont les extrémités font se
rejoindre les choses au moi et le moi aux choses. Les choses, en tant que
qualités sensibles de la matière, le moi en tant que sensations
musculaires, nous font saisir le mouvement comme un absolu. Compris dans cette
chaîne, le mouvement réel des corps extérieurs est
qualité, donc également un absolu. À ce compte,
l'énoncé du problème se formule avec de sensibles variantes
depuis l'expression primitive. Au lieu de «deux mondes indifférents
incapables de se communiquer autrement que par un miracle », il y a
maintenant formation du cercle bergsonien : les mouvements dans l'espace, la
conscience avec les sensations ont acquis leur liaison et participent du
même plan de réalité absolue.
Encore le
problème n'est-il qu'élagué, mais déjà
intervient le recours à l'être unique, au milieu commun sur lequel
va se poser le problème philosophique.
3. Le
monde des choses
Voyons le monde des choses – et le moi
(corps et esprit) un instant peut être considéré comme chose
dans cette vision de l'unité de l'être ; il se produit que
« la séparation entre la chose et son entourage ne peut pas
être absolument tranchée », car « l'étroite
solidarité qui lie tous les objets de l'univers matériel, la
perpétuité de leurs actions et réactions
réciproques, prouve assez qu'ils n'ont pas les limites que nous leur
attribuons » (7). Cela ne revient-il pas à dire qu'il y a
«quelque chose de commun» entre des qualités d'ordre
différent ? La différence ne joue plus, quand a été
posée la qualité. Et c'est en posant la qualité que l'on
découvre l'unité de l'être. Il y a, certes, ici un postulat,
mais la méthode bergsonienne, dans son opération de formation du
cercle (qui est toujours un « cercle plus large » quoique plus
étroit par rapport à un autre « cercle plus
large ») ne procède pas par addition de termes, mais par
changement de point de vue : il faut d'emblée se placer dans telle
perspective, authentique ; il ne s'agit pas de trouver un concept mais un
percept. Qu'on se rappelle :
« Concevoir est un pis-aller quand il n'est pas donné de
percevoir » (8).
Aussi le rôle de Bergson a-t-il
surtout été, non pas d'énoncer les problèmes, mais
de les dénoncer. Selon Bergson,
le problème philosophique est généralement, dans son
principe, une erreur de point de vue, car il est, à l'insu des
philosophes, solidaire et dépendant de l'être commun et unique,
qui est le Mouvant même, puisqu'en
définitive « le temps est ce qui se fait, et même ce qui fait
que tout se fait » (9).
Dans l'être unique, c’est
par le double biais de la métaphysique de la matière et de la
psychologie de la perception que va se trouver cernée la
vérité relative au corps et à l'esprit, la
métaphysique de la matière signifiant la connaissance du mode
d'être indivisé de l'étendue, la psychologie de la
perception expliquant l'insertion de l'esprit dans la matière. La
solution bergsonienne rejette de la sorte également idéalisme et
réalisme, elle s'installe à la fois dans le plan du corps et dans
la profondeur de l'esprit ; dans la profondeur de l'esprit, elle nous fait
découvrir la matière ; dans le plan du corps, elle nous
dévoile l'existence de l'esprit. D'une part, « la matière
étendue, envisagée dans son ensemble, est comme une
conscience » ; d'autre part, «conscience et matière,
âme et corps entrent en contact dans la perception» (10) et
finalement « ces deux termes, perception et matière, marchent ainsi
l'un vers l'autre » (11) et « la matière rejoint
l'esprit » (12).
Examinons de quoi sont faites cette
métaphysique de la matière et cette psychologie de la perception.
Or, il se trouve que la métaphysique de la matière me met «
en présence d'images, au sens le plus vague où l'on puisse prendre
ce mot, images perçues quand j'ouvre mes yeux, inaperçues quand je
les ferme » (13) ; ainsi «j'appelle
matière l'ensemble des images,
et perception de la matière ces
mêmes images rapportées à l'action possible d'une certaine
image déterminée, mon corps » (14). On voit comment se
trouve donc reliée la psychologie de la perception à la
métaphysique de la matière, car l'univers est un
ensemble d'images et ma perception de
l'univers un système d'images.
Ma perception intervient donc pour
organiser une action possible de l'une
de ces images qu'est mon corps.
Ainsi un univers sans action est-il
sans doute un univers sans perception, et réciproquement. Et ma
perception ne peut pas être autrement qu'elle n'est ; elle a fait choix en
effet de sa condition de perception-pour-l'action, Si bien que
« toutes les catégories de la perception, non seulement des
hommes, mais des animaux et même des plantes (lesquelles peuvent se
comporter comme si elles avaient des
perceptions) correspondent globalement au choix d'un
certain ordre de
grandeur »
(15).
En outre, la
métaphysique de la matière, en mettant dans son axe l'action du
corps, donne, d'une part, l'explication des phénomènes nerveux,
qu'elle insère dans le monde matériel (il n'y a donc pas
l'insertion opposée du monde matériel en eux) et, de l'autre,
l'explication du souvenir pur, hétérogène au corps et
à l'esprit. Le souvenir pur est alors le pôle spirituel de la
conscience, dont la perception serait le pôle matériel, car en
définitive la perception et le cerveau collaborent dans le plan de la
matière.
Ainsi, cette métaphysique de la
matière est un cercle plus large par rapport à la psychologie de
la perception. L'ambivalence de l'une et de l'autre constitue une alternative du
corps et de l'esprit, l'esprit rejoignant la matière, la matière
rejoignant l'esprit. Une formule s'applique à l'une et l'autre
convergence; nous la trouvons dans La
pensée et le mouvant (16) : « Il y a une
réalité extérieure et pourtant donnée
immédiatement à notre esprit ». En effet, si nous la
supposons d'abord extérieure, uniquement matière, nous ne voyons
pas que cette réalité soit une donnée immédiate de
la conscience ; néanmoins c'est la métaphysique de la
matière qui fait d'elle légitimement cette donnée
extérieure et pourtant immédiate ; par ailleurs, si nous
supposons que notre perception nous est donnée immédiatement,
comment admettre qu'elle est « extérieure », comme la
collaboration avec le cerveau nous l'indique ? Tout simplement, parce qu'elle
est déjà matière.
4. Matière absolue et esprit absolu
Que l'on parte du
corps ou que l'on parte de l'esprit le résultat est identique.
L'alternative bergsonienne du corps et de l'esprit est telle que «
sans avoir réellement élargi le cercle » (17) de la
matière, en tant que matière absolue, nous ne pouvons comprendre
l'interaction du corps et de l'esprit et, réciproquement, sans avoir de
même élargi le cercle de l'esprit, en tant qu'esprit absolu, nous
ne pouvons pas connaître
l'hétérogénéité de l'esprit à
lui-même et, de la sorte, les limites de l'harmonie corps-esprit. Donc les
deux cercles plus larges de la matière et de l'esprit éclairent le
cercle plus étroit, formé par la coïncidence corps-esprit ;
en outre, le cercle étroit du corps
joue la vie du cercle large de l'esprit
«Le rôle du corps est de jouer ainsi la vie de l'esprit »
(18); et le cercle étroit de l'esprit, participant du cercle large de la
matière, se met avec « la matière dans le rapport de la
partie au tout » (19). Ce chassé-croisé des cercles
bergsoniens n'est pas un pur artifice, il a sa raison d'être dans
l'intuition de la durée, à la fois temps et mouvement, être
unique en tout cas, qui nous mène soit du côté de la
matérialité, soit du côté de
l'éternité, de toute façon tantôt vers la
coïncidence des cercles étroits corps-esprit et tantôt vers
celle des cercles larges matière-esprit : tantôt « nous
marchons à une durée de plus en plus éparpillée,
dont les palpitations plus rapides que les nôtres, divisant notre
sensation simple, en diluent la qualité en quantité: à la
limite serait le pur homogène, la pure
répétition, par laquelle
nous définirons la matérialité » (20); mais
tantôt « nous allons à une durée qui se tend, se
resserre, s'intensifie de plus en plus : à la limite serait
l'éternité » (ibid.).
Bergson ajoute : « Entre ces deux limites extrêmes l'intuition
se meut, et ce mouvement est la métaphysique même » (21).
Certes, ce mouvement ne
tranche pas le dilemme matière-esprit : l'alternative subsiste,
celle des cercles larges, comme celle des cercles étroits ; à tel
point que cette couleur d'éternité qui nous est promise, et
maintenant due, nous ne la trouvons nulle part ailleurs que dans le concret. En
effet, il y a bien une réalité extérieure et pourtant
donnée à notre esprit, car n'y a-t-il pas au sein de cette
métaphysique une revalorisation de l'étendue ?
Nous
disions que dans le plan du corps nous devions découvrir l'esprit, mais
n'avons-nous pas dans la profondeur même de la matière
découvert la durée ? A ce compte, quoi d'étonnant à
ce que Bergson affirme ensuite : « En ce qui concerne l'étendue
concrète, continue, diversifiée et en même temps
organisée, on peut contester qu'elle soit solidaire de l'espace amorphe
et inerte qui la sous-tend. [...] On pourrait donc, dans une certaine mesure, se
dégager de l'espace sans sortir de l'étendue, et il y aurait bien
là un retour à l'immédiat » (22). En
réalité, quoi de plus explicite ?
L'étendue,
vue comme concrète, n'a rien à voir avec l'espace homogène
et divisible de la mécanique. De même que le mouvement a sa
réalité dans la mobilité, le temps dans la durée,
l'étendue a la sienne dans la concrétion ; et mobilité,
durée et concrétion ne sont qu'une seule et même
qualité absolue.
5. Les degrés entre
l’étendu et l’inétendu
Est donc
ainsi repoussée « l'idée illusoire qu'il n'y a pas de
degrés, pas de transition possible, entre l'étendu et
l'inétendu ». Par là même sont posés les
cercles larges avec lesquels entrent en jeu les cercles étroits. La
psychologie de la perception dont la part a été
déterminée dans cette métaphysique de la matière
permet à la fois de justifier cette métaphysique, de la rendre
nécessaire, et de préciser l'alternative toute spéciale
du corps et de l'esprit.
Mais une difficulté pourrait nous
arrêter ; en effet, parente de l'alternative matière-esprit, la
perception se trouve, chez Bergson, valorisée par rapport à la
conception ; or, ne voilà-t-il pas que désormais une perception
est à l'origine de la conception, car cette dernière perception va
nous permettre l'action en vue de laquelle nous élaborerons nos
conceptions ! Or, il n'y a là rien que de très naturel,
puisque la première perception, opposée à la conception,
est celle-là même que nous donne le regard de l'intuition dans la
sphère des cercles larges ; et quant à la seconde, parente de
l'action, c'est celle dont il s'agit, quand Bergson parle d'une psychologie de
la perception ; elle entre dans la sphère des cercles étroits. En
supprimant la première, on rompt toute amarre métaphysique et
toute possibilité de réflexion sur l'essence de l’autre. En
supprimant la seconde, toute assise est ôtée à l'action,
demeurée inutile et, encore, impossible.
Nous sommes enfin
fondés à replacer les « données immédiates
de la conscience » dans le cercle plus large de
l'intégralité bergsonienne. Leur séjour ontologique dans
Matière et mémoire ne les
dépayse en rien, bien au contraire. Le jeu des cercles étroits
avec les cercles larges nous révèle enfin le sens des deux
assertions de notre introduction, l'une signifie : la durée et le
mouvement sont l'être-concret-unique à la fois matière
(« synthèses »), à la fois esprit
(« mentales »). L'autre fait des choses du milieu
homogène le lieu des cercles étroits, qui se retrouvent en elles,
car ils ont besoin d'elles. L'évolution créatrice» a sa
place aussi, dans cette alternative, l'élan vital étant la
durée même, à la fois matière et esprit, ni l'une ni
l'autre, esprit en dépit de la matière, matière
malgré l'esprit. Le circuit ne peut se fermer. L'unité de
l'être reste ouverte au
dilemme.
Notes
1)
Essai sur les
données immédiates de la conscience,
p. 89 et p. 93, éd. 1944.
2) À l'occasion d'un travail
antérieur sur la philosophie bergsonienne,
Les formes du
mouvement chez Bergson (Paris, Vrin,
1953),
il nous est apparu que le dualisme foncier
de cette philosophie ne faisait que recouvrir en fait une unité, que nous
avons appelée « l'unité de l'être
».
3) Voir de cet auteur :
Conscience
et
mouvement,
Alcan, 1938.
4)
Matière et
mémoire, Presses Universitaires de
France, 1939, p.100.
5) Voir
Essai,
Avant-Propos.
6)
Matière et
mémoire, p. 22,
.
7) Ibid., p.
235.
8)
La pensée et le
mouvant, p. 145, éd.
1941.
9)
Ibid.,
p.
3.
10)
Matière et
mémoire, p.
246.
11)
Ibid.,
p.
247.
12)
La pensée et le
mouvant, p.
44.
13)
Matière et
mémoire, p.
11.
14)
Ibid.,
p.
17.
15)
La pensée et le
mouvant, p.
62.
16)
Ibid .,
p.
211.
17)
Ibid.,
p.
98.
18)
La pensée et le
mouvant, p.
79.
19)
Matière et
mémoire, p.
74.
20)La
pensée et le mouvant, p.
210.
21)
Ibid.,
p.
211.
22)
Matière et
mémoire, p. 208.
Angèle Kremer
Marietti
BERGSON
MÉTAPHYSICIEN
DE LA MATIÈRE
Texte publié dans
Carnets
philosophiques,
L’Harmattan,
2002.
1. Entre éternité et matérialité
La place
faite à la matière dans la philosophie bergsonienne est loin
d'être réduite, qu'il s'agisse de la matière vivante ou de
la matière inerte. On le sait,
le biologique est animé de l'élan vital dont le mouvement inverse
est celui de la matière inerte ; ainsi l'évolution
créatrice serait donc l'explication propre à la matière
vivante. Cette considération importante n'exclut pas toutefois la
possibilité de poser le rapport en quelque sorte statique du moi avec son
entourage, ni d'ailleurs le rapport effectif de ma perception avec les choses
perçues(1). C'est ce que fait Bergson et il montre comment la psychologie
de la perception fait partie de cette métaphysique de la matière
qu'il donne par la force des choses. En ce sens ma perception communique avec la
matière, est effectivement
matière ; et dans cette matière, dont je fais, pour mieux
l'investiguer, un absolu, mon esprit s'insère
partiellement.
La réflexion bergsonienne se meut donc entre
les deux pôles de la matérialité et de
l'éternité. Le pseudo-spiritualisme de Bergson se fonde
généralement sur le seul rapport fonctionnel de
l'éternité avec le corps ; dans cette fonction surtout
s'interprète la durée. Cet aspect du Bergsonisme est
nécessaire d'une certaine façon, mais il ne suffit pas pour autant
: notre mode d'interprétation par l'image du cercle large et du cercle
étroit nous permet de considérer la matérialité et
l'éternité comme les cercles larges avec lesquels jouent les
cercles étroits qui leur sont immédiatement opposés
(2) : le corps avec l'éternité (3), l'esprit comme cercle
étroit avec la matérialité. En effet, l'alternative
bergsonienne est telle que « sans avoir réellement élargi le
cercle » de la matière en tant que matière absolue, nous ne
pouvons comprendre le rôle de la matière dans cette philosophie,
réciproquement sans avoir élargi le cercle de l'esprit en tant
qu'esprit absolu, nous ne pouvons pas connaître
l'hétérogénéité de l'esprit à
lui-même. La métaphysique n'est autre que le mouvement de
l'intuition entre ces pôles extrêmes (4).
2. Métaphysique de la
matière et psychologie de la perception
La connaissance
du mode d'être indivisé de l'étendue, qui n'est autre que la
métaphysique de la matière, l'explication de l'insertion de
l'esprit dans la matière, autrement dit la psychologie de la perception,
prouvent bien que la véritable méthode philosophique du
Bergsonisme consiste dans un mouvement vers l'intégralité :
L'intuition pure, extérieure ou
interne, est celle d'une continuité indivisée
(5). Les critères que donne
Bergson pour une connaissance intégrale de la matière manifestent
la nécessité d'un assouplissement du concept ; ainsi faut-il
obtenir la coïncidence de l'explication et de l'objet et, pour cela, la
première règle est de « prendre l'empreinte des
choses » de façon à tailler les concepts
« à l'exacte mesure des choses », afin d'avoir une
vision directe du réel. La métaphysique doit « suivre
les ondulations du réel » : on le voit, l'expérience est
à l'origine de cette connaissance et même de cette existence de la
matière (6). Or, l'expérience de la matière c'est la
perception, tandis que l'expérience de l'esprit c'est l'intuition. Il y a
donc une nécessité de s'en tenir à l'expérience
quelle qu'elle soit, et la perception pure est un phénomène
privilégié puisqu'elle est à la matière dans le
rapport de la partie au tout (7). Bergson, n'étant ni matérialiste
ni spiritualiste, ne donne pas à la matière le pouvoir de
créer des faits de conscience, mais il voit néanmoins en elle
comme véritables les qualités perçues.
Ce qui
est notable dans cette métaphysique de la matière c'est que la
déduction géométrique en est purement et simplement bannie,
car la science universelle ne tient pas dans un principe. L'espace
géométrique et le langage sont, au même titre, les ennemis
de la connaissance intégrale.
Quand il y a perception pure,
rien ne sépare mon esprit de la matière, il est fait d'elle et la
continue sans que s'interposent justement ni espace ni langage, c’est ce
qu’écrit Bergson :
« l'esprit et la matière se
touchent; la matière rejoint l'esprit »(8).
La continuité ininterrompue de la matière et de
l'esprit vient de cette unité fondamentale de l'être chez Bergson,
de cette unité qui fait qu'il n'y a pas de « rien »,
qu'il n'y a que du « plein ». Si la perception pure est
cette adhérence privilégiée de l'esprit à la
matière, l'intuition, qui est d’habitude la connaissance de
l'esprit par l'esprit, est aussi
« la connaissance, par l'esprit, de
ce qu'il y a d'essentiel dans la
matière » (9). L'assimilation de la matière dans
un champ plus large, c'est-à-dire l'intégralité
matière-esprit, qui constitue un nouveau cercle large, formé aussi
bien de la matière que de l'esprit, est un aspect intéressant de
cette métaphysique de la matière.
3.
Le cercle large matière-esprit
Qu'on ne se méprenne pas sur le sens de ce cercle large
matière-esprit: il ne se forme pas au profit de l'esprit, en
défaveur de la matière. La matière n'est pas comprise comme
« représentée», mais comme
« présente » ; le monde matériel ne fait pas
partie du cerveau,
« c'est le cerveau qui fait partie
du monde matériel » (10). D'ailleurs cette
intégralité ne se forme pas davantage au profit de la
matière, car dans la représentation, il n'y a pas plus ni moins
que dans toute présence (11).
Nous ne devons
jamais perdre de vue qu'entre la perception de la matière et la
matière elle-même il n'y a pas une différence de nature (12)
: « Entre cette perception de la matière et la matière
même il n'y a qu'une différence de degré, et non de nature,
la perception pure étant à la matière dans le rapport de la
partie au tout ». Cette véritable communion ne peut se produire
que dans une conversion de l'attention philosophique qui consiste à
s'écarter de la logique habituelle de l'homme et à fusionner avec
la logique de la nature présente, sans concept, par le seul
percept :
l'activité conceptuelle de l'homme est un pis-aller pour Bergson,
elle remplace artificiellement, et défectueusement d'ailleurs,
l'activité perceptuelle (13).
En
définitive, c'est l'esprit de géométrie qui tranche la
continuité du cercle large matière-esprit, dans lequel l'homme et
l'univers existent en le remplissant, car tout est plein. La
géométrie elle-même fait partie de ce tout puisqu'elle
permet à l'homme de se détacher d'elle :
« l'homme ne se soulèvera
au-dessus de la terre que si un outillage puissant lui fournit le point d'appui
; la mystique appelle la mécanique »
(14).
Une vision élargie de la réalité considérée comme une
totalité donne ensuite aux parties qui la composent leur exacte fonction
de « contenu à contenant», mais aussi leur propre
fonction de « contenant à contenu » par rapport
à une autre partie ; le dernier rapport entre deux parties peut
d'ailleurs se renverser complètement. Par exemple, un cercle large comme
la totalité matière-esprit contient le cercle moins large de la
matière qui contient le cercle étroit de la perception ; ce
dernier cercle étroit est le point commun de la matière et de
l'esprit. La totalité matière-esprit contient également le
cercle moins large de l'esprit qui contient le cercle étroit du corps ;
or le corps participe, à sa manière, de l'esprit puisqu'il joue la
vie de l'esprit. Il y a chez Bergson un arrondissement des percepts qui fait
qu'ils s'incluent les uns dans les autres, dans un sens ou dans le sens inverse
selon les fonctions différentes. D’ailleurs, une coïncidence
des cercles étroits entre eux et des cercles larges entre eux est
également possible. Cette égalité possible de fonction
vient de ce qu'il n'y a ni degrés ni transitions entre l'étendu
et l'inétendu (15).
4.
Le jeu des alternatives
La
métaphysique de la matière et la psychologie de la perception sont
fondées sur deux vérités sur lesquelles Bergson insiste
tout particulièrement : 1° il y a quelque chose de commun
entre des qualités d’ordre différent ; 2° ces
qualités participent de l’étendue
(16).
D’une part, Bergson sépare
la matière de l'esprit (17), de l'autre il les unit par
l'intermédiaire de la théorie de la perception pure, du
côté de la matière, et de la mémoire pure, du
côté de l'esprit. Il y a un jeu d'alternatives qui ne nous
échappe pas. La perception pure rapproche l'étendu de
l'inétendu par la considération de
l'extension ;
la mémoire pure rapproche de
même la qualité de la quantité par la considération
de la tension.
La matière est une
« continuité
mouvante »
dont notre action veut ignorer les infinis
ébranlements doués d'une solidarité ininterrompue,
« elle est
comme une conscience où tout s'équilibre, se compense et se
neutralise »
(18) ;
inversement la perception est de
même que l'étendue de la matière ; ainsi la sensation et
l'étendue concrète se mêlent l'une à l'autre :
« la
sensation reconquiert l'extension, l'étendue concrète reprend sa
continuité et son indivisibilité
naturelles » (19).
Ma connaissance de la
matière n'est pas en moi, mais dans les choses elles-mêmes, dit
Bergson, mais le souvenir de cette connaissance appartient à l'esprit,
ouvre la réalité totale de l'esprit, pourtant il existe un moment
où le souvenir peut s'enchaîner si fortement à la perception
« qu’on
ne
saurait dire où
la perception finit, où le souvenir
commence » (20). Relevons
encore ce mode d'interprétation par l'image du cercle plus large ou plus
étroit, Bergson s'en sert généralement pour
éclaircir une notion, ainsi écrit-il exactement, en ce qui
concerne cette jonction de la perception et du souvenir :
« un moment
arrive où le souvenir... s'enchâsse si bien dans la perception
présente... »
Soulignons l'emploi du verbe
s'enchâsser,
c'est-à-dire s'inscrire
étroitement ; c'est ce que nous appelons la coïncidence des cercles
étroits de la perception et du souvenir ou bien de la matière et
de l'esprit, comme elle se produit dans cette métaphysique de la
matière-limite, qui saisit ainsi le seul point de contact entre la
présence et l'absence. C'est le cercle le plus étroit de l'esprit,
plus précisément de la mémoire, qui voisine le plus avec la
perception pure ; le cercle étroit de la mémoire est
d'ailleurs lui-même entouré des cercles plus larges de la
mémoire (21). Toutefois, bien que la mémoire ne se
loge –
verbe employé par Bergson (22)
– pas dans la matière, entre le souvenir, qui est esprit, et la
perception, qui est matière, il n'y a qu'une différence
d'intensité (23).
Notes
1.Cf.
Matière et
mémoire, éd. 1946,
p. 235 : « La séparation entre la chose et son entourage ne
peut être absolument tranchée ».
Ibid., p. 66 : « Notre
perception, à l'état pur, ferait donc partie des
choses ». Sigle M.
M.
2.Ce mode d'interprétation par l'image du cercle plus
large et du cercle plus étroit nous a été
suggéré par Bergson ; cf. M.
M., p. 272 et La pensée et le
mouvant (sigle P. M.),
éd. 1941, p.98 : «Étendre logiquement une conclusion,
l'appliquer à d'autres objets sans avoir réellement élargi
le cercle de ses investigations, est une inclination naturelle à l'esprit
humain, mais à laquelle il ne faut jamais céder ». Il
faut donc, dit Bergson, élargir le cercle de ses investigations. La
matérialité est de ce fait le cercle élargi du corps, de
même que l'éternité est le cercle élargi de l'esprit.
On peut ainsi concevoir l'esprit comme cercle large ou comme cercle
étroit (Cf. « L'alternative bergsonienne du corps et de
l'esprit » in La Vie, La
Pensée, Paris, P. U. F., 1954, p. 377-384).
3.Cf.
La pensée et le
mouvant, p. 79 :
« Le rôle du corps est de jouer ainsi la vie de
l'esprit » .4.Cf.
Ibid., p. 211.
5.Cf.
M.
M.,. p. 203 et p. 206 :
« La démarche extrême de la recherche philosophique est
un véritable travail d'intégration ».6. Cf.
P. M., p. 50 : « La
vérité est qu'une existence ne peut être donnée que
dans une expérience. Cette expérience s'appelle vision ou contact,
perception extérieure en général, s'il s'agit d'un objet
matériel : elle prendra le nom d'intuition quand elle portera sur
l'esprit ».
7.Cf. M.
M.., p. 74.8.Cf.
P. M.., p. 44.9.
Ibid.,
p. 216, note.10.Cf.
M. M., p.
13.
11.Ibid., p.
32.
12.Ibid., p.
74.
13.P. M., p. 145 : « Concevoir est un pis-aller quand il n'est pas donné de
percevoir ».
14.Cf.
Les deux sources de la
morale et de la
religion, éd. 1948, p. 329.15.M.
M., p. 202 : « L'analyse de la
perception pure nous a laissé entrevoir dans l'idée
d'extension
un rapprochement possible entre
l'étendu et l'inétendu ».
Ibid.,
p. 276 : « Ce qui est
donné, ce qui est réel, c'est quelque chose d'intermédiaire
entre l'étendue divisée et l'inétendu pur ; c'est ce que
nous avons appelé
l'extensif ».
16.Cf.
M.
M., p. 238 ;
Ibid.
: « On ne peut
méconnaître ces deux vérités sans embarrasser de
mille difficultés la métaphysique de la matière, la
psychologie de la perception, et plus généralement la question des
rapports de la conscience avec la
matière ».
17.Ibid.,
p. 200.18.Ibid.,
p.
247.
19.Ibid.
20.Ibid.,
p.
116.
21.Ibid.,
p.
115.
22.Ibid.,p.
198.23.Ibid.,
p.266.