DOGMA

Angèle Kremer Marietti

(Groupe d’Études et de Recherches Épistémologiques, Paris)

 

L'alternative bergsonienne du corps et de l'esprit

(Texte publié dans: Carnets philosophiques, L’Harmattan 2002)



1. Priorité du mouvement

Une réflexion sur la nature ontologique du mouvement en général ; celui de la matière, d'une part aux échelles atomique et astronomique, de l'autre dans le plan et l'espace de la mécanique ; celui de la matière vivante dans la suite de l'élan évolutif ; enfin celui de l'esprit qui parachève celui de la vie dans la saisie profonde de l'épaisse durée qui baignerait l'univers entier ; cette réflexion donc a donné au bergsonisme la condition de son expression même.

C'est en effet une métaphysique du mouvement qui permet à la philosophie bergsonienne de s'affirmer en déclarant : « La durée et le mouvement sont des synthèses mentales et non pas des choses. » Elle lui permet également de se défendre : «C'est par l'intermédiaire du mouvement que la durée prend la forme d'un milieu homogène» (1). C'est pourquoi surgit la nécessité d'affirmer que ces deux assertions de l'Essai (notre choix aurait pu s'arrêter sur d'autres aussi intéressantes) qui sont polémiques – puisque l'une affirme sa thèse et nie la thèse contraire, et puisque l'autre explique la raison des errements des conceptions adverses – ont en réalité dans le bergsonisme une tout autre valeur transcendant le sens pur et simple qu'elles semblent devoir exprimer.

Aussi, croyons-nous qu'il est déjà permis de discerner ici les résonances certaines de ce que nous pensons être une alternative essentielle au bergsonisme, en même temps qu'une unité et une option non moins essentielles (2). Cette alternative prend justement son aspect crucial et intelligible dans la question des rapports du corps et de l'esprit, tout spécialement traités par Matière et mémoire, où d'aucuns, alors qu'ils croyaient suivre le mouvement même de la philosophie de Bergson, perdent pied et estiment pouvoir dénoncer une solution de continuité entre l'Essai et l'Evolution créatrice, ces deux ouvrages paraissant à leurs yeux mieux coordonnés l'un à l'autre.

La « rupture » ressentie par les lecteurs et commentateurs de Bergson, tel Madinier (3), peut trouver justement une explication précise du point de vue même de Matière et mémoire, qui énonce cette ferme proposition « le mouvement ne peut produire que du mouvement » (4). On pourrait même faire la preuve des assertions bergsoniennes en les replongeant dans l’ensemble argumentatif de Matière et mémoire, puisque quantité et qualité, durée et matière, temps et espace finissent par s’y rejoindre.


2. Le problème de Matière et mémoire

Or, l'image du cercle, propre au style bergsonien ainsi qu'à son symbolisme, dédoublée dans les deux images du cercle plus étroit et du cercle plus large, va permettre la compréhension à la fois de l'Essai et de l'Evolution créatrice dans la perspective de Matière et mémoire. Avec Matière et mémoire, il s'agit tantôt d'un cercle plus étroit et tantôt d'un cercle plus large. Et la véritable méthode bergsonienne d'explicitation consistant dans un mouvement vers l'intégralité, c'est du cercle plus large que procédera la synthèse, mais c'est dans l'alternative entre le cercle plus étroit et le cercle plus large que se résoudra le dilemme bergsonien de « l'union de l'âme et du corps », selon la classique expression, et que se posera non seulement l'alternative mais encore le diptyque de la philosophie bergsonienne.
Nous ne repoussons pas toutefois notre première vision du bergsonisme comme étant une philosophie de la recherche de l'être et de la découverte d'une unité de l'être, c'est au contraire cette réalité ontique, unique, qui va autoriser l'alternative fondamentale entre la matière et l'esprit, donc entre deux principes pour l'un desquels il a fallu généralement opter afin d'être conséquent avec soi-même ; or il se trouve qu'il n'apparaît pas du tout que Bergson ait opté. C'est un fait : l'être est unique ; il est mouvement et progrès et tout ce qui est multiple (dans le sens de divisible), tout ce qui est repos et chose stable n'est pas l'être, et en quelque sorte, peut-on dire, il y a option et non pas alternative. Nous prétendons pourtant que la seule option va vers l'être qui est mouvement, avant qui se place encore du mouvement, mais que cette option pourtant n'est pas l'élimination du dilemme, car c'est cette option même qui pose le dilemme.

Ainsi, bien que Bergson lui-même ait affirmé que sa philosophie était un dualisme, nous nuançons de la sorte : elle est bien grosso modo un dualisme, mais elle est encore un monisme, car elle est avant tout un dualisme, parce qu'elle est un monisme. Nous répétons autrement que l’alternative bergsonienne procède de 1'unité de l'être.

Comme découverte de l'unité de l'être, le bergsonisme va donner de l'énigme universelle sa solution personnelle, sous la forme d'un accord du corps et de l'esprit. En partant des considérations sur la confusion générale de la durée avec l'étendue, de la succession avec la simultanéité, de la qualité avec la quantité (5), Bergson définit comme suit un aspect du problème posé : « On se plaît à mettre les qualités, sous formes de sensations, dans la conscience, tandis que les mouvements s'exécutent indépendamment de nous dans l'espace »(6), telle est la double forme traditionnelle donnée couramment à l'énoncé de la question. Or, elle est due à une vue partielle de la réalité.

Un pas nous rapproche, au contraire, de l'intégralité si nous considérons la chaîne dont les extrémités font se rejoindre les choses au moi et le moi aux choses. Les choses, en tant que qualités sensibles de la matière, le moi en tant que sensations musculaires, nous font saisir le mouvement comme un absolu. Compris dans cette chaîne, le mouvement réel des corps extérieurs est qualité, donc également un absolu. À ce compte, l'énoncé du problème se formule avec de sensibles variantes depuis l'expression primitive. Au lieu de «deux mondes indifférents incapables de se communiquer autrement que par un miracle », il y a maintenant formation du cercle bergsonien : les mouvements dans l'espace, la conscience avec les sensations ont acquis leur liaison et participent du même plan de réalité absolue.

Encore le problème n'est-il qu'élagué, mais déjà intervient le recours à l'être unique, au milieu commun sur lequel va se poser le problème philosophique.

3. Le monde des choses

Voyons le monde des choses – et le moi (corps et esprit) un instant peut être considéré comme chose dans cette vision de l'unité de l'être ; il se produit que « la séparation entre la chose et son entourage ne peut pas être absolument tranchée », car « l'étroite solidarité qui lie tous les objets de l'univers matériel, la perpétuité de leurs actions et réactions réciproques, prouve assez qu'ils n'ont pas les limites que nous leur attribuons » (7). Cela ne revient-il pas à dire qu'il y a «quelque chose de commun» entre des qualités d'ordre différent ? La différence ne joue plus, quand a été posée la qualité. Et c'est en posant la qualité que l'on découvre l'unité de l'être. Il y a, certes, ici un postulat, mais la méthode bergsonienne, dans son opération de formation du cercle (qui est toujours un « cercle plus large » quoique plus étroit par rapport à un autre « cercle plus large ») ne procède pas par addition de termes, mais par changement de point de vue : il faut d'emblée se placer dans telle perspective, authentique ; il ne s'agit pas de trouver un concept mais un percept. Qu'on se rappelle : « Concevoir est un pis-aller quand il n'est pas donné de percevoir » (8).

Aussi le rôle de Bergson a-t-il surtout été, non pas d'énoncer les problèmes, mais de les dénoncer. Selon Bergson, le problème philosophique est généralement, dans son principe, une erreur de point de vue, car il est, à l'insu des philosophes, solidaire et dépendant de l'être commun et unique, qui est le Mouvant même, puisqu'en définitive « le temps est ce qui se fait, et même ce qui fait que tout se fait » (9).

Dans l'être unique, c’est par le double biais de la métaphysique de la matière et de la psychologie de la perception que va se trouver cernée la vérité relative au corps et à l'esprit, la métaphysique de la matière signifiant la connaissance du mode d'être indivisé de l'étendue, la psychologie de la perception expliquant l'insertion de l'esprit dans la matière. La solution bergsonienne rejette de la sorte également idéalisme et réalisme, elle s'installe à la fois dans le plan du corps et dans la profondeur de l'esprit ; dans la profondeur de l'esprit, elle nous fait découvrir la matière ; dans le plan du corps, elle nous dévoile l'existence de l'esprit. D'une part, « la matière étendue, envisagée dans son ensemble, est comme une conscience » ; d'autre part, «conscience et matière, âme et corps entrent en contact dans la perception» (10) et finalement « ces deux termes, perception et matière, marchent ainsi l'un vers l'autre » (11) et « la matière rejoint l'esprit » (12).

Examinons de quoi sont faites cette métaphysique de la matière et cette psychologie de la perception. Or, il se trouve que la métaphysique de la matière me met « en présence d'images, au sens le plus vague où l'on puisse prendre ce mot, images perçues quand j'ouvre mes yeux, inaperçues quand je les ferme » (13) ; ainsi «j'appelle matière l'ensemble des images, et perception de la matière ces mêmes images rapportées à l'action possible d'une certaine image déterminée, mon corps » (14). On voit comment se trouve donc reliée la psychologie de la perception à la métaphysique de la matière, car l'univers est un ensemble d'images et ma perception de l'univers un système d'images. Ma perception intervient donc pour organiser une action possible de l'une de ces images qu'est mon corps.

Ainsi un univers sans action est-il sans doute un univers sans perception, et réciproquement. Et ma perception ne peut pas être autrement qu'elle n'est ; elle a fait choix en effet de sa condition de perception-pour-l'action, Si bien que « toutes les catégories de la perception, non seulement des hommes, mais des animaux et même des plantes (lesquelles peuvent se comporter comme si elles avaient des perceptions) correspondent globalement au choix d'un certain ordre de grandeur » (15).

En outre, la métaphysique de la matière, en mettant dans son axe l'action du corps, donne, d'une part, l'explication des phénomènes nerveux, qu'elle insère dans le monde matériel (il n'y a donc pas l'insertion opposée du monde matériel en eux) et, de l'autre, l'explication du souvenir pur, hétérogène au corps et à l'esprit. Le souvenir pur est alors le pôle spirituel de la conscience, dont la perception serait le pôle matériel, car en définitive la perception et le cerveau collaborent dans le plan de la matière.

Ainsi, cette métaphysique de la matière est un cercle plus large par rapport à la psychologie de la perception. L'ambivalence de l'une et de l'autre constitue une alternative du corps et de l'esprit, l'esprit rejoignant la matière, la matière rejoignant l'esprit. Une formule s'applique à l'une et l'autre convergence; nous la trouvons dans La pensée et le mouvant (16) : « Il y a une réalité extérieure et pourtant donnée immédiatement à notre esprit ». En effet, si nous la supposons d'abord extérieure, uniquement matière, nous ne voyons pas que cette réalité soit une donnée immédiate de la conscience ; néanmoins c'est la métaphysique de la matière qui fait d'elle légitimement cette donnée extérieure et pourtant immédiate ; par ailleurs, si nous supposons que notre perception nous est donnée immédiatement, comment admettre qu'elle est « extérieure », comme la collaboration avec le cerveau nous l'indique ? Tout simplement, parce qu'elle est déjà matière.

4. Matière absolue et esprit absolu

Que l'on parte du corps ou que l'on parte de l'esprit le résultat est identique. L'alternative bergsonienne du corps et de l'esprit est telle que «  sans avoir réellement élargi le cercle » (17) de la matière, en tant que matière absolue, nous ne pouvons comprendre l'interaction du corps et de l'esprit et, réciproquement, sans avoir de même élargi le cercle de l'esprit, en tant qu'esprit absolu, nous ne pouvons pas connaître l'hétérogénéité de l'esprit à lui-même et, de la sorte, les limites de l'harmonie corps-esprit. Donc les deux cercles plus larges de la matière et de l'esprit éclairent le cercle plus étroit, formé par la coïncidence corps-esprit ; en outre, le cercle étroit du corps joue la vie du cercle large de l'esprit «Le rôle du corps est de jouer ainsi la vie de l'esprit » (18); et le cercle étroit de l'esprit, participant du cercle large de la matière, se met avec « la matière dans le rapport de la partie au tout » (19). Ce chassé-croisé des cercles bergsoniens n'est pas un pur artifice, il a sa raison d'être dans l'intuition de la durée, à la fois temps et mouvement, être unique en tout cas, qui nous mène soit du côté de la matérialité, soit du côté de l'éternité, de toute façon tantôt vers la coïncidence des cercles étroits corps-esprit et tantôt vers celle des cercles larges matière-esprit : tantôt « nous marchons à une durée de plus en plus éparpillée, dont les palpitations plus rapides que les nôtres, divisant notre sensation simple, en diluent la qualité en quantité: à la limite serait le pur homogène, la pure répétition, par laquelle nous définirons la matérialité » (20); mais tantôt « nous allons à une durée qui se tend, se resserre, s'intensifie de plus en plus : à la limite serait l'éternité » (ibid.). Bergson ajoute : « Entre ces deux limites extrêmes l'intuition se meut, et ce mouvement est la métaphysique même » (21).
Certes, ce mouvement ne tranche pas le dilemme matière-esprit : l'alternative subsiste, celle des cercles larges, comme celle des cercles étroits ; à tel point que cette couleur d'éternité qui nous est promise, et maintenant due, nous ne la trouvons nulle part ailleurs que dans le concret. En effet, il y a bien une réalité extérieure et pourtant donnée à notre esprit, car n'y a-t-il pas au sein de cette métaphysique une revalorisation de l'étendue ?

Nous disions que dans le plan du corps nous devions découvrir l'esprit, mais n'avons-nous pas dans la profondeur même de la matière découvert la durée ? A ce compte, quoi d'étonnant à ce que Bergson affirme ensuite : « En ce qui concerne l'étendue concrète, continue, diversifiée et en même temps organisée, on peut contester qu'elle soit solidaire de l'espace amorphe et inerte qui la sous-tend. [...] On pourrait donc, dans une certaine mesure, se dégager de l'espace sans sortir de l'étendue, et il y aurait bien là un retour à l'immédiat » (22). En réalité, quoi de plus explicite ?

L'étendue, vue comme concrète, n'a rien à voir avec l'espace homogène et divisible de la mécanique. De même que le mouvement a sa réalité dans la mobilité, le temps dans la durée, l'étendue a la sienne dans la concrétion ; et mobilité, durée et concrétion ne sont qu'une seule et même qualité absolue.


5. Les degrés entre l’étendu et l’inétendu

Est donc ainsi repoussée « l'idée illusoire qu'il n'y a pas de degrés, pas de transition possible, entre l'étendu et l'inétendu ». Par là même sont posés les cercles larges avec lesquels entrent en jeu les cercles étroits. La psychologie de la perception dont la part a été déterminée dans cette métaphysique de la matière permet à la fois de justifier cette métaphysique, de la rendre nécessaire, et de préciser l'alternative toute spéciale du corps et de l'esprit.

Mais une difficulté pourrait nous arrêter ; en effet, parente de l'alternative matière-esprit, la perception se trouve, chez Bergson, valorisée par rapport à la conception ; or, ne voilà-t-il pas que désormais une perception est à l'origine de la conception, car cette dernière perception va nous permettre l'action en vue de laquelle nous élaborerons nos conceptions ! Or, il n'y a là rien que de très naturel, puisque la première perception, opposée à la conception, est celle-là même que nous donne le regard de l'intuition dans la sphère des cercles larges ; et quant à la seconde, parente de l'action, c'est celle dont il s'agit, quand Bergson parle d'une psychologie de la perception ; elle entre dans la sphère des cercles étroits. En supprimant la première, on rompt toute amarre métaphysique et toute possibilité de réflexion sur l'essence de l’autre. En supprimant la seconde, toute assise est ôtée à l'action, demeurée inutile et, encore, impossible.

Nous sommes enfin fondés à replacer les « données immédiates de la conscience » dans le cercle plus large de l'intégralité bergsonienne. Leur séjour ontologique dans Matière et mémoire ne les dépayse en rien, bien au contraire. Le jeu des cercles étroits avec les cercles larges nous révèle enfin le sens des deux assertions de notre introduction, l'une signifie : la durée et le mouvement sont l'être-concret-unique à la fois matière (« synthèses »), à la fois esprit (« mentales »). L'autre fait des choses du milieu homogène le lieu des cercles étroits, qui se retrouvent en elles, car ils ont besoin d'elles. L'évolution créatrice» a sa place aussi, dans cette alternative, l'élan vital étant la durée même, à la fois matière et esprit, ni l'une ni l'autre, esprit en dépit de la matière, matière malgré l'esprit. Le circuit ne peut se fermer. L'unité de l'être reste ouverte au dilemme.


Notes

1) Essai sur les données immédiates de la conscience, p. 89 et p. 93, éd. 1944.
2) À l'occasion d'un travail antérieur sur la philosophie bergsonienne, Les formes du mouvement chez Bergson (Paris, Vrin, 1953), il nous est apparu que le dualisme foncier de cette philosophie ne faisait que recouvrir en fait une unité, que nous avons appelée « l'unité de l'être ».
3) Voir de cet auteur : Conscience et mouvement, Alcan, 1938.
4) Matière et mémoire, Presses Universitaires de France, 1939, p.100.
5) Voir Essai, Avant-Propos.
6) Matière et mémoire, p. 22, .
7) Ibid., p. 235.
8) La pensée et le mouvant, p. 145, éd. 1941.
9) Ibid., p. 3.
10) Matière et mémoire, p. 246.
11) Ibid., p. 247.
12) La pensée et le mouvant, p. 44.
13) Matière et mémoire, p. 11.
14) Ibid., p. 17.
15) La pensée et le mouvant, p. 62.
16) Ibid ., p. 211.
17) Ibid., p. 98.
18) La pensée et le mouvant, p. 79.
19) Matière et mémoire, p. 74.
20)La pensée et le mouvant, p. 210.
21) Ibid., p. 211.
22) Matière et mémoire, p. 208.




















Angèle Kremer Marietti

BERGSON
MÉTAPHYSICIEN
DE LA MATIÈRE

Texte publié dans
Carnets philosophiques, L’Harmattan, 2002.



1. Entre éternité et matérialité

La place faite à la matière dans la philosophie bergsonienne est loin d'être réduite, qu'il s'agisse de la matière vivante ou de la matière inerte. On le sait, le biologique est animé de l'élan vital dont le mouvement inverse est celui de la matière inerte ; ainsi l'évolution créatrice serait donc l'explication propre à la matière vivante. Cette considération importante n'exclut pas toutefois la possibilité de poser le rapport en quelque sorte statique du moi avec son entourage, ni d'ailleurs le rapport effectif de ma perception avec les choses perçues(1). C'est ce que fait Bergson et il montre comment la psychologie de la perception fait partie de cette métaphysique de la matière qu'il donne par la force des choses. En ce sens ma perception communique avec la matière, est effectivement matière ; et dans cette matière, dont je fais, pour mieux l'investiguer, un absolu, mon esprit s'insère partiellement.

La réflexion bergsonienne se meut donc entre les deux pôles de la matérialité et de l'éternité. Le pseudo-spiritualisme de Bergson se fonde généralement sur le seul rapport fonctionnel de l'éternité avec le corps ; dans cette fonction surtout s'interprète la durée. Cet aspect du Bergsonisme est nécessaire d'une certaine façon, mais il ne suffit pas pour autant : notre mode d'interprétation par l'image du cercle large et du cercle étroit nous permet de considérer la matérialité et l'éternité comme les cercles larges avec lesquels jouent les cercles étroits qui leur sont immédiatement opposés (2) : le corps avec l'éternité (3), l'esprit comme cercle étroit avec la matérialité. En effet, l'alternative bergsonienne est telle que « sans avoir réellement élargi le cercle » de la matière en tant que matière absolue, nous ne pouvons comprendre le rôle de la matière dans cette philosophie, réciproquement sans avoir élargi le cercle de l'esprit en tant qu'esprit absolu, nous ne pouvons pas connaître l'hétérogénéité de l'esprit à lui-même. La métaphysique n'est autre que le mouvement de l'intuition entre ces pôles extrêmes (4).

2. Métaphysique de la matière et psychologie de la perception

La connaissance du mode d'être indivisé de l'étendue, qui n'est autre que la métaphysique de la matière, l'explication de l'insertion de l'esprit dans la matière, autrement dit la psychologie de la perception, prouvent bien que la véritable méthode philosophique du Bergsonisme consiste dans un mouvement vers l'intégralité : L'intuition pure, extérieure ou interne, est celle d'une continuité indivisée (5). Les critères que donne Bergson pour une connaissance intégrale de la matière manifestent la nécessité d'un assouplissement du concept ; ainsi faut-il obtenir la coïncidence de l'explication et de l'objet et, pour cela, la première règle est de « prendre l'empreinte des choses » de façon à tailler les concepts « à l'exacte mesure des choses », afin d'avoir une vision directe du réel. La métaphysique doit « suivre les ondulations du réel » : on le voit, l'expérience est à l'origine de cette connaissance et même de cette existence de la matière (6). Or, l'expérience de la matière c'est la perception, tandis que l'expérience de l'esprit c'est l'intuition. Il y a donc une nécessité de s'en tenir à l'expérience quelle qu'elle soit, et la perception pure est un phénomène privilégié puisqu'elle est à la matière dans le rapport de la partie au tout (7). Bergson, n'étant ni matérialiste ni spiritualiste, ne donne pas à la matière le pouvoir de créer des faits de conscience, mais il voit néanmoins en elle comme véritables les qualités perçues.

Ce qui est notable dans cette métaphysique de la matière c'est que la déduction géométrique en est purement et simplement bannie, car la science universelle ne tient pas dans un principe. L'espace géométrique et le langage sont, au même titre, les ennemis de la connaissance intégrale.

Quand il y a perception pure, rien ne sépare mon esprit de la matière, il est fait d'elle et la continue sans que s'interposent justement ni espace ni langage, c’est ce qu’écrit Bergson : « l'esprit et la matière se touchent; la matière rejoint l'esprit »(8).

La continuité ininterrompue de la matière et de l'esprit vient de cette unité fondamentale de l'être chez Bergson, de cette unité qui fait qu'il n'y a pas de « rien », qu'il n'y a que du « plein ». Si la perception pure est cette adhérence privilégiée de l'esprit à la matière, l'intuition, qui est d’habitude la connaissance de l'esprit par l'esprit, est aussi « la connaissance, par l'esprit, de ce qu'il y a d'essentiel dans la matière » (9). L'assimilation de la matière dans un champ plus large, c'est-à-dire l'intégralité matière-esprit, qui constitue un nouveau cercle large, formé aussi bien de la matière que de l'esprit, est un aspect intéressant de cette métaphysique de la matière.

3. Le cercle large matière-esprit

Qu'on ne se méprenne pas sur le sens de ce cercle large matière-esprit: il ne se forme pas au profit de l'esprit, en défaveur de la matière. La matière n'est pas comprise comme « représentée», mais comme « présente » ; le monde matériel ne fait pas partie du cerveau, « c'est le cerveau qui fait partie du monde matériel » (10). D'ailleurs cette intégralité ne se forme pas davantage au profit de la matière, car dans la représentation, il n'y a pas plus ni moins que dans toute présence (11).
Nous ne devons jamais perdre de vue qu'entre la perception de la matière et la matière elle-même il n'y a pas une différence de nature (12) : « Entre cette perception de la matière et la matière même il n'y a qu'une différence de degré, et non de nature, la perception pure étant à la matière dans le rapport de la partie au tout ». Cette véritable communion ne peut se produire que dans une conversion de l'attention philosophique qui consiste à s'écarter de la logique habituelle de l'homme et à fusionner avec la logique de la nature présente, sans concept, par le seul percept : l'activité conceptuelle de l'homme est un pis-aller pour Bergson, elle remplace artificiellement, et défectueusement d'ailleurs, l'activité perceptuelle (13).

En définitive, c'est l'esprit de géométrie qui tranche la continuité du cercle large matière-esprit, dans lequel l'homme et l'univers existent en le remplissant, car tout est plein. La géométrie elle-même fait partie de ce tout puisqu'elle permet à l'homme de se détacher d'elle : « l'homme ne se soulèvera au-dessus de la terre que si un outillage puissant lui fournit le point d'appui ; la mystique appelle la mécanique » (14).
Une vision élargie de la réalité considérée comme une totalité donne ensuite aux parties qui la composent leur exacte fonction de « contenu à contenant», mais aussi leur propre fonction de « contenant à contenu » par rapport à une autre partie ; le dernier rapport entre deux parties peut d'ailleurs se renverser complètement. Par exemple, un cercle large comme la totalité matière-esprit contient le cercle moins large de la matière qui contient le cercle étroit de la perception ; ce dernier cercle étroit est le point commun de la matière et de l'esprit. La totalité matière-esprit contient également le cercle moins large de l'esprit qui contient le cercle étroit du corps ; or le corps participe, à sa manière, de l'esprit puisqu'il joue la vie de l'esprit. Il y a chez Bergson un arrondissement des percepts qui fait qu'ils s'incluent les uns dans les autres, dans un sens ou dans le sens inverse selon les fonctions différentes. D’ailleurs, une coïncidence des cercles étroits entre eux et des cercles larges entre eux est également possible. Cette égalité possible de fonction vient de ce qu'il n'y a ni degrés ni transitions entre l'étendu et l'inétendu (15).




4. Le jeu des alternatives

La métaphysique de la matière et la psychologie de la perception sont fondées sur deux vérités sur lesquelles Bergson insiste tout particulièrement : 1° il y a quelque chose de commun entre des qualités d’ordre différent ; 2° ces qualités participent de l’étendue (16). D’une part, Bergson sépare la matière de l'esprit (17), de l'autre il les unit par l'intermédiaire de la théorie de la perception pure, du côté de la matière, et de la mémoire pure, du côté de l'esprit. Il y a un jeu d'alternatives qui ne nous échappe pas. La perception pure rapproche l'étendu de l'inétendu par la considération de l'extension ; la mémoire pure rapproche de même la qualité de la quantité par la considération de la tension. La matière est une « continuité mouvante » dont notre action veut ignorer les infinis ébranlements doués d'une solidarité ininterrompue, « elle est comme une conscience où tout s'équilibre, se compense et se neutralise » (18) ; inversement la perception est de même que l'étendue de la matière ; ainsi la sensation et l'étendue concrète se mêlent l'une à l'autre : «  la sensation reconquiert l'extension, l'étendue concrète reprend sa continuité et son indivisibilité naturelles » (19).

Ma connaissance de la matière n'est pas en moi, mais dans les choses elles-mêmes, dit Bergson, mais le souvenir de cette connaissance appartient à l'esprit, ouvre la réalité totale de l'esprit, pourtant il existe un moment où le souvenir peut s'enchaîner si fortement à la perception « qu’on ne saurait dire où la perception finit, où le souvenir commence » (20). Relevons encore ce mode d'interprétation par l'image du cercle plus large ou plus étroit, Bergson s'en sert généralement pour éclaircir une notion, ainsi écrit-il exactement, en ce qui concerne cette jonction de la perception et du souvenir : « un moment arrive où le souvenir... s'enchâsse si bien dans la perception présente... » Soulignons l'emploi du verbe s'enchâsser, c'est-à-dire s'inscrire étroitement ; c'est ce que nous appelons la coïncidence des cercles étroits de la perception et du souvenir ou bien de la matière et de l'esprit, comme elle se produit dans cette métaphysique de la matière-limite, qui saisit ainsi le seul point de contact entre la présence et l'absence. C'est le cercle le plus étroit de l'esprit, plus précisément de la mémoire, qui voisine le plus avec la perception pure ; le cercle étroit de la mémoire est d'ailleurs lui-même entouré des cercles plus larges de la mémoire (21). Toutefois, bien que la mémoire ne se loge – verbe employé par Bergson (22) – pas dans la matière, entre le souvenir, qui est esprit, et la perception, qui est matière, il n'y a qu'une différence d'intensité (23).

Notes

1.Cf. Matière et mémoire, éd. 1946, p. 235 : « La séparation entre la chose et son entourage ne peut être absolument tranchée ». Ibid., p. 66 : « Notre perception, à l'état pur, ferait donc partie des choses ». Sigle M. M.
2.Ce mode d'interprétation par l'image du cercle plus large et du cercle plus étroit nous a été suggéré par Bergson ; cf. M. M., p. 272 et La pensée et le mouvant (sigle P. M.), éd. 1941, p.98 : «Étendre logiquement une conclusion, l'appliquer à d'autres objets sans avoir réellement élargi le cercle de ses investigations, est une inclination naturelle à l'esprit humain, mais à laquelle il ne faut jamais céder ». Il faut donc, dit Bergson, élargir le cercle de ses investigations. La matérialité est de ce fait le cercle élargi du corps, de même que l'éternité est le cercle élargi de l'esprit. On peut ainsi concevoir l'esprit comme cercle large ou comme cercle étroit (Cf. « L'alternative bergsonienne du corps et de l'esprit » in La Vie, La Pensée, Paris, P. U. F., 1954, p. 377-384).
3.Cf. La pensée et le mouvant, p. 79 : « Le rôle du corps est de jouer ainsi la vie de l'esprit » .4.Cf. Ibid., p. 211.
5.Cf. M. M.,. p. 203 et p. 206 : « La démarche extrême de la recherche philosophique est un véritable travail d'intégration ».6. Cf. P. M., p. 50 : « La vérité est qu'une existence ne peut être donnée que dans une expérience. Cette expérience s'appelle vision ou contact, perception extérieure en général, s'il s'agit d'un objet matériel : elle prendra le nom d'intuition quand elle portera sur l'esprit ».
7.Cf. M. M.., p. 74.8.Cf. P. M.., p. 44.9. Ibid., p. 216, note.10.Cf. M. M., p. 13.
11.Ibid., p. 32.
12.Ibid., p. 74.
13.P. M., p. 145 : « Concevoir est un pis-aller quand il n'est pas donné de percevoir ».
14.Cf. Les deux sources de la morale et de la religion, éd. 1948, p. 329.15.M. M., p. 202 : « L'analyse de la perception pure nous a laissé entrevoir dans l'idée d'extension un rapprochement possible entre l'étendu et l'inétendu ». Ibid., p. 276 : « Ce qui est donné, ce qui est réel, c'est quelque chose d'intermédiaire entre l'étendue divisée et l'inétendu pur ; c'est ce que nous avons appelé l'extensif ».
16.Cf. M. M., p. 238 ; Ibid. : « On ne peut méconnaître ces deux vérités sans embarrasser de mille difficultés la métaphysique de la matière, la psychologie de la perception, et plus généralement la question des rapports de la conscience avec la matière ».
17.Ibid., p. 200.18.Ibid., p. 247.
19.Ibid.
20.Ibid., p. 116.
21.Ibid., p. 115.
22.Ibid.,p. 198.23.Ibid., p.266.

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