Anibal Frias

 

Angèle Kremer Marietti (dir.), Sociologie de la science, Sprimont (Belgique), Mardaga, Collection Philosophie et Langage", 1998, 268p.

 

Les auteurs, philosophes et sociologues, abordent la question de la rationalité de la science du point de vue sociologique. Rompant avec une épistémologie normative, qui a longtemps voulu fixer les conditions a priori d1une science "objective", cette étude tente une approche évaluative originale de ce qui "fait science". A savoir non seulement Sa rationalité mais encore la "croyance scientifique", socialement fondée et notamment au sein de la communauté des chercheurs. La science est alors saisie aussi bien dans ces éléments formels que du point de vue externe, c'est-à-dire dans ses aspects sociaux. Or, cette détermination, variable selon les auteurs, ne va pas de soi. Comme le souligne en introduction Angèle Kremer Marietti - maître d'oeuvre de l'ouvrage collectif et du colloque qui l'a précédé - le problème est de savoir si la rationalité scientifique est pure de tout élément extérieur, social ou institutionnel, propre à une telle démarche intellectuelle (p.8). La question serait celle-ci : Y a-t-il en sciences des "idées vraies", pour reprendre l'expression de Spinoza, qui soient "évidentes" par elles-mêmes en dehors de tout contexte social?

Les positions sociologiques ou philosophiques prises ici à l'égard des sciences s'attachent plus à évaluer qu'à valider (laissant cela à la compétence des savants) la scientificité de la science. Et si la validation formelle suppose une justification des faits avancés comme scientifiques afin de les intégrer au corpus de la science, sans doute la sociologie des sciences requiert~elle à son tour une telle procédure. Dans ce cas, elle devrait concerner la légitimité, ou la prétention, de la sociologie de la science à se présenter en tant que savoir constitué historiquement, dans son objet comme dans sa méthode. Cette question de procédure se double d'une autre qui est de l'ordre d'une éthique de la connaissance. Elle interroge la sociologie de la science, ses limites et ses présupposés. Angèle Kremer Marietti l'énonce dans les termes suivants : "Faut-il laisser à la sociologie des sciences le droit d'en agir à sa guise avec la rationalité scientifique?" (p.13).

Les critères et opérations des sciences sont alors passés en revue aussi bien que les "raisons" sociales qui les sous-tendent ou les traversent. Un premier groupe de chercheurs portent l'analyse sur l'histoire de la sociologie de la science. Magali Cachera montre que la mise en place d'une sociologie des savoirs qui articule les trois états théologique, métaphysique et scientifique fonde, chez Comte, son projet d'une science politique. Laquelle s'institue comme le mode de compréhension positiviste de la société et de la science dans sa nature sociale. La science ainsi envisagée rend possible une réorganisation du tout social. Le fondateur du positivisme aborde en effet la science et la société selon un même attention sur le point de vue : celui que l'auteur appelle "une sociologie des savoirs" et dont la loi des trois états s'applique à l'une comme à l'autre. Dans le prolongement, Annie Petit porte son attention sur le statut et le rôle du corps scientifique et sur la mission politique autant que "religieuse" que lui confère Comte. La collectivité des savants est une force qui se trouve insérée, et même « enserrée" (p.81) organiquement dans le corps social. Leurs recherches, finalisées et orientées, devront participer à la régénération de la société. Jeffrey Barash montre, quant à lui, qu'il n'y a pas de paradigme (au sens de Kuhn) à l'œuvre dans les sciences de l'homme - du moins pas dans les théories de l'histoire du milieu du XIXe siècle. Cette absence, de fait comme de droit, puisque pour l'auteur elle n'est guère souhaitable, ne condamne pas pour autant ces savoirs au "n'importe quoi" méthodologique. De son côté Jean-Gérard Rossi voit en Alphonse de Candolle un précurseur de la sociologie de la science et pourrait-on ajouter de la sociologie tout court. En effet, influencé par Quetelet à qui il emprunte la méthode statistique, situé historiquement entre Comte et Durkheim, ses travaux annoncent par certains côtés L’Ethique protestante de Max Weber et des procédés de la sociologie contemporaine. La technique de Candolle est des plus modernes dans la façon, par exemple, dont il constitue l'échantillon de sa population de savants en recourant aux listes des Académies, à partir de laquelle il démontrera que les facteurs sociaux sont primordiaux dans "le développement des talents", tout en restant darwinien; ou quand, à partir d'un modèle nomologique, il recourt à la variable "religion protestante" pour établir une corrélation de type probabiliste (comme le fera Durkheim dans Le Suicide) ou, si l'on veut, une relation de co-occurrence entre deux classes de phénomènes distinctes: l'appartenance au corps scientifique et la confession protestante.

Entre ces approches tournées vers le passé et ponctuelles, et celles plus récentes, l'étude de Bernard-Pierre Lécuyer assure la transition. A partir d'une perspective diachronique bien documentée, l'auteur essaie de définir ce qu'est la sociologie des sciences dans sa diversité et ses différences, de Durkheim-Mauss à Kuhn et Feyerabend en passant par Mannheim. Ce faisant, il s'efforce d'en dégager la spécificité d'objet ainsi que l'unité quant à la méthode. Ce spécialiste insiste avec raison sur Merton qui, avec la notion de "structure normative", opère le passage de la sociologie de la connaissance à la sociologie de la science. A cet égard, la contribution de Bernhard Plé inscrit la démarche du sociologue structurofonctionnaliste dans le contexte américain, où il y voit associées la science et les valeurs de la démocratie libérale. Les analyses de Merton ouvrent la voie à des études empiriques variées. Ses travaux et ceux qui se situent au-delà contribueront à l'élargissement de l'objet et du champ de la sociologie de la science : de la science aux scientifiques, de nouveaux objets de recherche à l'investigation par Bruno Latour des laboratoires. Ils appellent en même temps des approches concurrentes et différentes : "la science normale" de Kuhn ou le "falsificationnisme" de Popper, jusqu'au renouvellement complet de la problématique avec l'avènement de la sociologie de la connaissance scientifique à partir des années 1970 où se succèdent et se confrontent : le "programme de recherche" de Lakatos, "l'anarchisme méthodologique" de Feyerabend, "l'instrumentalisme" de Hempel, le "modèle réticulaire" de Laudan, le "programme fort" de Barnes et Bloor...

Le travail de James Robert Brown dans le recueil est une critique, souvent sévère, de la conception de Latour en matière de "faits" scientifiques. Plus généralement, il émet des réserves à l'égard de son constructivisme social qui, selon lui, n'est pas dépourvu de cynisme et de dangers pour la raison. La philosophe Mahasweta Chaudhury s'interroge de son côté sur le statut de l'activité scientifique à partir de sa démarche rationnelle. Si elle note des différences entre Popper, pour lequel l'articulation des conjectures et des réfutations permet de distinguer le rationnel du non-rationnel, et Lakatos ou Feyerabend dont la "non-méthode" du "anything goes " ne conduit cependant pas à un irrationalisme,- seul Bloor lui paraît porter la rationalité à sa limite vacillante. Cela, parce que la vérité et l'erreur sont tenues pour équistatutaires et qu'il prône en outre une stricte symétrie entre les diverses croyances : celle de la science comme celle, par exemple, de l'astrologie, appelant ensemble, de la part du sociologue, les mêmes causes explicatives.

A partir de critiques "féministes" portées à l'encontre d'études biologiques, Kathleen Okruhlik met clairement en évidence l'idéologie androcentrique qui y est parfois à l'œuvre. On a là un exemple frappant de la présence de valeurs, tant sociales que morales, dans des "faits" rationnels et qui doit intéresser au plus haut point le sociologue comme l'historien des sciences. Ainsi, les hypothèses émises depuis plus de deux siècles en matière de fécondation ont accordé un rôle "actif" au spermatozoïde "conquérant", alors que des recherches actuelles montrent que c'est « l'œuf qui agence la poussée de villosités sur la surface cellulaire, pour saisir le spermatozoïde et le faire lentement rentrer » (p.197). Et si depuis plus d'un siècle les biologistes avaient déjà observé ce phénomène, "jusqu'à récemment, on n'y avait jamais prêté attention". Une telle idéologie, le plus souvent, ne résulte pas seulement aux yeux de certaines féministes d'une "science mal conduite", mais bien d'un savoir intrinsèquement androcentrique. L'auteur précise cependant que, pour son analyse, il ne s'agit pas tant de savoir si, dans l'exemple rapporté ci-dessus, une hypothèse est plus vraie qu'une autre, d'autant qu'elles sont controversées. C'est plutôt que l'existence même de telles théories "met en relief les présomptions douteuses du paradigme courant". De telles théories illustrent la façon dont une présomption conceptuelle existante "dicte les questions qu'on se pose, les hypothèses sur lesquelles on se penche, et même les données qu'on se permet d'écarter comme sans valeur de preuve" (ib.). Ce qui conduit un courant féministe de "l'épistémologie orientée" à conclure hâtivement et dangereusement, selon nous, que la science androcentrique est "mauvaise" au contraire de la science gynocentrique qui s'avère "meilleure." Selon alors le même point de vue, et non sans fondements factuels et argumentatifs, il est fait référence d'une façon mutuellement exclusive à "l'homme-chasseur" ou à "la femme-cueilleuse" de la préhistoire. L'auteur montre à la suite que, lorsque les savants ont tenté de fonder au XVIIIe siècle biologiquement (sur le squelette) la différence entre l'homme et la femme, ils ont inventé une nouvelle "nature" : la sexualité. On regrettera cependant qu'il ne soit pas fait ici référence à l'étude centrale de T. W. Laqueur : Making sex: Body and Gender from the Greeks to Freud , Harvard University Press, 1990.

Au-delà de l'exposé pertinent de Kathleen Okruhlik, un doute subsiste. Il ne s'agit pas de questionner ici l'intérêt scientifique ou politique des critiques que certaines analyses "féministes" portent aux formes de domination masculine, présentes dans la réalité sociale ou dans les discours savants. Le risque surgirait plutôt d'une bonne intention : celle qui, voulant "redresser" la connaissance, tord à l'excès le bâton de la connaissance et glisse ainsi de l'androcentrisme au gynocentrisme. Et même si ces deux positions sont socialement inégales, dans le domaine du savoir la conséquence serait de passer d'une idéologie à l'autre. Danger redoublé par ce que l'on pourrait appeler une critique hyperbolique qui perçoit une intention sexiste partout, jusque dans une équation de la relativité (voir la critique de L. Irigaray par Sokal et Bricmont, Impostures intellectuelles , Odile Jacob, 1997, p. 104). Un deuxième risque résulterait d'une conséquence paradoxale du féminisme. C'est celui d'un discours qui, parlant au nom "des femmes" ou se référent à "la" femme - comme ailleurs on peut parler de "l'homme"- l'hypostasie en une entité générique, en en faisant une essence abstraite. Posture dont le moindre des paradoxes n'est pas celui d'une naturalisation d'une "différence" centrée sur "la féminité", son corps ou sa sexualité "propres". Alors que, selon les propos rapportés par l'auteur, "le point de vue d'une femme africaine hétérosexuelle serait sans doute bien différent d'une lesbienne blanche du Manitoba". Au terme de son analyse, K. Okruhlik, s'opposant notamment à un féminisme post-moderne qui renie la notion d'objectivité au profit d'un relativisme, tente de préserver la rationalité de la science. Pour cela, elle distingue la présence de l'idéologie sexiste dans la science et le choix opéré entre des théories scientifiques selon un critère rationnel. Cependant - et nous la suivons sur ce point - la méthode scientifique seule reste impuissante à éliminer dans le discours scientifique une posture de type androcentrique. La solution avancée par l'auteur consiste à élargir la conception de la rationalité en y incluant "la signification épistémologique des facteurs sociaux et politiques qui influent sur la genèse de la théorie" (p.206).

Brian Baigrie, dans une intéressante contribution, discute de la position de la théorie rationaliste de la connaissance. Celle-ci s'appuie sur l'idée que la raison cause ou fixe la croyance rationnelle, en se distinguant des mécanismes qui produisent des croyances irrationnelles. A l'inverse, pour Barnes et Bloor les raisons ne sont pas un facteur dans l'établissement de la croyance, puisque leur sociologie reste impartiale face à la vérité et à la fausseté, à la rationalité comme à l'irrationalité. Entre ces deux positions antithétiques, Baigrie propose un compromis. Il s'appuie sur l'idée que la raison est immanente à des communautés scientifiques. L' auteur vérifie son hypothèse à l'aide d'un exemple tiré de l'histoire des sciences, l’abandon par Daniel Bernoulli de la théorie du vortex de Descartes en faveur de la science newtonienne.

Enfin, la dernière intervention, celle d'Angèle Kremer Marietti, se propose de définir conceptuellement une épistémologie individuelle, fondée sur la démarche empirico-rationnelle de la recherche scientifique, et une épistémologie sociale, fondée sur la même démarche mais abordée d’un point de vue sociologique. A l'intérieur de la sociologie de la science l'auteur distingue une sociologie non cognitive de la science, externe et matérielle si l'on peut dire et une sociologie cognitive du savoir, interne et d'ordre symbolique, qui intègre des "croyances scientifiques". Aux deux épistémologies correspondent deux formes de rationalité : l'une formelle et a priori, l'autre sociale et a posteriori (p.257). Une telle conception ne peut que conduire à dépasser la vieille opposition sujet/objet ou intérieur/extérieur même si, en droit, l'épistémologie formelle peut toujours aller sans l'autre. L'article se termine en soulignant l'influence d'un contexte culturel ou philosophique à l'égard de théories physiques comme celles de Bohr et d'Einstein. Sur ce point, on peut rappeler les études menées par P. Forman pour la mécanique quantique - en particulier pour Heisenberg- et celles de L. Feuer pour Einstein.