DOGMA

Abdelkader Bachta

Université de Tunis

La rationalité des quanta chez Einstein

À la mémoire de Jacques Merleau-Ponty

(Communication au congrès de l’ASPLF à Nice – Août 2002)



L’examen de la rationalité des quanta chez Einstein contribue, sans doute, à éclaircir un aspect considérable de l’esprit scientifique du 20e siècle.

Une telle étude peut, fort opportunément, se faire en déterminant la philosophie de l’auteur liée à sa science. Or les textes quantiques d’Einstein allant de 1905 jusqu’aux années trente ont une dimension philosophique certaine, qui devient manifeste et mûre, notamment, dans le dernier chapitre de L’évolution des idées en physique.

Nous nous attachons à cet objectif. C’est pourquoi nous nous proposons d’étudier cette philosophie à travers le texte où elle est parvenue à un degré important de clarté et de maturité, en dégageant les idées maîtresses qu’il comporte et leurs correspondants dans l’histoire de la philosophie en général[1].


1) L’importance des idées principales dans la constitution des théories quantiques : le cartésianisme et le comtisme d’Einstein

a) L’importance des idées principales
L’auteur insiste dans ce texte, conformément d’ailleurs aux écrits antérieurs, sur l’importance des idées principales dans la formation des diverses théories quantiques. C’est ainsi que, pour lui, la science des quanta tout entière repose sur l’idée principale que « certaines quantités physiques regardées jusqu’à présent comme continues, sont composées de quanta élémentaires ». Cette dernière idée principale et simple se subdivise, à son tour, en d’autres idées principales, elles aussi simples, caractérisant les différentes branches quantiques.

Il y a d’abord le domaine matériel ; l’auteur fait allusion ici particulièrement à l’atome d’hydrogène de Bohr (1913). Einstein en vient ensuite aux électrons qui sont des entités simples et séparées, c’est-à-dire des quanta. Il ne manque pas de citer sa propre spécialité, la théorie des photons (1905) qui est suspendue à l’idée simple que la lumière est composée d’atomes d’énergie distincts. La mécanique ondulatoire de Louis de Broglie et de Schrôdinger est citée également (1925). Celle-ce se fondrait sur l’idée simple qu’un électron en mouvement uniforme est en rapport avec une onde d’une longueur déterminée.
Cependant cette importance des idées simples ne concerne pas uniquement, pour Einstein, la formation des théories quantiques, mais aussi la genèse de toutes les théories physiques, voire de toutes les connaissances.

b) Descartes et Comte :

- Descartes : Cette thèse nous fait penser à l’idée cartésienne de réduction dans la formation de la connaissance scientifique (toute proportion gardée), ce qui s’oppose au point de vue bachelardien exposé, par exemple dans Le nouvel esprit scientifique, distinguant avec force l’esprit analytique cartésien et l’esprit synthétique de la science du 20e siècle. En fait, nous trouvons, dans le texte qui nous occupe et dans les écrits qui lui sont antérieurs, plusieurs idées qui plaident en faveur de l’esprit analytique einsteinien. Citons par exemple : 1) L’affirmation de l’existence d’éléments élémentaires de matière, d’électricité et d’énergie, 2) L’idée qu’il est possible, pour le physicien, de déterminer une onde stationnaire simple au sein d’un mélange complexe d’ondes, 3) La conviction de la possibilité d’isoler un seul électron simple au moyen de l’onde de probabilité, etc.

- Comte : Ce point de vue nous rappelle Comte également, toute proportion gardée toujours. En effet, le père du positivisme aurait hérité l’idée de réduction de son compatriote, Descartes. Il a, effectivement, utilisé cette idée dans la première leçon de son Cours de philosophie positive en en faisant le critère de la perfection de la connaissance en général, et, dans la seconde leçon, en la concevant comme le fondement de la classification des sciences. D’autre part, Comte et Einstein s’accordent pour dire que les idées principales, qui vont être l’une des spécialités de la philosophie positive, sont à la fois générales et fondatrices.
Mais cette thèse relative aux idées simples dont dépendent les doctrines scientifiques en général et les théories quantiques en particulier contribuent-elle par sa spécificité à la séparation et à l’indépendance de ces théories ?

2) L’unité de la science chez Einstein et le courant positiviste :

a) L’unité de la science chez Einstein
- Fidèle à son élan généralisateur présent nettement aussi dans les écrits antérieurs, l’auteur soutient, conformément à ces mêmes écrits, l’unité des théories quantiques et de toutes les doctrines scientifiques.
- Il aperçoit d’abord un rapport de complémentarité qui fait que chaque point de vue quantique ou scientifique en général a sa place dans l’édifice de la science, sa fonction dans l’effort que fournit l’homme pour comprendre la réalité naturelle. Il insiste, à ce niveau, sur les trois théories de la lumière connues à l’époque, savoir :

1) La théorie corpusculaire de Newton.
2) La théorie ondulatoire.
3) La théorie des photons.

- Il montre, à ce niveau, que chacune de ces théories se spécialise dans l’explication d’un aspect concret de la lumière et précise qu’elles peuvent concorder dans l’effort humain d’élucidation de ce phénomène naturel.
- Il voit également une relation d’analogie (ou d’induction) qui permet de passer d’une théorie à l’autre, compte tenu d’une ressemblance sûre qui les relie. Il cite, à ce propos, essentiellement, deux cas : 1) la théorie newtonienne de la lumière et la théorie des photons, où la lumière est conçue comme composée de quanta de matière et d’énergie. 2) La théorie cinétique classique et la théorie quantique, où on utilise les statistiques, même si cet usage est différent en passant d’une théorie à l’autre.
- Ce mouvement analogique (ou inductif) donne lieu chez Einstein à une unité ouverte dont on n’atteint jamais le bout tant que l’homme, animé de son désir de comprendre, existe. C’est pourquoi l’auteur déclare que le livre de la science ne sera jamais achevé. Mais cette unité est ouverte également sur le passé, car l’auteur la rattache au début de la connaissance, où l’être humain s’est mis à former des concepts pour traduire la réalité.

b) Le courant positiviste :

- Les néo-positivistes : On ne peut pas ne pas penser, sur ce plan, au courant positiviste en général, qui a fait de la question de l’unité de la science une préoccupation fondamentale. Cependant, le rapport d’Einstein avec les néo-positivistes ici, comme ailleurs, est très mince. Le savant ne parle pas leur langage et ne partage pas leur option encyclopédique, mais comme eux, il met l’accent sur la physique comme modèle de la science.

- Comte : C’est du positivisme comtien qu’Einstein nous paraît être le plus proche, toute proportion gardée bien entendu. Chez les deux auteurs, la science est historique et humaine. En ce qui concerne Einstein, cette idée ressort clairement des analyses précédentes. Pour ce qui est de Comte, il suffit de revenir, par exemple, à la seconde leçon pour s’en apercevoir.

3) La théorie de la connaissance et l’idéalisme néo-kantien :

a) La théorie de la connaissance
Ce qui précède sous-entend une théorie précise de la connaissance qu’on peut rencontrer aussi dans les autres textes.
- Il y a d’abord le fait que toutes les théories quantiques et les diverses doctrines physiques et scientifiques viendraient d’idées ayant pour siège l’intellect humain.
- Seulement, on n’est pas à un niveau qui implique le divorce avec la réalité. Bien au contraire, celle-ci a une place importante dans la théorie de la connaissance que nous cherchons à élucider. Einstein dit, par exemple, en substance, que les changements de point de vue (d’idées) sont dus à nos tentatives permanentes de comprendre la réalité.
Ce qui signifierait que la théorie de la connaissance en question est à la fois un rationalisme et un empirisme, ou, mieux encore, qu’il s’agit d’un idéalisme qui joindrait la raison et l’expérience.

b) L’idéalisme néo-kantien :
- Il faut écarter, sur ce plan, l’idéalisme cartésien (Descartes n’est en fait vraiment idéaliste qu’au niveau du cogito), car cet idéalisme nie tout simplement la réalité extérieure à laquelle Einstein s’attache fortement. Mais s’éloigner de Descartes ne veut pas dire tomber dans l’idéalisme opposé, celui de Berkeley. Einstein accorde une grande importance à la raison comme source de la science.
- L’idéalisme kantien serait le plus proche d’Einstein car, comme chez le savant allemand, il lie le rationalisme et l’empirisme autour du sujet connaissant. L’inconvénient est que la philosophie einsteinienne ne peut pas correspondre à l’enseignement de la Critique de la raison pure dans sa précision. Le concept d’intuition pure, par exemple, n’y trouve pas sa place.
Mais, si on se débarrasse de la rigueur du texte kantien et qu’on néglige, notamment, la précision de l’Esthétique, comme ont fait les néo-kantiens, le rapprochement entre nos deux auteurs devient possible, c’est justement la méthode que Cassirer, néo-kantien convaincu, a suivie dans son livre sur Kant et Einstein.

Il ressort des analyses précédentes que la théorie des quanta chez Einstein repose sur une rationalité qui est :
a) Générale : dans la mesure où elle concerne toute la science, voire toute la connaissance.
b) Polyvalente : puisque nous nous sommes arrêtés, en effet, à trois modèles essentiels différents qui sont : Descartes, Comte et le néo-kantisme.
C) Classique : en effet, les modèles cités montrent bien qu’Einstein a pensé l’énorme révolution technique quantique avec une raison classique, ce qui paraît problématique et explique son opposition à l’école de Bohr[1].


[1] Orientations bibliographiques

a) Einstein
b) Ernst Cassirer, La théorie de la relativité d’Einstein, trad. de J. Seidengart. Ed. du Cerf, 2000. (En fait, l’auteur parle dans ce livre aussi des quanta).
c) Abdelkader Bachta , « La philosophie einsteinienne des quanta », dans Revue Tunisienne des Etudes Philosophiques, n° 32/33, 2002-2003.


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