Abdelkader Bachta
Université de Tunis
La genèse de l’équation
E=mc2
Il y’a, au moins, deux raisons qui excitent la
curiosité de l’historien à réfléchir sur la
genèse de l’équation E=mc2, la plus connue en
physique :
- La grande révolution que le concept correspondant a provoquée
en physique théorique. En effet, l’équation en
question exprime fondamentalement une idée absolument
étrangère à l’esprit classique, savoir
l’équivalence entre la masse et l’énergie, et,
conséquemment, la variation de l’une en fonction de
l’autre.
- Les conséquences nucléaires avec leurs bienfaits, mais aussi
leurs dangers énormes qui sont rattachables à la physique
nucléaire dont le même concept constitue, pour ainsi dire, la
condition générale de possibilité.
Or l’étude de la genèse d’un concept, en
général, nécessite une recherche double :
a) Un niveau interne où on examine la naissance et le
développement du concept chez son auteur.
b) Un plan externe où on essaie de déterminer les
influences extérieures qui l’expliqueraient.
Par conséquent, pour traiter la genèse de
l’équation qui nous occupe et le concept qui lui correspond, nous
suivrons cette même méthode.
Plus exactement, nous partirons de la naissance de l’idée et
suivrons le mouvement de son mûrissement, chez Einstein, pour arriver
à déterminer ses embryons chez le même auteur. À
partir de là, nous ferons notre remontée vers les influences
extérieures pour préciser les sciences de l’époque
qui seraient la cause de son apparition interne.
Mais, bien entendu, nous ne pouvons présenter ici qu’un
résumé d’une synthèse plus ample.
I. Genèse interne : Naissance, maturité et état embryonnaire
La naissance : Le concept en question est né, chez
l’auteur, dans un tout petit texte de septembre 1905, intitulé, l’inertie d’un corps dépend-elle de sa capacité
d’inergie1 ?
Cet acte de
naissance de la conception relativiste de la masse contient deux grands moments
qui concernent respectivement
1) L’énergie de radiation
2) L’énergie cinétique
Mais l’auteur ne maintient pas la distinction entre les deux types de
masse et finit par les fondre dans un seul et même concept. Le processus
général de ce document consiste, au fond, dans un traitement de
l’énergie électromagnétique, et même plus
spécialement de la lumière, que l’auteur
généralise pour aboutir à l’équivalence entre
la masse et l’énergie en général en notant
expressément qu’il s’agit d’une approximation.
Mais la théorie ne paraît pas encore tout à fait
mûre : Einstein est assez perplexe et ne semble pas être
entièrement sûre de sa vérification expérimentale. De
plus, l’équation E=mc2 n’y est pas encore
énoncée en tant que telle.
La maturité.
Le mouvement de maturation
commence déjà l’année suivante (1906) dans un texte
qui doit être noté ici et qui a pour titre, leprincipe
de la conservation du mouvement du centre de gravité et de
l’inertie de l’énergie2 où la
démonstration précédente est clairement étendue
à la fois aux phénomènes mécaniques et
électromagnétiques, c'est-à-dire les deux types de faits
physiques qui préoccupaient les savants de l’époque et dont
l’hétérogénéité manifeste constituait
pour eux un souci sérieux.
L’article synthétique de
19073 apporte de nouvelles lumières essentiellement en
clarifiant davantage la cinématique relativiste dont les rapports sont
certains avec la théorie qui nous occupe comme on aura l’occasion
de le montrer plus amplement dans nos analyses ultérieures.
Dans ce texte, c’est particulièrement le paragraphe3,
intitulé. transformations des coordonnées du temps qui est
à signaler L’auteur améliore nettement sa méthode en
substituant les équations de l’onde sphérique de
lumière aux transformations dites de Lorentz.
De toute
façon, arrivé aux Conférences de Princeton (1919),
Enistein est en pleine possession d’un concept entièrement clair et
mûr. Il y ajoute un élément de la méthode
jusqu’ici non manifeste, savoir la notation vectorielle et parvint
à énoncer comme telle la formule si connue, E = mc².
(4)
Il est donc normal qu’il soit complètement à
l’aise en exposant sa théorie dans L’évolution des
idées en physique (1938) en se débarrassant d’ailleurs de
toute technicité mathématique tout en conservant le sens profond
de son concept. (5)
Il est également naturel que, dans son livre de
synthèse de 1955, intitulé La Relativité, il puisse
simplifier avec élégance la méthode générale
employée jusqu’ici. (6)
Ces deux derniers textes,
appelés souvent livres de vulgarisation, mais qui au fond ajoutent
beaucoup à la fondation de la conception einsteinienne de la masse,
suivent le même plan avec deux styles différents, absence des
mathématiques d’un côté et usage
d’équations simplifiées de l’autre, témoignent
ainsi d’un grand degré de maturité.
En principe
l’équation en question exprime l’énergie d’un
corps en repos dont la masse (m) est connue. C’est ce que son auteur a
souvent noté en soulignant parfois qu’il s’agit d’une
simple approximation. Mais cette énergie prodigieusement grande
n’étant pas extériorisée ne peut pas être
perçue. « C’est comme un homme fabuleusement riche qui ne
dépense ni ne donne jamais rien ; personne ne pourrait savoir
combien il est riche. », nous dit Einstein.(7). D’autre part,
l’accroissement de la masse dans cette relation, comme le souligne notre
savant, est tellement petit pour pouvoir être mesuré avec
exactitude et directement.(8)
En fait, cette formule est tout à fait
vérifiable expérimentalement lorsqu’il s’agit de
très grandes vitesses qui ne peuvent caractériser que les atomes.
Einstein, qui a toujours mis en relief cette idée, cite les ions, les
électrons, la désintégration radioactive...
Enfin de
compte, E = mc² nous engage dans une physique des atomes. Etant
donné la fonction que joue l’énergie dans ce concept, on
peut dire, à juste titre, qu’il est question plus
spécialement d’une dynamique des atomes.
Dans ce cas, nous
avons le droit de penser que les deux mémoires d’Einstein sur les
quanta de 1906 et de 1907 (9) ont contribué au mûrissement du
concept de masse (ou d’énergie) que nous traitons.
D’abord ces deux textes contiennent une illustration du
modèle atomique qui est très important dans
l’équation qui nous occupe ici comme on vient de le voir.
D’ailleurs la physique des quanta, en général, qui
représente un résultat du triomphe de l’atomisme à la
fin du 19e siècle, nous donne une science très
importante dans la découverte des secrets de l’atome et de son
noyau. On n’a pas manqué de le noter avec
insistance.(10)
Ensuite, cette science étudie, à son tour,
l’énergie. Elle le fait en rapport avec la masse dans sa
constitution atomique, sans pourtant traiter directement E = mc².
On
peut, par conséquent, dire que ces deux mémoires ont permis
à Einstein de s’exercer davantage à cette relation.
Il
y a lieu de rappeler, maintenant, que l’acte de naissance de la
nouvelle conception de la masse (ou de l’énergie) dont nous avons
essayé de suivre le mouvement de mûrissement est un
complément d’un texte antérieur (juin 1905) (11). Le texte
de septembre ne commence-t-il pas en enchaînant avec celui-ci par la
phrase suivante : « Les résultats de la recherche
précédente conduisent à une conséquence très
intéressante qui sera exposée ici » ? Or,
l’œuvre fondatrice comprend deux parties qui portent successivement
sur la cinématique et l’électromagnétisme, et dont le
rapport étroit est soigneusement montré dans l’introduction
« La théorie que nous allons exposer s’appuie, comme
toute Electrodynamique, sur la cinématique du corps rigides car les
énoncés de toute théorie visent aux rapports entre des
corps rigides (systèmes de coordonnées), des horloges et des
processus électromagnétiques... »
On peut dire,
donc, que les embryons de la théorie qui nous intéresse sont
cinématiques et électrodynamiques. Le document de juin, Réflexions sur l’Electrodynamique, L’éther, la
géométrie et la Relativité les expose bien mais sans
en indiquer explicitement les sources. (Il y’a effectivement une absence
bibliographique presque totale dans ce texte)
Pour compléter notre
méditation sommaire sur la genèse interne du concept einsteinien
de masse, il convient d’en dégager l’état embryonnaire
en résumant ces éléments comme l’auteur les
présente.
C) L’état embryonnaire
1) Les
embryons cinématiques. À ce niveau, nous rencontrons dans le
texte les éléments suivants :
- La preuve de la
relativité du temps par l’intermédiaire d’une
réflexion critique vérifiée expérimentalement de la
simultanéité tel qu’elle est conçue
ordinairement
- Une conception de la relativité des longueurs fondée, comme
dans le premier cas, sur des expériences précises.
Désormais, il n’y a plus d’absolus spatiaux temporels; temps
et espace sont unis.
- Cette nouvelle situation exige l’usage d’équations de
transformation qui permettent de passer de t à t’ et de la
première longueur à la seconde etc... C’est ce que fait
l’auteur sans indiquer(ici) l’auteur à qui il les a
empruntées.
- De même une conception de l’addition des vitesses est à
établir. C’est ce que notre savant n’a pas manqué de
montrer en insistant sur la fonction que joue, sur ce plan précis, la
vitesse de la lumière, soit à peu près 300.000
km/seconde.
- En fait, on assiste à la naissance d’une mécanique qui
repose selon l’auteur sur deux principes étroitement liés
qui sont :
a) celui de la relativité,
b)
celui de la constance de la vitesse de la lumière ; l’auteur
les définit ainsi :
1°) « étant
donné deux systèmes de coordonnées en translation uniforme
l’un par rapport à l’autre,les lois aux quelles sont soumis
les changements d’état des systèmes physiques restent les
mêmes quel que soit le système de coordonnées auquel ces
changements sont rapportés.
2°) chaque rayon lumineux se meut
dans le système de coordonnées « au repos »
avec la vitesse déterminée qu’il soit
émis par
un corps au repos ou un corps en mouvement....
2-Les embryons
électrodynamiques : sur ce plan nous avons
essentiellement les idées qui suivent :
- les équations de MAXWELL-Hertz qu’Einstein indique comme
telles en précisant cette fois sa source. Il en est question aux
paragraphes 6 (Transformation des équations de Maxwell-Hertz pour
l’espace vide) et 9 (transformation des équations de Maxwell-Hertz
en tenant compte des courants de convection). Ces équations paraissent
avoir dans le texte la fonction d’une méthode
générale d’analyse.
- Une méthode particulière relative au traitement des ondes
lumineuse. Elle se trouve dans deux paragraphes qui se complètent,
à savoir le 7ème intitulé théorie du
principe de Doppler et de l’aberration, et le 8ème ayant pour
titre Transformation de l’énergie des rayons lumineux
- Une autre méthode particulière qui concerne le dynamique de
l’électron (lentement accéléré) et qui se
rencontre dans le paragraphe 10.
Il est clair, par
conséquent, que ce fond embryonnaire électromagnétique,
où on a dû appliquer la cinématique relativiste, est
essentiellement méthodologique,
Mais nous sommes déjà
au seuil de la genèse externe. Cet état embryonnaire indique
l’influence de deux sciences qui sont dans une certaine alliance, savoir
la mécanique et l’électromagnétisme
Il suffit de
l’expliciter en en montrant la dimension historique et bibliographique
pour être dans notre seconde préoccupation c’est ce que nous
allons faire avant d’arriver à la source ultime.
II.
La genèse externe : Mécanique,
électromagnétisme et thermodynamique
1) La
Mécanique
-Remarquons d’abord que l’auteur a voulu
rompre avec les absolus spatiaux- temporels de la mécanique newtonienne
devenus incompatibles avec l’apparition de nouveaux
phénomènes physiques (électromagnétiques et
optiques...) et qui dérangeaient les savants comme H.Mach et
H.Poincaré. C’est pour cette raison qu’Einstein va se
débarrasser de l’éther qui leur est intimement lié.
(Il y reviendra d’ailleurs d’une certaine manière au niveau
de la relativité générale en établissant le concept
de champ de gravitation). Il est à noter qu’ici l’auteur est
attiré par les grandes vitesses dont celle de la lumière
représente le maximum.
- Il est inévitable, par
conséquent, de passer de la transformation de Galilée relative aux
petites vitesses à celle de Lorentz en rapport avec les grandes vitesses.
Ces dernières équations sont, bien entendu, d’origine
électromagnétique, Einstein leur a donné une fonction
cinématique précise. Il a fait la même chose avec la vitesse
de la lumière ...
Là on doit citer Voigt qui a , en fait ,
formulé ces équations avant Lorentz, apparemment sans que celui-ci
le sache, et Poincaré qui a dû les analyser et qui leur a
donné la dénomination de «groupe de
Lorentz » . Mais Einstein s’est porté manifestement
au texte de 1904 de son ami Lorentz. C’est, en tout cas, ce qu’il
déclare à plusieurs reprises.
- Dans cette nouvelle situation
, la théorie de l’addition des vitesses conforme à
l’esprit galiléen devient invalide. Einstein note sur se plan
qu’elle ne concorde pas du tout avec la nouvelle donnée relative
à la vitesse de la lumière.
- Mais le principe même de
la relativité, portant sur les corps pondérables ayant des
vitesses normales, doit être généralisé pour pouvoir
contenir les nouveaux faits physiques et les nouvelles vitesses extraordinaires.
La relativité restreinte doit être fondée sur un principe de
relativité original qui contient celui de Galilée.
Si,
à chaque dynamique, doit correspondre une cinématique
précise et si la dynamique classique est en rapport avec une
cinématique basée sur les absolus spatiaux temporels et le
principe dit de Galilée, la nouvelle dynamique des atomes dont
l’acte de naissance a été déterminé se fonde
sur une science des mouvements dont-on vient de dégager l’essentiel
en suivant d’ailleurs les textes ultérieurs d’Einstein
où il a été explicite sur ses sources bibliographiques. La
nouveauté est qu’il s’agit ici de grandes vitesses que ne
peuvent avoir que les atomes. L’ancien régime classique demeure une
limite en l’absence de vitesses extraordinaires.(13)
Tels sont les
contours de la mécanique naissante que représente la
relativité restreinte et dont Einstein se voit obligé d’en
chercher le lien avec l’électrodynamique qui préoccupait
également les esprits savants de l’époque tant au niveau de
sa signification profonde que sous l’angle de
l’hétérogénéité qu’elle
manifestait avec la mécanique.(14). Qu’en est-il de cette
dernière science ?
2)
L’électromagnétisme
a) Les trois
éléments embryonnaires indiqués peuvent être
brièvement explicités d’un point de vue historique de la
façon suivante :
- Les équations de Maxwell-Hertz :
Il s’agit de quatre équations qui résument toute la
connaissance électromagnétique admise jusque là en y
ralliant l’optique qui était plutôt une science
indépendante.
Les deux premières équations portent sur
la structure précise du champ électromagnétique, les deux
dernières concernent le rapport de ce champ à ses sources,
c'est-à-dire aux charges fixes ou mobiles. Là, Maxwell a
manifestement profité successivement des travaux de Gauss
(troisième équation) et d’Ampère (quatrième
équation).
La vraie originalité de Maxwell est d’avoir
montré que le champ électrique et le champ magnétique
étaient, au fond, soumis à une équation analogue à
celle relative à la propagation d’une onde. Le rôle de Hertz,
à ce niveau, est d’avoir vérifié
expérimentalement les équations maxwelliennes. Il découvrit
l’émission et la détection des ondes
électromagnétiques. (14)
- Au centre du traitement de
l’onde lumineuse se trouve la théorie de l’effet Doppler qui
concerne le changement de fréquence d’un signal périodique
quelconque. Ce changement intéresse le passage de l’émission
à la réception au cas où la source est en état de
mouvement. Ce phénomène, qui a été
vérifié pour la première fois en 1845 par Buys Ballot,
concerne, en fait, aussi les ondes acoustiques et a été
appliqué en astronomie pour déceler la vitesse
d’éloignement des étoiles par rapport à la terre.
(15)
La théorie de la dynamique de l’électron est
née, en fait, chez trois auteurs qui sont, en respectant l’ordre
chronologique, Hasenhörl, Lorentz et Poincaré. Le premier a,
manifestement, donné une interprétation limitée
physiquement, le savant français partant de Lorentz, a établi une
théorie tout à fait au point du point de vue du formalisme
mathématique. C’est Lorentz qui paraît être le plus
important sur ce plan précis, surtout dans son écrit de 1904
où il a mis en place d’une façon définitive, ce
qu’on appelle la transformation de Lorentz que représentent les
quatre équations à quoi Einstein a donné une fonction
cinématique comme on a vue. (16)
b) L’influence
méthodologique sur Einstein de ces trois éléments
électromagnétiques peut être caractérisée
brièvement comme suit :
- les équations de Maxwell-Hertz se rencontrent au niveau du
processus général du texte de septembre1905. L’auteur
l’a reconnu et le reconnaîtra dans les textes qui seront
utilisés. - Le traitement de l’énergie des rayons lumineux, qui
s’intègre facilement, au fond, dans les dernières
équations, a été utilisé dans le premier mouvement
du texte relatif, a-t-on dit, à la quantification de
l’énergie de radiation.
- La théorie de l’électron, qui ne rompt pas non plus
avec la méthode générale, été employée
plutôt au niveau du second mouvement du même texte .Einstein qui
nie, dans le mémoire de 1906 avoir été influencé par
Poincaré dont il aurait ignoré la production, est parti, croyons
nous, du texte définitif que son ami a écrit en 1904. Tout le
laisse croire : le lien très étroit entre nos deux auteurs,
la similitude des textes etc...
Cette fonction méthodologique de
l’électromagnétisme chez Einstein a attiré
l’attention de plusieurs commentateurs. Il est intéressant
d’évoquer, sur ce plan, Perrin qui voit que l’auteur serait
tombé dans une incohérence, car pour traiter un sujet si
général qui porte sur la masse de tous les corps , il fait usage
d’une méthode particulière qu’il dérive de
l’électromagnétisme ; pour ce physicien français
l’auteur de la nouvelle conception de la masse aurait dû
plutôt utiliser une méthode qui ait le même degré
généralité que l’objet de l’étude
(17).
En fait, Perrin se trouve sur la ligne de son compatriote Langevin qui a
critiqué Einstein pour les mêmes raisons et qui est allé
jusqu'à proposer une méthode plus générale, dont le
point de départ serait l’un des principes fondamentaux de la
physique qui sont :le principe d’équivalence, celui de la
relativité et les lois de la cinématique(18)
Il ressort de
nos analyses que l’équation E=mc2 vient d’une
alliance entre la mécanique et l’électromagnétique.
C’est ce qu’Einstein reconnaît explicitement dans tous les
textes cités à commencer par l’acte de naissance
jusqu’au livre synthétique de 1955. La même idée est
d’ailleurs contenue dans un petit texte de 1946 où il
présente « une démonstration élémentaire
de l’équivalence de la masse et de
l’énergie ». Les éléments qu’il
indique ne sortent pas en effet de cette combinaison. Plus exactement il
s’agit pour lui d’une relation certaine entre le principe de
relativité qui est en fin de compte une généralisation de
celui de Galilée et les équations de Maxwell qui contiennent en
fait l’autre pilier de la relativité restreinte, à savoir le
principe de la constance de la vitesse de la lumière.
Il est clair
que l’auteur réduit les deux termes du rapport au strict minimum,
à l’essentiel. Cet esprit de réduction qu’on rencontre
aussi chez Descartes, D’Alembert et Comte ne lui est pas du tout
étranger(20).
En résolvant ainsi un problème important
à l’époque, qui consiste à résorber la non
concordance entre la mécanique et l’électrodynamique, il a
modifié la première qui doit désormais obéir au
nouveau principe de relativité, mais aussi la seconde qui se voit
dépourvue de ses dissymétries qui ne sont pas selon lui
« inhérentes aux phénomènes »,il
l’a fait en réalité en suivant le principe de covariance qui
dit que les lois physiques doivent avoir la même forme, respecter les
mêmes équations(21).
Partant d’une combinaison
précise entre la mécanique et l’électrodynamique
où la première paraît l’objet à parfaire et la
seconde la méthode à utiliser, Einstein a, au fond, produit une
nouvelle théorie de l’énergie qui porte essentiellement sur
le monde des atomes Mais il y’a au 19e siècle une
science de l’énergie par excellence à laquelle tous les
savants de l’époque ont appartenu d’une façon ou
d’une autre y comprisd’ailleurs Einstein lui-même et qui est
liée à la grande révolution industrielle. Il s’agit
de la thermodynamique.
3) La thermodynamique
Cette science est,
en droit, susceptible d’influencer la constitution du nouveau concept
d’énergie.
- D’abord justement parce que son unique
préoccupation c’est l’énergie qu’elle traite en
utilisant ce qu’on appelle traditionnellement : premier principe et
deuxième principe de la thermodynamique Il est question respectivement
de :
- Un principe qui a été, en fait, découvert bien avant
l’autre et dont la fonction est de traduire la conservation de
l’énergie dans un système donné. Dans sa formulation
actuelle, ce principe exprime l’énergie totale d’un
système fermé c'est-à-dire celui qui n’échange
pas de matière avec le milieu extérieur.
- Un autre dont l’origine remonte à Sadi Carnot en 1824 dans Réflexion sur la puissance motrice du feu et sur les machines
propres à développer cette puissance. En gros il traite
l’évolution d’un système lorsque sa fermeture est
nécessairement rompue Il est intimement lié au concept de temps,
à celui d’irréversibilité (et d’entropie qui en
mesure le degré).
- - D’autre part, cette science a évolué avec Boltzman
notamment vers la physique moléculaire et vers l’atomisme qui est,
comme nous l’avons noté, très important dans la
théorie einsteinienne, D’ailleurs la thermodynamique, sur ce plan
précis, constitue une source importance de l’atomisme comme
l’a souligné Perrin avec insistance (22).
-
En résumé, la thermodynamique, traitant de l’énergie
en rapport avec la masse en général et celle qui a trait aux
atomes en particulier, peut très bien avoir influencé Einstein au
niveau où nous sommes, lui qui en est parti explicitement (Planck aussi)
pour établir sa théorie des quanta en 1905(22 bis).
b) Bien plus, nous croyons avoir rencontré un document où
l’auteur reconnaît cette influence. Il s’agit d’un texte
de 1946 qui a pour titre : E=mc2 (23)
- Il entend dès le début comprendre la loi de
l’équivalence de la masse et de l’énergie.
« Pour comprendre la loi de l’équivalence de la masse et
de l’énergie, nous devons rappeler les deux principes de
conservation ou de bilan qui ont occupé chacun à part un rang
élevé dans la physique pré-relativiste. Les deux principes
étaient le principe de la conservation de l’énergie et celui
de la conservation de la masse ».
- Il analyse d’abord le
principe de l’énergie en en traçant l’histoire depuis
Leibniz jusqu'à l’état où il était à
son époque et conclut : « De cette façon, les
principes de la conservation de l’énergie mécanique et de
l’énergie thermique furent fondus en un seul
principe »
-Il passe ensuite à l’examen du principe
de la conservation de la masse qui renferme la masse inerte (la
résistance à l’accélération) et la masse
pesante que définit le poids d’ un corps.
-La conclusion est
la suivante : « Les physiciens ont accepté ce principe
jusqu’à il y a quelques décades, mais il se montra
inadéquat en présence de la théorie de la relativité
restreinte. C’est pourquoi il fut fondu dans le principe de
l’énergie exactement comme, il y a soixante ans, le principe de la
conservation de l’énergie mécanique a été
combiné avec celui de la conservation de la chaleur. On peut dire que le
principe de la conservation de l’énergie, après avoir
absorbé celui de la conservation de la chaleur, a fini par absorber celui
de la conservation de la masse et occupe seul le terrain. »
D’un point de vue mécanique qui est le projet initial
d’ Einstein, la nouvelle théorie est sur la ligne du concept
classique de Leibniz, mais profondément modifié par l’auteur
en effaçant la séparation de l’énergie et de la
masse. Cependant, la thermodynamique demeure très importante, à ce
niveau, car désormais son concept d’énergie est contenu
dans celui que définit la mécanique.
En définitive
1) L’équation, E =
mc2 qui exprime la nouvelle conception einsteinienne de la masse ou
de l’énergie (les deux concepts sont équivalents) est
née à partir d’embryons mécaniques et
électrodynamiques dans un texte de Septembre 1905, intitulé L’inertie d’un corps dépend-elle de sa capacité
d’énergie ? où elle n’était pas
suffisamment mûre et explicite. Le processus de mûrissement, qui
s’est fait vraisemblablement sous l’impulsion des travaux
einsteiniens sur les quanta, a commencé l’année suivante et
s’est poursuivi jusqu’à la veille de la mort de
l’auteur .
2) Il est évident, par conséquent, que
cette équation vient, du point de vue externe, de deux sciences dont
l’hétérogénéité posait un
problème à l’époque, qui sont la mécanique et
l’électromagnétisme. Einstein, en a fait une synthèse
précise qu’il reconnaît explicitement et qui était
tant désirée en elle même. Mais l’influence de la
thermodynamique est certaine également. Notre savant, qui a beaucoup
aimé cette science et qui l’a pratiquée, en est parti pour
réformer le concept de l’énergie à la lumière
des nouvelles données physiques.
Le problème de
l’auteur est d’abord mécanique, il l’a résolu en
faisant usage de deux sciences du 19e siècle qui sont
l’électromagnétisme et la thermodynamique. C’est
là une preuve du rôle qu’a joué le 19e siècle dans la constitution de la science du 20e siècle.
Notes
1-In Réflexion sur
L’électromagnétisme, l’éther la
géométrie et la relativité (juin1905), Traduction de M.
Solovine et de Mme Tonnelet, Gauthier Villars, 1972.
2-Annales de
physique, 201906,p627,633.
3-Jabrbuch der Radioaktivität,
1907 ; cf aussi H. A. Lorentz, 1853-1928 de Jean Jacques Samueli et Jean
Claude Boudenot, Ellipses, 2005.
4-Cf l’édition de Gauthier
Villars, 1925.
5-Cf l’édition de Flammarion de 1948
7-Cf le petit article de 1946, intitule E=mc2, in Conceptions Scientifiques, Trad de M.
Solovine, Flammarion, 1990.
8-Ibid, par exemple.
9-Le premier
intéresse la production et l’absorption de la lumière ;
le second concerne la théorie du rayonnement chez Planck ; cf Œuvres choisies d’Einstein, Tome 1, Direction de F.Balibar,
Seuil, 1989.
10- Cf, par exemple, Anatomie des atomes de J. Hladik,
Ellipses 1999 (l’introduction).
11- I bid.
12-Pour cela cf. le
livre sur Lorentz déjà cité, p153- p156.
13- Cf. par
exemple le livre de synthèse la relativité, ibid.
14- À propos de
l’hétérogénéité de ces deux sciences,
qui préoccupait les savants de l’époque , cf, par
exemple, le livre de Jean-Marie Vigoureux, Ellipses 2005, chapitre 3. En ce qui
concerne l’équation Maxwell-Hertz, cf, par exemple, le livre sur
Lorentz, ibid, p69, p73.
15-cf, Des physiciens de A à Z de
André Rousset et Jules Six, Ellipses, 2000,
p106.
16-Electromagnetic phenomena in a system moving with velocity
smaller than light, Amsterdam, 1904. On peut en trouver un exposé
clair dans le livre sur Lorentz cité, p169 et p172. Du reste, on peut
rencontrer dans le même ouvrage des renseignements précis et
convaincants sur les deux autres auteurs et sur l’évolution de la
théorie en question chez Lorentz
Notons, d’autre part, que ce
concept électrodynamique de la dynamique de l’électron
constitue un modèle qu’Einstein a dû
généraliser à tous les types des corps. Il parle de cette
possibilité, à la suite de Lorentz, dans le texte qui nous occupe,
au paragraphe 10 indiqué de son œuvre fondamentale.
17- L’inertie de l’énergie, in Série
d’exposés et de discussions diriges par Langevin, Hermann,
1932.
18-Ibid.
19- Cf Conceptions scientifiques,
ibid.
20- Cf à propos de cet esprit de réduction voir
A. Bachta, « La philosophie des quanta », Revue philosophique, Tunis, 2003, n°32/33.
21-Cf le livre de
Jean Marie Vigoureux, cité, P 102.
22- Les atomes,
Flammarion, Paris, 1991 ; cf aussi B Tyburce, Des Esprits aux
atomes, Ellipses, 2004, chapitre 10.
22 bis -Pour ce qui est de
thermodynamique, cf par exemple :
a) Une petite histoire de la
physique d’Isabelle Desit-Ricard, Ellipses, 2001, pages 45 et 62.
b) Les paris de la thermodynamique de Chérif Zananiri,
Ellipses, 2002, première partie.
23- Déjà
cité.